Le cinéma, elle y est entrée presque par effraction, avec Simone Barbès ou la Vertu. Au-delà de ce coup d’essai devenu culte, l’œuvre de cette réalisatrice trop méconnue, entre fiction et documentaire, est guidée par le désir de saisir la marche – et les marges – du monde.
Ce n’était pas un secret pour tous. Le film avait fait en mars 1980 la couverture des Cahiers du cinéma. Certaines revues (la défunte et un peu mythique Lettre du cinéma dans les années 1990/2000), plusieurs générations de cinéastes (Alain Guiraudie, Sandrine Rinaldi, Serge Bozon, Axelle Ropert, Yann Gonzalez) s’y référaient, allant même jusqu’à le citer explicitement (Ingrid Bourgoin tenancière d’un bar lesbien crânement rétro dans Un couteau dans le cœur, 2018).
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Bref, Simone Barbès ou la Vertu avait sa vie, faite de culte secret et de cercles d’initiés. Mais la reprise en salle, l’été 2018, de ce premier long métrage réalisé par une jeune femme d’à peine plus de 30 ans, dans une salle du Quartier latin, a sensiblement élargi le champ de rayonnement de ce sublime portrait en une nuit de toute la solitude moderne, déréliction amoureuse, insatisfaction sexuelle, fuite jusqu’au bout de la nuit à la recherche d’un signe.
Et ce à travers un personnage de grande fille mi-boudeuse mi-fantasque, ouvreuse de cinéma pour vivre et cliente des clubs lesbiens pour aimer. “Les exploitants du Grand Action ont gardé le film longtemps, c’est vrai, nous dit Marie-Claude Treilhou, jointe dans les Corbières où elle vit depuis de longues années. Ils ne s’y attendaient pas. Le public était là, semaine après semaine. Et surtout, il était très jeune. Ça, c’était la surprise. Ce film de presque 40 ans parlait à une nouvelle génération. Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien y trouver ? Probablement un encouragement. A faire un pas de côté, à faire avec peu, à ne pas se conformer au mainstream.”
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Marie-Claude Treilhou n’a jamais appartenu au mainstream, c’est peu de le dire : elle a plutôt traversé le cinéma français de ces quarante dernières années en passagère clandestine, en intruse géniale. Si on a pu se désoler longtemps que Simone Barbès soit si peu vu, si difficile à voir, il serait tout aussi regrettable désormais que le film culte cache l’œuvre, qui contient d’autres beaux films, de fiction (le très émouvant Jour des rois, 1991, le jubilatoire Un petit cas de conscience, 2002) et de documentaire (Il était une fois la télé, 1985, Les Métamorphoses du cœur, 2003).
Dans ce numéro consacré à la valorisation d’une histoire du cinéma du point de vue de ses réalisatrices, nous avons eu envie de parler à Marie-Claude Treilhou et qu’elle nous raconte son parcours fait d’allers et retours (Paris et province, fiction et documentaires, enseignement, politique et cinéma).
Marie-Claude Treilhou naît à Toulouse à la fin des années 1940, dans un milieu dont elle dit qu’il ne la prédisposait guère aux aventures cinématographiques. “Mon père était ouvrier, ajusteur à la SNCF. Mes parents rêvaient que je devienne vendeuse dans un grand magasin. Ou que je rentre à la SNCF.” Mais elle, de quoi rêvait-elle ? “Surtout pas de choses inimaginables. Et le cinéma l’était. Je n’y allais quasiment pas, je n’y connaissais rien, c’était un monde à mille lieues du mien.”
“Au lycée, j’essayais de comprendre pourquoi le monde était moche”
Son enfance est instable, agitée. “Je venais d’une famille où ne régnait pas l’entente. J’étais extrêmement perturbée.” La jeune fille dérangée passe par toutes les pensions catholiques de la région toulousaine sans que ne s’apaise sa soif de rébellion. Déscolarisée dès le lycée, elle passe le bac par correspondance grâce à l’acharnement bienveillant d’une prof de philo. “Je crois que cette prof était sensible au fait que j’essayais de comprendre pourquoi le monde était moche.”
Mais pourquoi le monde lui paraissait-il si moche ? “Je ne supportais pas l’injustice sociale. Je me suis éveillée toute seule au politique. Le Vietnam a été une prise de conscience importante. On était horrifiés par les bombardements, le napalm, on l’a vécu comme si on y était. J’avais 20 ans en 1968 et je n’étais pas la dernière à manifester.”
Durant ces turbulentes années 1960, la Nouvelle vague passe complètement au-dessus de la tête de la jeune fille. Et c’est toujours aussi peu cinéphile qu’elle s’installe à Paris en 1972. Marie-Claude cumule les petits boulots, elle est entre autres coursière pour Artpress. Mais, ayant un certain talent pour l’écriture, elle propose très vite des piges et commence à s’intéresser à la modernité cinématographique de son époque : les Straub, Rivette, Eustache… “
Le cinéma de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet a été un choc. Je n’y comprenais rien, mais cet extrémisme, cette colère me fascinaient. Je les ai interviewés dans Artpress. Au même moment, j’ai rencontré Gérard Frot-Coutaz qui était jeune critique à la revue Cinéma, où j’ai aussi écrit. Et Gérard m’a vraiment initiée à la cinéphilie, m’a fait comprendre ce qu’était un plan, une mise en scène, m’a donné le goût de voir des films… Nous étions très proches, nous vivions même en coloc. Et puis je me suis liée à toute la bande autour de Paul Vecchiali.”
“Paul Vecchiali était une figure très peu patriarcale. Nous travaillions tous sur ses films, à tous les postes”
Dans la seconde moitié des années 1970, l’œuvre de Vecchiali se situe à la marge du cinéma français, mais forte du prestige critique intense de films comme Femmes, femmes (son chef-d’œuvre, en 1974) ou La Machine (1977). Le réalisateur, aux abords de la cinquantaine, s’adjoint une petite bande de jeunes gens pas encore cinéastes, et fonde une maison de production pour produire leurs films, Diagonale. Parmi eux, Jean-Claude Guiguet, Gérard Frot-Coutaz, Jean-Claude Biette, Jacques Davila et la seule fille, Marie-Claude Treilhou.
“N’ayant ni modèle masculin, ni féminin, je me suis toujours située entre les deux, raconte-t-elle. Je n’étais entourée que d’homos. Et Paul Vecchiali était une figure très peu patriarcale. Nous travaillions tous sur ses films, à tous les postes. Il n’avait aucun sens de la hiérarchie. Sur Corps à cœur (1978), j’étais stagiaire mise en scène et il m’expliquait tout ce qu’il faisait sans aucun surplomb.”
Il faut donc une certaine audace à la jeune femme pour se lancer sans trop d’expérience ni de moyens, en ayant pour seul bagage la confiance de Vecchiali et sa société de production, dans un premier long métrage. C’est donc Simone Barbès ou la Vertu, inspiré de son expérience d’ouvreuse dans un cinéma porno. “Je n’avais pas du tout l’impression de commencer une carrière de cinéaste. Je voulais rendre compte d’une intuition. Quelque chose d’essentiel en 1979 se jouait dans la distribution du masculin et du féminin. La marchandisation du sexe explosait. On passait dans un autre monde.”
A la même époque, et sur le même sujet (pour aller vite : la récupération de la libération sexuelle par le libéralisme économique), Jean-Luc Godard tourne Sauve qui peut (la vie), film dur, désespéré. Simone Barbès décrit la même violence, mais en la détournant par une cocasserie très personnelle, un art du porte-à-faux et du burlesque léger qui en fait un petit miracle de grâce. C’est aussi l’histoire de femmes qui tracent leur propre errance, qui passent devant des magasins de robes de mariée sans jeter un œil à la vitrine saturée de mannequins sans vie, qui hurlent des hymnes punk intitulés Toutes féministes.
A sa sortie, le film est bien reçu par la presse, peu vu par le public. Et Marie-Claude Treilhou peine à enchaîner. “Le film a été tiré vers le féminisme, et ça me paraissait réducteur. Je n’ai jamais été très proche des luttes du MLF. Ma critique de la domination s’est toujours enracinée dans les inégalités sociales. C’est peut-être ce qui faisait lien entre tous les cinéastes de Diagonale. Nous cherchions à restituer au cinéma d’auteur ce que la Nouvelle vague avait négligé : le monde ouvrier, les classes populaires.”
“Quand je fais mes comptes, je n’aime plus que le cinéma de Straub et Huillet”
Les années 1980 sont difficiles. La cinéaste dit s’être noyée dans l’alcool car elle ne supportait pas d’être “une transfuge” : “Je n’ai jamais accepté d’avoir changé de classe sociale.” Elle quitte Paris, s’installe à la campagne. En 1988 sort son second long métrage de fiction, L’âne qui a bu la lune, adapté de contes occitans.
Puis, en 1991, poussée par l’ami Frot-Coutaz, elle sort son film le mieux produit, avec un casting de stars seniors : Danielle Darrieux, Micheline Presle, Michel Galabru, Paulette Dubost… Le Jour des rois décrit avec beaucoup de finesse et d’espièglerie le dimanche d’une famille de septuagénaires, entre routine, petites humiliations, éternelles chamailleries. “Je n’ai jamais cherché par la suite à faire des films dans le système. Quand je fais mes comptes, vous savez, je n’aime plus que le cinéma de Straub et Huillet”, ajoute-t-elle en un éclat de rire.
Son dernier film de fiction est peut-être le plus ouvertement politique. Sorti en 2002, interprété principalement par des cinéastes, Un petit cas de conscience raconte comment un cambriolage bouleverse les certitudes d’un petit groupe d’intellectuelles progressistes. Ne seraient-elle pas devenues réactionnaires ? Treilhou filme avec acuité les pièges et les paradoxes d’un embourgeoisement pourtant relatif. “Ce que je cherche est du côté de l’anthropologie, j’ai envie de comprendre comment marche le monde.”
“La fiction est la forme dominante, le documentaire la forme dominée. Ce n’est pas sans rapport avec le fait que beaucoup de documentaristes soient des femmes”
Dans les années 2000, la cinéaste enchaîne les documentaires autour de la fabrication de la musique, filmant le modus operandi de chorales, d’orchestres (Au cours de musique, 2000, Les Métamorphoses du chœur, 2003, Couleurs d’orchestre, 2007).
Le féminisme de Marie-Claude Treilhou, notion qu’elle peine à assumer sous ce terme, éclate néanmoins lorsqu’elle parle de cinéma documentaire. “Le documentaire est peut-être la forme qui contient les plus grandes possibilités artistiques. Mais c’est un genre paupérisé. La fiction est la forme dominante, le documentaire la forme dominée. Ce n’est pas sans rapport bien sûr avec le fait que beaucoup de documentaristes soient des femmes. Que pour faire du documentaire, il faut accepter une vie de précarité. Les garçons se dirigent naturellement vers la fiction dans l’espoir d’une ascension sociale, d’accéder un jour aux gros budgets et aux grands acteurs.”
Ces derniers jours, plusieurs textes contestataires l’ont marqué : celui du philosophe italien Giorgio Agamben sur le coronavirus et l’état d’exception ; celui de Virginie Despente après les César : “C’était vraiment bien envoyé.” Cette cérémonie des César l’a choquée : “Dans la galerie des morts, il en manquait un : Jean-Claude Brisseau. Cela reproduit ce qui s’est déjà joué il y a quelques années à la Cinémathèque. On consacre Polanski et on exclut Brisseau. Je n’étais pas du tout amie avec Brisseau mais j’aimais ses films. C’était un cinéaste quand même plus intéressant que Polanski. Mais là encore, il y a une distinction de classe. On fait payer le moins puissant.”
Marie-Claude Treilhou enseigne le documentaire aux Ateliers Varan, fondés il y a quarante ans par Jean Rouch, où elle a notamment rencontré la réalisatrice Alice Diop. Son nouveau documentaire, sur le philosophe Michel Deguy (Comme si, comme ça), a été montré l’an dernier au FID de Marseille. Elle envisage de revenir à la fiction, aimerait peut-être donner une suite à Un petit cas de conscience.
Elle s’apprête surtout à se consacrer pleinement à ses activités de conseillère municipale dans le village de Villar-en-Val, dans les Corbières. “C’est une liste de gauche, autour d’une maire socialiste. Je vais prendre cette question très au sérieux car les choses sont graves, surtout à la campagne. J’ai vraiment envie de me consacrer à des choses d’intérêt public.”
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