À l’occasion de la ressortie en salles des cinq films formant la saga Antoine Doinel et de la sortie d’un coffret chez Carlotta Films, décryptage de l’impossibilité d’un amour heureux chez le héros mythique de Truffaut.
Quand est-ce qu’Antoine Doinel devient Antoine Doinel ? Une première hypothèse prétendrait que c’est lorsque dans la scène finale des Quatre cents coups, le jeune homme prend la fuite d’un centre de délinquance et au prix d’une longue course effrénée, découvre pour la première fois la mer. Il nous regarde et le temps se fige. Si cet arrêt sur images inoubliable, véritable profession de foi de son personnage, cristallise la soif inextinguible pour la liberté et toute la vitalité sauvage et insaisissable de son héros, il semble qu’un événement antérieur plus fondamental avait déjà scellé le destin du jeune Antoine.
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Tout le monde se souvient dans Les Quatre cents coups de la découverte que fait Doinel d’Honoré de Balzac et de l’admiration qu’il va nourrir pour lui (il vouera un culte à l’écrivain jusqu’à édifier un autel dans sa chambre). L’image est aussi amusante que stupéfiante : la clope au bec, dans une attitude qui n’a conservé étrangement aucun trait de l’enfance, Antoine dévore La Recherche de l’absolu. Bouleversé par un passage du roman, qu’il apprend automatiquement par cœur, il en recopiera par mégarde précisément chaque mot dans une rédaction de français.
Si Balzac devient pour le jeune Antoine un modèle indépassable de la littérature, un héros auquel il rêve de synchroniser son destin, il tisse surtout un lien secret avec le protagoniste du livre. Dans son roman, Balzac fait le récit de Balthazar Claës, un savant parti à la recherche obsessionnelle de l’absolu et condamné à échouer jusqu’à ce que la mort le cueille à la fin de l’ouvrage. Sans même que le jeune Antoine ne le sache encore, il vient de sceller un pacte avec le personnage balzacien : “Eurêka”, il se mettra, à son tour, en quête d’un absolu.
“Toute ma vie, c’est courir après des choses qui se sauvent”
Cette quête (à moins que ce ne soit une malédiction) ne sera ni scientifique ni littéraire (même si dans Domicile conjugal, le quatrième opus de la saga, Doinel devient écrivain en initiant la rédaction d’un roman autobiographique intitulé Les Salades de l’amour), mais bien sentimentale. Antoine Doinel est cet amoureux qui ne pourra jamais être satisfait. Il aimera moins les femmes que l’idée absolue qu’elles portent en elles. C’est pourquoi toutes les histoires sentimentales qui parcourent son existence, [l’amour non partagé de Colette (Marie-France Pisier) dans Antoine et Colette, la passion dévorante pour Fabienne Tabard (Delphine Seyrig) dans Baisers volés, la stabilité du mariage avec Christine (Claude Jade) ou l’adultère avec une Japonaise dans Domicile Conjugal] sont toutes vouées à l’échec. Et même lorsqu’un baiser passionné entre lui et Sabine (Dorothée) à la fin de l’ultime volet L’Amour en fuite célèbre leur couple et fait naître l’espoir d’un amour parfait, le refrain de la chanson éponyme de Souchon écrite pour le film prophétise déjà ironiquement leur amour qui se fane (“Nous, nous, on a pas tenu le coup / On s’quitte et y a rien qu’on explique”).
Cette recherche inexorablement perdue d’avance est parfaitement symbolisée dans une scène de Domicile Conjugal, lorsqu’avec l’obstination double du savant et du romantique, Doinel tente de synthétiser un rouge absolu avec lequel il pourra teindre une rose. Après avoir déposé le colorant sur les fleurs, les pétales noircissent et se désagrègent une à une. Devant nos yeux, la fleur se meurt, en même temps que l’idée d’un l’amour absolu.
Le cinéaste ne pouvait trouver ici symbole plus éclatant de la quête amoureuse impossible de son héros. Déjà avant, dans Baisers volés, Doinel avait reçu le riche apprentissage de Fabienne Tabard dont il oubliera trop vite l’enseignement. Après lui avoir rédigé une lettre d’adieu exaltée qui compare leur amour contrarié à celui raconté dans Le Lys dans la vallée de Balzac (toujours), Fabienne Tabard se rend chez lui et le rectifie : “Ce n’est pas une belle histoire d’amour, c’est une histoire lamentable parce que finalement elle est morte de n’avoir pas pu partager cet amour avec lui”.
Sous ses airs guillerets et chantonnants, en apparence à l’opposé des figures tragiques qui peuplent l’œuvre truffaldienne (Adèle H, Mathilde et Bernard dans La Femme d’à Côté), la saga Doinel fixe l’image triste d’un homme qui n’aime jamais autant l’amour que lorsque celui-ci est rendu impossible. C’est cette phrase chantée par Souchon lorsque pour une dernière fois le visage de Doinel apparaît : “Toute ma vie, c’est courir après des choses qui se sauvent.” C’est l’histoire d’un homme inapte à aimer l’amour heureux.
Les Aventures d’Antoine Doinel, au cinéma le 8 décembre en version restaurée 4K, accompagnées par la sortie d’un coffret blu-ray (Carlotta Films)
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