Après huit ans d’absence, Hou Hsiao-hsien revient avec le somptueux film de sabre The Assassin. De Taipei à Fengshan, de ses jeunes années de voyou jusqu’à son prix à Cannes, entre séisme et concert de Madonna, voyage sur les traces d’un cinéaste mythique.
Vendredi 5 février, avant-veille du Nouvel An chinois. A Taipei, la capitale bouillonnante de Taïwan, on se prépare activement pour les fêtes. La plupart des grandes entreprises de la ville ont fermé et ne reprendront leur activité qu’en début de semaine prochaine. Seuls les commerces et marchés sont encore ouverts, envahis jusqu’à tard dans la nuit par des bandes d’ados et des familles qui viennent acheter leurs dernières provisions, nourriture, décorations, pétards, et tout ce qui servira au réveillon.
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Dans le Miramar Entertainment Park, immense centre commercial planté à l’extrémité nord de la ville, où des enseignes occidentales côtoient des salles de cinéma, le rythme des préparatifs est néanmoins suspendu par un autre événement : Hou Hsiao-hsien vient présenter l’un de ses premiers films, Les Garçons de Fengkuei, dans le cadre d’un festival local.
“Monsieur Hou est une star ici”
Entouré de sa petite cour d’admirateurs, le cinéaste débarque à la coule, casquette sur la tête, et provoque un mouvement de foule, des dizaines de jeunes s’approchant pour lui réclamer un autographe ou un selfie. “C’est la même chose à chaque fois : monsieur Hou est une star ici, tout le monde le connaît”, explique Chang Chuti, son assistante personnelle depuis plus de quinze ans.
Il faut dire que “Monsieur Hou” a le vent en poupe : son dernier film, The Assassin, récompensé d’un prix de la mise en scène à Cannes, est l’un des plus gros succès récents du cinéma taïwanais. Sorti en juin dans une centaine de salles de ce petit pays de 23 millions d’habitants, ce film de sabre (ou wu xia pian) a réuni 120000 spectateurs, avant de réaliser une razzia aux Golden Horse Awards, l’équivalent local des oscars où il a remporté le prix du meilleur film.
“A l’échelle du pays, ‘The Assassin’ est un énorme carton” Steven Tu, critique et producteur
“A l’échelle du pays, c’est un énorme carton, exulte le critique et producteur Steven Tu, figure de la cinéphilie locale. The Assassin était très attendu parce que Hou Hsiao-hsien n’avait pas réalisé d’œuvre en langue chinoise depuis dix ans et qu’il tournait avec des stars, comme son égérie l’actrice Shu Qi ou le Japonais Satoshi Tsumabuki, que les jeunes adorent.”
“Et le prix à Cannes a contribué au succès : le lendemain, les médias en faisaient leurs gros titres, dans un grand élan de fierté nationale.” Surtout, Hou Hsiao-hsien s’était fait attendre, laissant filer plus de huit ans entre son dernier film, Le Voyage du ballon rouge, et The Assassin, une longue absence inhabituelle dans la carrière du réalisateur.
“On ne fait pas ce type de film en deux ans”
Pourquoi un tel silence ? Comment expliquer qu’un cinéaste prolifique se soit si longtemps tenu éloigné des plateaux ? “Parce qu’on ne fait pas ce type de film en deux ans”, balance d’une voix claire et perçante HHH, visiblement agacé par la question. Retranché dans son bureau de la cinémathèque de Taipei, le “Spot”, une vieille maison coloniale située dans le quartier friqué de Zhongshan, l’auteur de 68 ans nous accueille avec une légère méfiance.
“The Assassin a pris du temps parce que ça a été mon film le plus complexe à financer, se justifie-t-il. Et puis j’ai été absorbé par d’autres obligations, dont la programmation du Festival de Taipei.” Son ami de quarante ans et producteur attitré Liao Ching-song évoque de son côté “une pression insoutenable” pour expliquer le retard pris par le film.
“The Assassin a une place particulière dans l’œuvre de Hou, nous dit-il. Pour la première fois, il réalisait un film de genre, avec le budget le plus important de sa carrière (15 millions de dollars). Entre l’écriture du scénario et les repérages des décors, cinq ans s’étaient déjà écoulés, auxquels il faut ajouter un an d’un tournage très long, éprouvant. Hou voulait que ce film soit grand. Parfait. Il avait des ambitions folles.”
“J’ai découvert l’histoire à l’origine de The Assassin lorsque j’avais 11 ans”
Si l’auteur s’est autant investi dans ce projet, le dix-neuvième long-métrage d’une immense filmo amorcée au début des eighties, c’est qu’il est depuis longtemps fasciné par cette histoire. Depuis l’enfance exactement. “Les arts martiaux m’ont toujours fait rêver, dit-il. Quand j’étais gosse, je dévorais les romans de wu xia pian et les films de samouraïs, ceux de King Hu, de la Shaw Brothers (une mythique société de production hongkongaise, spécialisée dans le genre – ndlr).”
“J’ai découvert l’histoire à l’origine de The Assassin lorsque j’avais 11 ans, en lisant un court récit qui datait de la dynastie Tang. Il racontait le parcours d’une certaine Nie Yinniang, une femme kidnappée et entraînée pour devenir un assassin à la solde de la cour chinoise. Depuis toutes ces années le personnage était resté en moi, comme un ami, un vieux songe auquel il fallait désormais que je me confronte.”
Un film de samouraï abstrait et contemplatif
Mais pas question pour le réalisateur de céder aux facilités de ce type de production : son The Assassin est un film de samouraï abstrait et contemplatif, une réinvention ultrastylisée du genre. La dernière fulgurance du maître HHH, dont les multiples chefs-d’œuvre (Un temps pour vivre, un temps pour mourir, Millennium Mambo, Goodbye South, Goodbye…) ont depuis trente ans écrit un nouveau chapitre dans l’histoire du cinéma moderne.
Samedi 6 février, veille du Nouvel An chinois. Les Taïwanais se réveillent avec une sale gueule de bois. Tôt ce matin, un puissant séisme d’une magnitude de 6,4 a frappé le sud du pays, près de Tainan, faisant 38 morts et des centaines de blessés. Dans la capitale, le sol n’a que très légèrement tremblé mais la souffrance est palpable : beaucoup d’habitants de la ville sont originaires du Sud, et y ont encore de la famille. HHH n’échappe pas à la règle. Né en 1947 à Canton, en Chine, le cinéaste a grandi dans la petite ville de Fengshan, dans le sud de Taïwan, où ses parents enseignants ont immigré dans l’espoir d’y trouver une vie meilleure.
Fengshan ressemble à une sorte de no man’s land mondialisé
Accessible en cinq heures depuis Taipei via un train régional qui serpente entre des montagnes, rizières asséchées et parcs résidentiels, Fengshan ressemble à une sorte de no man’s land mondialisé, où les cafés occidentaux jouxtent des temples centenaires, peuplés de moines et de fidèles exaltés. C’est justement devant l’un de ces temples taoïstes que HHH a vécu une partie de sa jeunesse. Mais il ne venait pas ici pour prier : “Je venais pour l’argent sale”, se souvient-il.
Encore enfant lorsque meurent successivement son père et sa mère, HHH a été éduqué dans les rues, enrôlé par une mafia avec laquelle il passait son temps à jouer aux cartes, arnaquer les commerçants et bastonner les flics. Aujourd’hui, tous ses amis de l’époque sont morts, foudroyés par la dope ou les règlements de comptes.
“A 8 ans, j’ai commencé à squatter un cinéma près de chez moi”
“J’aurais pu finir comme eux mais ce qui m’a sauvé, c’étaient les films, raconte-t-il. A 8 ans, j’ai commencé à squatter un cinéma près de chez moi. Comme je n’avais pas d’argent, j’escaladais le mur, ou je récupérais des tickets usagés que je recollais et j’enchaînais les séances : je voyais des films japonais, taïwanais, des trucs d’arts martiaux.”
En 1969, alors qu’il termine son service militaire, le jeune HHH reçoit le télégramme d’un ami : les flics l’ont dans le collimateur. Il risque la prison s’il remet les pieds à Fengshan. Il a 22 ans, et s’enfuit à Taipei pour réaliser ses rêves de cinéma. Sur place, entre deux jobs à l’usine, il fait la découverte de Godard, touche à ses premières caméras, et se rapproche d’une bande de jeunes loups bien décidés à réinventer le cinéma local, tels Edward Yang, futur réalisateur de Taipei Story, ou Chen Kuo-fu. Avec eux, HHH va former la Nouvelle Vague taïwanaise, une école moderniste qui rayonnera dans les grands festivals jusqu’à la fin des 90’s.
“Hou a toujours gardé un attachement très fort à son passé de voyou”
Selon son fidèle ami Tu Duu-chih, sound designer de tous ses films, une grande partie de l’œuvre du cinéaste s’origine dans cette jeunesse flambée. “Hou a toujours gardé un attachement très fort à son passé de voyou, nous dit-il. Pendant ses années vécues dans la rue, il a accumulé de l’expérience, aiguisé son regard, et son cinéma repose sur cette capacité unique d’observation des comportements humains. Contrairement à Edward Yang, qui avait fait ses études aux Etats-Unis et connaissait toute l’histoire de la pensée du cinéma, Hou se foutait de la théorie. Lui ne s’intéressait qu’aux hommes, à la réalité brute.”
Au début des années 1980, lorsqu’il commence à réaliser ses premiers films, HHH bouscule les vieux codes de la production taïwanaise : il refuse de tourner en studio, embauche des acteurs non professionnels, et met en place son système formel, composé de plans-séquences à la grâce ciselée.
“J’ai découvert mon style avec Les Garçons de Fengkuei (1983 – nldr), se souvient-il. Un jour, sur le plateau, j’ai demandé à mon chef opérateur de laisser tourner la caméra pour voir ce qui surviendrait. Et là, un acteur a changé son texte, quelque chose d’inattendu, de très beau est arrivé. J’ai compris que le scénario n’avait aucune importance, qu’il ne fallait pas se soucier de la logique d’un récit. Je suis devenu plus sensible à la vérité des acteurs, de la lumière, des paysages, à l’instant même du tournage.”
“Il ne veut surtout pas que les acteurs récitent du texte”
Au cours d’une longue filmographie, séquencée en trois actes distincts (les œuvres autobiographiques, historiques, contemporaines), le cinéaste ne changera dès lors plus jamais de technique, laissant à ses collaborateurs une totale liberté sur les plateaux. Amie et scénariste de tous les films du réalisateur, la romancière Chu Tien-wen parle d’une “quête de réalité” à propos des méthodes de HHH : “Pour écrire le scénario de The Assassin, il a étudié pendant des mois la situation de la Chine à l’époque de la dynastie Tang, noirci des cahiers de documentation. Et finalement, le scénario qu’il a donné à ses acteurs ne tenait que sur une demi-page, sur laquelle étaient écrites quelques notes poétiques. Il ne veut surtout pas que les acteurs récitent du texte, mais qu’ils incarnent un monde vivant.”
Sur ses tournages chaotiques, l’auteur exige alors de ses comédiens une disponibilité, un abandon parfois à la limite du supportable. Doze Niu peut en témoigner. Embauché pour incarner le rôle principal des Garçons de Fengkuei lorsqu’il avait 15 ans, il est devenu un acteur populaire à Taïwan, et nourrit une certaine rancœur contre HHH.
“Après notre première collaboration, il m’a appelé à la fin des années 1990 pour jouer dans son film Millenium Mambo, sur la jeunesse taïwanaise, dit-il, perché sur son rooftop qui domine Taipei. Je devais incarner le rôle principal. Pendant des mois, on a visité tous les clubs de la ville, on se droguait, on allait loin dans les recherches.”
“J’ai regardé les rushes, t’es nul à chier. Je vais te virer” Hou Hsiao-sien
“Au bout de trois semaines de tournage, Hou m’a appelé en disant : ‘Ecoute, j’ai regardé les rushes, t’es nul à chier. Je vais te virer’. Il a refait la première partie du film en changeant de comédien. J’étais fou, jamais personne ne m’avait traité comme ça.” Maggie Cheung, elle aussi prévue au casting original, subira le même traitement de la part du cinéaste.
Une réputation d’auteur autoritaire, intraitable
A mesure que filaient les années, HHH s’est ainsi taillé à Taïwan une réputation d’auteur autoritaire, intraitable, une image accentuée aujourd’hui par son quasi-monopole sur la production locale. Depuis la fin des années 1990, le cinéma du pays a en effet connu un déclin radical, tandis que les jeunes loups de la Nouvelle Vague disparaissaient tous un à un des radars. “Il n’y a presque plus personne de cette époque. Certains sont morts, comme Edward Yang, et d’autres se sont reconvertis dans les films commerciaux ou ont simplement abandonné”, observe froidement HHH.
Pour comprendre ce brutal crépuscule du cinéma taïwanais, dont le réalisateur fut lui-même en partie victime (avant The Assassin, ses derniers films n’eurent ici qu’un écho très relatif), il suffit de se balader du côté de la Ximending Cinema Street, une grande rue du quartier branché de Taipei où les multiplex débordent d’affiches de blockbusters hollywoodiens et de comédies populaires chinoises.
“Comme beaucoup de pays d’Asie, on n’a pas su préserver notre production locale, note Hou Chi-jan, un jeune réalisateur de Taipei, attablé dans un rade du quartier. En 1998, des exploitants taïwanais ont réclamé la fin des quotas de films étrangers, qui étaient auparavant limités à dix-huit copies par an, et à partir de là on a été envahis de grosses productions américaines. Les gens n’avaient plus aucun désir pour le cinéma taïwanais. C’était la fin…”
Nouvel An chinois, séisme et concert de Madonna
Dimanche 7 février, jour du Nouvel An chinois. Les rues de Taipei bouillonnent pour célébrer le début de l’année du singe. Sous un ciel de lanternes rouges, qui décorent chaque quartier de la ville, les habitants convergent vers les nombreux temples, où ils déposent des offrandes, brûlent de l’encens, et rendent un dernier hommage aux disparus.
Dans les médias, le décompte morbide des victimes du séisme de la veille continue, mais une autre info agite les rédactions : un concert donné par Madonna dans une salle de Taipei, il y a quelques jours, au cours duquel la pop-star a arboré sur scène le drapeau de Taïwan.
Le pays souffre d’une violente crise d’identité
Le geste est ici lourd de sens : partagé entre son désir d’autonomie et ses rapports conflictuels avec le puissant voisin chinois, le pays souffre d’une violente crise d’identité depuis quelques années, marquée par l’émergence d’un mouvement étudiant nationaliste, baptisé “la génération tournesols”.
“C’est presque une tradition culturelle : tous les jeunes Taïwanais, à un moment ou un autre, doivent se rebeller contre la Chine. Ça fait partie de notre initiation, juge HHH. Moi-même, j’ai eu ma part en faisant La Cité des douleurs (un film historique de 1989, dans lequel il racontait les exactions commises par les Chinois à Taïwan en 1947 – ndlr). Mais je suis moins frondeur aujourd’hui, je me considère autant chinois que taïwanais. Je crois au fond que l’on vient tous de la même civilisation, qu’on a les mêmes racines, et que la seule chose qui nous distingue, certes essentielle, est d’ordre politique…”
“Hou a toujours été très clair avec la Chine”
Il faut dire que le cinéaste se retrouve dans une situation assez sensible : The Assassin, son dernier film, a été financé en majorité par des fonds chinois, et distribué en priorité sur le continent. Une première dans sa carrière, même s’il se défend de tout rapprochement intéressé avec le voisin asiatique.
“Hou a toujours été très clair avec la Chine, assure son producteur Liao Ching-song. Quand on a fait Les Fleurs de Shanghai (1998 – ndlr), il voulait tourner le film en Chine, par souci de réalisme, mais les autorités n’acceptaient qu’à condition d’aseptiser le script, de donner une image moins crue de la prostitution. Hou a refusé, et il a fait construire une maison chinoise typique à Taïwan et importer du mobilier depuis le continent pour tourner son film en toute liberté. C’est pareil sur The Assassin : ils nous ont apporté le budget, mais sans aucune ingérence.”
HHH n’en a d’ailleurs pas fini avec l’histoire de la Chine : dans un futur proche, le cinéaste envisage de faire encore deux wu xia pian, pour boucler une trilogie inspirée des récits de la dynastie Tang. Mais il brûle aussi de retourner au contemporain et de réaliser un film sur les sans-abri qui errent dans le métro de Taipei, une population underground qui le fascine. Tout ce qu’il sait de son avenir, en vérité, c’est qu’il ne laissera plus jamais filer huit ans entre deux projets.
Rétrospective Hou Hsiao-hsien, jusqu’au 31 mars à la Cinémathèque française, Paris XIIe, cinematheque.fr
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