Hong-Kong est une usine à rêves, un Hollywood asiatique : des comédies, des polars, des kung-fus, des stars, des succès énormes. Dans cette industrie frénétique au regard vissé sur le box-office, Wong Kar-wai, 30 ans, est un poète franc-tireur qui refuse de courber l’échine sous le poids du système. Un cinéaste sans frontières.
Chinatown bariolé aux portes de l’Empire rouge, Hong-Kong, sous tutelle britannique jusqu’en juillet 1997, a imposé auprès de toute la diaspora chinoise l’image d’un véritable eldorado asiatique : un paradis très artificiel du capitalisme sauvage où il est selon la légende possible de faire fortune en quelques mois. Dans cette mégalopole étouffante où les rêves consuméristes sont devenus une religion, où tout est provisoire, on ne se s’étonnera pas que l’art ait toujours été considéré comme une distraction inutile. L’opposé d’une ville comme Taipei, grande dépositaire de la tradition littéraire et picturale, surtout après 49 et l’avènement du communisme en Chine.
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Malgré cette situation particulière, Hong-Kong a rapidement développé une culture « parallèle », populaire et foisonnante, dont le cinéma est, avec la cuisine et la pop-music, l’emblème principal. L’explication du phénomène est aisée : dans une ville où la densité de population est l’une des plus fortes du monde, le cinéma est l’endroit permettant un tant soit peu de s’isoler, offrant un havre de paix temporaire aux jeunes gens comme aux « businessmen » stressés. Répondant à la demande toujours plus importante du public, l’industrie filmique de Hong-Kong n’aura mis finalement qu’une quinzaine d’années (de 50 à 65) pour devenir le Hollywood de l’Extrême-Orient.
Comme toujours dans la colonie britannique, ce sont les chiffres qui parlent le mieux d’un secteur économique particulièrement lucratif : les 182 salles de la ville enregistrent ainsi au total 30 millions d’entrées par an (pour 6 millions d’habitants), engrangeant en moyenne des revenus atteignant le milliard de francs. On y tourne chaque année près de 130 films (ce qui fait de la ville le troisième producteur du monde, après l’Inde et les Etats-Unis). Le cinéma populaire local répondant très largement aux souhaits de ses spectateurs, les films américains occupent à peine un tiers du box-office de Hong-Kong.
Si ces chiffres donnent le vertige, on doit admettre que cette cinématographie s’exporte mal, le public occidental n’en ayant donc qu’une idée tout à fait réduite. Bruce Lee et Jacky Chan sont probablement les deux seules stars locales réellement célèbres à l’étranger, les polars de John Woo ayant, eux, du mal à dépasser le statut d’oeuvres cultes. Pour le monde entier, Hong-Kong est grosso modo synonyme de kung-fu comme si on réduisait le cinéma américain au seul western. Malgré tout, il est important de rappeler que cette cinématographie fonctionne sur une hégémonie totale du film de genre. En effet, les producteurs lâchent à intervalle régulier une nouvelle mode sur les écrans : comédie, kung-fu en costumes et porno soft dominèrent ainsi successivement le box-office des dernières années jusqu’à ce que le public, écoeuré, plébiscite un nouveau courant.
Si ce système extrêmement contraignant n’a jamais empêché l’éclosion d’auteurs importants qui surent, tout en les respectant, transcender les codes narratifs en vigueur (Liu Chia Liang et Chang Cheh pour le kung-fu, Michael Hui pour la comédie), il reste cependant très ardu d’installer un cinéma « différent », remettant un peu en cause ces principes commerciaux immuables. Ainsi, John Woo mit près de treize ans à faire accepter l’idée d’un polar d’inspiration melvillienne dans une industrie alors tout entière dévouée aux films de chevalerie en costumes. Et malgré l’apparition d’une génération brillante à la fin des années 70, force est de constater qu’à Hong-Kong, hors du cinéma commercial, point de salut.
C’est dans ce système ultra-cloisonné qu’apparaît Wong Kar-wai à la fin des années 80. Le jeune homme, né à Shanghai, a tout juste 30 ans et maîtrise déjà totalement les arcanes de la mentalité cantonaise : entre rejet systématique des intellectuels et humour acide axé principalement sur le fric et les blagues graveleuses. Comme tous les jeunes auteurs de la colonie, il doit donc prouver avant toute chose qu’il est un « money-maker » fiable. Difficile quand on cherche à imposer l’idée d’un cinéma se réclamant tout à la fois de Godard, de Pasolini et de Carax.
Après avoir joué profil bas jusqu’en 88, signant entres autres joyeusetés les scénarios de quelques polars ultra-conventionnels, il tourne son premier long métrage, As tears go by : un film noir ébouriffant qui détourne l’aspect glamour des polars alors en vogue pour devenir une sorte de cauchemar fustigeant le gangstérisme, décrivant la dérive de deux petits malfrats incapables d’aimer ; le tout baignant dans une atmosphère très nettement influencée par Mean streets de Scorsese pour un résultat qui jette à la face du public une image singulièrement glauque de Hong-Kong.
Considéré malgré les partis pris dérangeants du film comme le nouvel espoir du box-office (As tears go by a très convenablement fonctionné, grâce à la présence d’une pop-star renommée, Andy Lau, dans le rôle principal), il hérite d’un budget énorme et tourne Days of being wild en 89 : un film improbable où les années 60 de Hong-Kong deviennent une sorte de fantasme moite, porté par les six plus grandes stars du moment dans des contre-emplois saisissants (dont un Leslie « Adieu ma concubine » Cheung exceptionnel). Extrêmement novatrice, formellement éblouissante, l’oeuvre décrit les aventures d’un séducteur névrosé, brisant les coeurs avec indifférence et ne vivant que dans l’obsession de retrouver sa mère, aristocrate terrée aux Philippines. Un sujet qui prend courageusement à contre-pied tout le cinéma commercial de la colonie, surtout par son rythme « à l’européenne » impensable pour un public habitué à une surenchère hystérique permanente. Le film sera un échec commercial terrible, instantanément écrasé par une comédie inepte, God of gamblers 2, dont le morceau de bravoure consiste à montrer l’acteur principal, Chiau Sing-chi (sorte de Christian Clavier cantonais), aspirer des nouilles par le nez.
Alors que toute la profession considère le cinéaste comme un jeune turc prétentieux, mais surtout comme un « tueur de producteurs », entre Cimino et Carax, Wong ne baissera jamais les bras, participant, sans que son nom apparaisse au générique, à l’écriture de comédies très sensibles et hautement cinéphiliques, comme 92, The Legendary la rose noire, revisitant les mythes oubliés du cinéma cantonais des sixties, une option excitante dans une ville où la mémoire n’existe tout simplement pas.
S’installant ainsi comme un auteur culte (Days of being wild est devenu entre-temps l’oeuvre favorite de la jeunesse « hip »), Wong trouve enfin la reconnaissance du public l’année dernière avec Chungking express.
C’est à l’occasion de la sortie parisienne de ce dernier film que nous rencontrons l’homme que toute une industrie aime à détester. Allure à la coule, masque impassible planqué derrière des lunettes noires nous sommes pourtant dans un salon d’hôtel, en plein hiver, loin du moindre rayon de soleil , Wong Kar-wai ressemble à un homme de main des Triades, un personnage melvillien venu d’Orient, une graine croisée de Dylan et Godard poussée dans les rizières. Tirant clope sur clope, sirotant son café crème, la tête dans le sac, le jeune cinéaste essaye de récupérer les neuf heures de décalage entre Hong-Kong et Paris. Wong Kar-wai vient de loin. Et même d’encore plus loin.
Né à Shanghai, il émigre à Hong-Kong avec sa mère en 63, chassé par la Révolution culturelle. Son frère et sa soeur restent coincés chez Mao première fracture. En attendant, le petit Shanghaïen se retrouve complètement isolé dans une métropole majoritairement cantonaise et sous influence anglaise. Seconde fracture, induisant une autre révolution culturelle, moins douloureuse et plus intime. « J’avais très peu d’amis à Hong-Kong. Mon frère et ma soeur étaient plus âgés que moi, plus mûrs, et grands lecteurs de littérature européenne (Maupassant, Balzac, Tolstoï). Grâce à leurs lettres, ils m’ont, en quelque sorte, « forcé » à la lecture de ces auteurs. » Dans cette ville internationale, Wong fait aussi un apprentissage du cinéma tous azimuts. Il voit des films taïwanais, découvre la production hollywoodienne, les aventures d’Errol Flynn, les westerns avec Robert Taylor et John Wayne, les maîtres japonais comme Kurosawa ou encore les oeuvres immortelles d’un acteur dont sa mère raffole, Alain Delon. Ozu procure à Wong Kar-wai son premier choc de cinéma, puis c’est la découverte de Godard et de la Nouvelle Vague à l’université. Période où le réalisateur en devenir émigre dans une sorte de troisième patrie, l’Internationale du cinéma. « Comme Taiwan, les Philippines ou le Japon, Hong-Kong a connu l’influence américaine par l’intermédiaire des soldats qui y passaient leurs permissions. L’échange était vif, rapide et l’incorporation de leur culture s’est faite naturellement. Certains pays d’Europe ont aussi subi cette même influence américaine après la Seconde Guerre mondiale. Du coup, lorsque nous regardions le cinéma de Fassbinder ou certains types de cinéma italien, un rapprochement s’opérait. »
Wong Kar-wai abandonne ses études en cours et devient pendant cinq ans scénariste dans le système des studios de Hong-Kong : une mini-usine à rêves qui fabrique ses produits à la chaîne dans une atmosphère frénétique. Une expérience à la limite de l’esclavagisme que ne regrette pas Wong Kar-wai : comme pour un tueur à gages qui affûte son arme et ses gestes, elle lui permet de peaufiner sa technique et sa rapidité d’exécution, de nouer des contacts avec les jeunes réalisateurs en vue. De fait, dans Chungking express, l’énergie du filmage, l’invention des éclairages et des cadrages, le flux qui circule entre réalisateur et comédiens, la volonté d’inventer une forme qui produit du sens semblent infiniment plus importants que le scénario de base : l’archétype du film qui existe vraiment au tournage et au montage plutôt que sur la feuille de papier.
Par son énergie, sa liberté, son statut de marginal dans le système de Hong-Kong, son insolence vis-à-vis de l’argent et des producteurs (le budget de son second film, Les Cendres du temps, a crevé tous les plafonds), Wong Kar-wai se pose en cousin lointain de la Nouvelle Vague : un héritier bien de son temps, intégrant sans état d’âme les données technologiques qui font les images d’aujourd’hui. « Le cinéma et la vidéo ne peuvent être concurrents, la vidéo est plutôt une extension du cinéma. Nous vivons toujours selon un concept datant des années 60-70 pour lequel le cinéma c’est regarder un film dans une salle. Alors que selon moi, le cinéma peut être tout autre chose : lorsque je regarde par la fenêtre déambuler des gens, le contour de la fenêtre peut figurer un écran et les passants, les personnages du film. » Un discours revigorant parce qu’il balaye la morosité qui accable plus ou moins le point de vue européen ou français. Non seulement le cinéma ne sera pas embouti sur les autoroutes de l’information, mais il ferait même mieux de s’engager tout de suite dans la bretelle d’accès. Wong Kar-wai y croit. Et après avoir grillé une dernière Marlboro, le Shanghaïen du monde s’en retourne tranquillement jongler avec les images, les films en cours de production et les fuseaux horaires.
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