En cinq films, dont le nouveau « A bord du Darjeeling Limited », Wes Anderson a inventé un univers fascinant, tout de raffinement subtil et de désabusement décalé. Car tout est dans le Wes ton : bien conçu par un réalisateur exigeant, bien porté par une troupe de comédiens fidèles.
Scorsese a dit de lui dans le magazine Esquire qu’il était le prochain Scorsese, “the next Martin Scorsese”, rien que ça… Et il paraît que quand on demande à Coppola qui remporte son enthousiasme dans la nouvelle génération de cinéastes américains, il le nomme sans hésiter. Ces adoubements prestigieux et limite paralysants ne semblent pourtant entamer en rien la ligne de ce Texan de 38 ans qui répond au nom de Wes Anderson. Depuis Bottle Rocket en 1996, ses films ne ressemblent à ceux de personne. Il est le seul qui confectionne en toute quiétude à Hollywood ces petits objets colorés, traversés de névroses familiales, peuplés d’enfants perdus et de parents en perdition, et où se posent fréquemment les chansons de Nico, de Bowie ou de Nick Cave avec un naturel tel qu’on les jurerait composées pour l’occasion. D’ordinaire, quand on s’apprête à rencontrer un cinéaste américain, on s’attend à le trouver en jean-baskets (quand ce n’est pas en short-tatanes), le tout surmonté d’un T-shirt à message et d’une casquette de base-ball. Pas de ça avec Wes Anderson, qui vous accueille en costume de velours mille-raies gris souris, délicatement rehaussé d’un pull en cachemire bleu ciel. Ses longues mains de femme, découvertes par une manche de veste savamment raccourcie, s’agitent quand il parle. Très grand, il pousse en effet le chic jusqu’à se faire tailler ses costumes anglais une demi-taille trop petite, sachant comme personne combien l’étriqué est un must d’élégance. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Anjelica Huston raconte que c’est sur le tournage de La Vie aquatique que le gracile Wes Anderson a commencé à faire plus attention à son apparence et “est soudain devenu mignon”. Si le geek n’est devenu chic que tardivement, il a toujours fait preuve de délicatesse dans le détail vestimentaire en habillant ses personnages comme des poupées. “Les costumes sont hyperimportants, explique-t-il. Si je sors d’un film que j’ai aimé et dont j’ai aimé le héros, je vais avoir envie de m’habiller comme lui. Quand je commence à réfléchir à la façon dont mes personnages seront habillés, j’essaie de leur trouver quelque chose, un détail, qui les plante. Quelque chose d’iconique.”
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C’est ainsi que sont gravés dans notre mémoire des accessoires devenus “métonymies” du monde et des personnages de Wes Anderson : le manteau en fourrure caramel dans lequel Gwyneth Paltrow emmitouflait sa neurasthénie onctueuse et tabagique dans La Famille Tenenbaum ; le bandeau de tennis vintage dont Luke Wilson se coiffait avant de se raser les cheveux et de se tailler les veines dans le même film ; le survêtement en nylon bleu layette et le bonnet rouge portés par Bill Murray et son équipage dans La Vie aquatique. “Le look du film entier doit être cohérent, créer une nouvelle réalité, poursuit Anderson. Les costumes tiennent une grande part dans ce processus. Je prends des choses qui viennent de notre réalité mais j’essaie de les associer d’une façon neuve, composite. J’aime les films où vous vous dites que vous n’avez pas vu ça avant.” C’est en partie la somme de détails microscopiques (vêtements, décoration, couleurs mais aussi répliques, gestes, regards) agglutinés dans le cadre qui font la singularité des cinq films de Wes Anderson, un monde en soi suspendu par de brefs ralentis ou balayé de temps en temps par des panoramiques nerveux qui sont là pour montrer que tout est dans le champ, qu’il n’y a pas de hors-champ à cet univers cocasse et tiré au cordeau. Un style dont on a beaucoup dit qu’il était celui d’un illuminé, mais dont il serait plus juste de dire qu’il est “enluminé”, chaque plan étant conçu comme une gravure minutieusement animée. A propos de son nouveau film, A bord du Darjeeling Limited, Wes Anderson explique son envie initiale de faire un film sur des frères : “J’ai deux frères, c’est une dynamique relationnelle qui m’intéresse. Et puis Jason Schwartzman, Roman Coppola (tous deux coscénaristes du film, et aussi acteur pour le premier – ndlr) et moi-même avons beaucoup voyagé ensemble, je voulais que notre amitié ressorte aussi dans le film.” Pour commencer le script, le cinéaste est donc venu les rejoindre quelques mois à Paris, où ils travaillaient tous les deux. Wes Anderson ne le fait sans doute pas exprès, mais tout ce qu’il raconte est teinté d’une sorte de branchitude désinvolte : venir écrire à Paris avec Jason et Roman pendant qu’ils bossaient sur Marie-Antoinette, Scorsese lui faisant découvrir Le Fleuve de Jean Renoir et attisant son envie de filmer l’Inde… Un portrait que lui consacrait récemment le New York Magazine racontait même qu’il avait réussi à se faire louer par Fox Searchlight une suite au Inn At Irving Place, un palace discret de New York, pour le montage d’A bord du Darjeeling Limited. Alors qu’il possède un loft spacieux dans l’East Village… Un mode de vie à la Francis Scott Fitzgerald, en somme, le héros de son adolescence, dont il partageait la passion avec son copain Owen Wilson lorsqu’ils s’entraidaient pour écrire des nouvelles pour le cours d’anglais de la fac d’Austin, Texas. Amis depuis vingt ans, le roux éthéré et le blond cabossé ont tout appris ensemble : “On voyait des films et on lisait des livres, et puis on discutait de ce qu’on lisait et de ce qu’on voyait. J’étais en pleine découverte des nouvelles vagues européennes et je lui montrais du Godard, du Truffaut, du Bergman. Il était plutôt un pur produit de la culture américaine, mais Amarcord l’a profondément influencé. Avant de vouloir jouer, tout ce qui intéressait Owen, c’était écrire.”
Après que leur premier court métrage, Bottle Rocket, fut changé en long grâce à la baguette magique d’un parrain culte (James L. Brooks, producteur et scénariste de génie, ayant fait ses armes au Mary Tyler Moore Show et réalisateur de Pour le pire et pour le meilleur), ils ne se sont plus quittés, Owen Wilson coécrivant ou jouant (le plus souvent les deux) dans tous les films de Wes Anderson. Jusqu’à son apparition, troublante de synchronisme avec le réel, en suicidaire miraculé et gueule cassée magnifique dans A bord du Darjeeling Limited, où il essaie fébrilement de recoller les morceaux de sa famille pour rafistoler ceux de son visage. Après le bateau en coupe que Bill Murray et Owen Wilson parcouraient en large et surtout en long pour essayer de s’inventer une relation père-fils dans La Vie aquatique, les trois personnages d’A bord du Darjeeling Limited reconstruisent leur fratrie en ruine dans un train qui traverse le Rajasthan. Truffaut disait que les films sont comme des trains qui avancent dans la nuit, et le Darjeeling Limited apparaît comme un vecteur idéal pour véhiculer l’imaginaire saugrenu, mais maniaque, de Wes Anderson : du mouvement dehors, de l’agitation dedans, mais un cadre réduit qui oblige à une construction méticuleuse. Comme un travelling bigger than life. Et d’ailleurs, dans travelling il y a “travel” (voyager), non ? “J’ai toujours aimé les films qui se passent dans des trains, précise le cinéaste. La scène prend place dans une pièce, mais la pièce elle-même se déplace à travers un pays, ce qui fait que quand la scène se termine, elle est littéralement à un point différent de celui où elle a commencé. A mesure que l’histoire avance, le paysage avance aussi. Il y a là une sorte de mystère, qui me semble être une bonne métaphore du mystère du cinéma. Et puis, j’adore voyager en train dans la vraie vie.” Doux euphémisme pour dire que longtemps il a eu la phobie des avions, voyageant même, en digne adepte de Fitzgerald, d’Amérique en Europe par bateau. Pas plus tard qu’en septembre dernier, c’est en train qu’il repartit de Venise – où il venait de présenter son Darjeeling à la Mostra – pour Rome, flanqué d’une valise monogrammée contenant 10 000 euros en liquide. Une course mandatée par Bill Murray, qui avait chargé Anderson de “remettre l’argent à Luigi”… Ce synopsis très andersonien a – malheureusement – une explication à peu près rationnelle : le Luigi en question est le propriétaire de l’appartement occupé par Bill Murray pendant le tournage romain de La Vie aquatique, et le loyer était encore en partie dû. Le film a été tourné en 2004, mais il semble que Bill Murray, fidèle à son personnage de Droopy distrait, entretienne avec le temps un rapport élastique.
Pour les beaux yeux de chien triste de son acteur fétiche, Wes Anderson serait prêt à tout. Il l’avoue lui-même : il est fan. Bon, comme nous tous. Mais ce qui est plus singulier, c’est que ce n’est pas pour ses rôles iconiques des années 80-90 (dans le Saturday Night Live, Ghostbusters ou Un jour sans fin) que Wes a aimé Bill : “Je l’avais trouvé très bon dans un film qui s’appelle Mad Dog and Glory, de John McNaughton, un rôle pas particulièrement comique. Et aussi dans Le Fil du rasoir, pour le coup un rôle très sérieux. Ainsi que dans Ed Wood… Ce sont ces trois films qui m’ont donné envie de travailler avec lui, non pas comme acteur comique mais dramatique.” Avec Rushmore et les films qui ont suivi, Wes Anderson a donc réinventé Bill Murray. Il l’a transformé en réconciliant chaque fois dans la même scène, parfois le même plan, les deux facettes, drôle et dépressive, de l’acteur. En faisant de lui une figure de père, mi-indigne, mi-déchirant, idéale. Et aussi le père implicite d’une nouvelle ère qui s’apprêtait à éclore à Hollywood. Car ce remaniement du personnage de Bill Murray peut aussi être vu dans un mouvement plus global, celui de la réappropriation par une poignée d’illuminés d’un trésor yankee : la comédie américaine. Les frères Farrelly, la galaxie Apatow ou Wes Anderson, ils ont tous redéfini les contours du rire américain et donné naissance à une génération d’acteurs comiques teintés de tristesse (Owen Wilson ou Ben Stiller), fils spirituels du nouveau Bill Murray. Mais si ces acteurs circulent en toute liberté dans les films des uns et des autres, Wes Anderson revendique une certaine étanchéité de leurs cinémas : “Je crois qu’on fait chacun notre propre truc. Les films des Farrelly ou de Judd Apatow sont plus ouvertement et plus frénétiquement comiques. Par certains aspects, mes films ne sont pas drôles du tout. Parfois, je ne sais pas de quelle manière je voudrais que telle ou telle scène soit perçue, j’en laisse la réception ouverte, tandis qu’eux savent très bien à quel moment on doit rire. Ils sont dans une gestion plus millimétrée du comique que moi.”
Anderson confesse un amour sans bornes pour Lubitsch, et son penchant naturel pour la drôlerie mélancolique en ferait plutôt un burlesque contrarié. Mais dans les services publicité des studios hollywoodiens, on ne fait pas spécialement dans la nuance. Ses films sont chaque fois lancés comme “la nouvelle comédie de Wes Anderson”. C’est un moindre mal(entendu) si l’on considère l’extraordinaire liberté que lui laissent les majors : La Famille Tenenbaum et La Vie aquatique furent tous deux produits par Disney, via Touchstone, avec un budget de 50 millions de dollars pour le second. C’est ainsi : les patrons des studios adorent le cinéaste. Soutenir financièrement ses films est un gage de bon goût et équivaut pour eux à collectionner de l’art. D’où la suite louée les yeux fermés dans un palace pour happy few de Gramercy Park… D’où, aussi, des audaces inédites pour Disney : les trouées de violence que s’autorise Wes Anderson au sein de son monde en apparence irréel. Ainsi, la tentative de suicide sanguinolente de Luke Wilson dans La Famille Tenenbaum ; la mort brutale de son frère Owen dans La Vie aquatique, où l’on ne comprend que rétrospectivement la tache de sang qui avait fugitivement éclaboussé la caméra au milieu de l’océan quelques secondes plus tôt. Jusqu’au surgissement frontal du visage blessé d’Owen Wilson enlevant ses bandages dans A bord du Darjeeling Limited. Autant de coups de dague qui font voler en éclats la perfection de l’enluminure andersonienne et font de ces films des œuvres bouleversantes. Du sang au pays de Mickey, ultime luxe que se paie ce doux dandy aux mains pâles d’innocente jeune fille.
Propos recueillis par Clélia Cohen et Julien Gester
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