Une enfant de 4 ans perd sa mère. A partir de cette situation violente et irrémédiable, Jacques Doillon construit avec Ponette un film implacable sur la douleur et l’enfermement. A rebours de l’imagerie onctueuse habituelle, il recrée avec force et vérité le monde magique et cruel de l’enfance, un univers secret où les adultes n’ont […]
Une enfant de 4 ans perd sa mère. A partir de cette situation violente et irrémédiable, Jacques Doillon construit avec Ponette un film implacable sur la douleur et l’enfermement. A rebours de l’imagerie onctueuse habituelle, il recrée avec force et vérité le monde magique et cruel de l’enfance, un univers secret où les adultes n’ont pas leur place.
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En 1994, Jacques Doillon confiait dans une interview : « Je veux de plus en plus mettre l’accent sur un détail. » C’est certainement de cette volonté de centrer son récit et sa mise en scène sur un seul point de fuite qu’est né Ponette. Les thèmes de ses films le désir amoureux, l’abandon, la mort, l’enfermement, le sacrifice sont autant d’épreuves intimes tournant autour de la perte à surmonter seul ou à plusieurs. Les sujets abordés sont souvent hardis par la situation choisie et la précision de l’approche. On parle beaucoup chez Doillon, les mots sont par excellence l’arme de ses personnages, qui parlent pour agir et tentent par le verbe d’épuiser leur douleur les mots tueront même dans La Vengeance d’une femme, où Huppert poussera Dalle au suicide en la torturant mentalement par ses monologues. Pour saisir l’essence d’un mal, pour mieux le capturer, Doillon prend le temps nécessaire, il le laisse se développer, courir, traquant les visages et les oscillations infimes des comportements.
Ici, c’est la mort, l’absence, la solitude qu’il va falloir combattre. Et la petite guerrière se nomme Ponette. Une petite fille de 4 ans, qui après un accident de voiture est brutalement privée de sa mère. Dès l’ouverture, Doillon s’attache à son visage, resserre le cadre : c’est elle la victime, et c’est elle seule qu’il veut filmer. Sa caméra, proche du microscope, ne va plus la quitter. Et pour saisir tout ce que l’on manque à hauteur d’adulte, Doillon va filmer à hauteur d’enfant, éjectant hors du cadre le corps des grandes personnes (comme dans Le Jeune Werther). De la même façon qu’Henry James avait raconté le divorce d’un couple avec le seul matériau des sentiments et des valeurs de leur petite fille dans Ce que savait Maisie, le drame est ici exclusivement vécu du point de vue de l’enfant. Le chemin de croix de Ponette qui affronte la perte irrémédiable qu’est la mort d’une mère, l’évolution de sa douleur, les épreuves qu’elle va devoir subir sont appréhendés d’une manière presque anthropologique. Le spectateur est plongé dans un monde parallèle, où les adultes ne sont plus que des bras ou des morceaux de jambes passant dans le champ d’action des protagonistes, un monde rempli de brèches invisibles que creusent les petits à l’abri des regards parentaux, dans le secret des chambres ou des cachettes encerclant la maison familiale, un monde plein de chuchotements et de formules magiques.
Ainsi, très vite, nous ne sommes plus entourés que d’enfants, avec Ponette au centre, en petite pleureuse inconsolable. La mort soudaine de sa mère a fait chuter de sa vie le monde des adultes, et son existence s’est brutalement rétractée. Son père reste le seul lien la rattachant au monde, mais sa présence est épisodique et brève. Après l’enterrement, Ponette est confiée à sa tante et à ses cousins Matiaz et Delphine. Elle va alors entrer dans une première phase, celle du repli total, de l’isolement volontaire. En vidant l’espace qui l’entoure de la présence de ses proches, elle se recrée un espace viable, un territoire imaginaire uniquement destiné à sa mère. Cloîtrée dans sa chambre ou cachée dans la nature environnante, elle attend, se gardant « en disponibilité » pour son retour dont elle est certaine. Elle patiente donc, fantasmant des visites maternelles nocturnes, appelant sans relâche. Les discours incohérents et contradictoires des adultes la malmènent, la maintiennent dans un univers confus, hanté de lieux et d’êtres chimériques : où est le corps de sa mère ? dans le ciel avec Jésus ? dans un cercueil sous la terre ? entend-elle les prières qu’elle lui adresse ? quels sont les véritables pouvoirs de ce Dieu tout-puissant ? Egarée par des réponses qui n’en sont pas, Ponette refuse tout en bloc et s’accroche obstinément à son idée : sa mère reviendra sur terre une dernière fois pour elle.
Dans un second temps, son isolement va être rompu par son retour à l’école. Doillon élargit son champ aux autres enfants. Mais cet élargissement n’agit pas pour Ponette : alors qu’elle disposait d’un espace non clôturé à ciel ouvert la campagne, chez sa tante , elle se retrouve cernée à la fois par les limites imposées de l’école et par les déplacements concentriques incessants de ses camarades dans la cour de récréation cette réduction de l’espace, Doillon l’intensifiera jusqu’à la scène finale où la petite orpheline se rend au cimetière et, ne sachant plus où se poser, se couche sur la tombe de sa mère. A l’école, sa douleur est livrée à l’adversité multiple de ses camarades, à leur langage, véritable espace de conquête. Figée, en dehors du mouvement, entièrement habitée par l’absence de sa mère, elle renvoie l’image d’une petite statue vacillante. Elle se retranche à nouveau, s’échappe sans cesse pour prier et dépose ses pleurs un peu partout, contre les murs de sa chambre, au pied des arbres ou de la statue de Jésus dans la salle de l’oratoire, comme autant de petits talismans. Et puisque, apparemment, ce Dieu tout-puissant est le seul intermédiaire possible entre elle et sa mère, elle se lie avec Ada, dont la réputation d’enfant de Dieu dans l’école lui prête le pouvoir de s’entretenir avec Dieu. N’ayant pas vraiment le choix et prête à tout, Ponette accepte de refaire un pas dans le cercle animé du monde des vivants.
Et sous la férule d’Ada, elle passe les « épreuves » pour devenir à son tour enfant d’un Dieu hypothétique.
Tout en suivant le parcours de Ponette, Doillon nous fait partager les échanges et les petits rituels de cette microsociété. Certaines scènes, comme celle où Ponette apprend à son cousin Matiaz comment joindre les mains pour bien prier, ou le tête-à-tête entre deux petites filles tentant de définir ce qu’est un « célibataire », pointent avec justesse les attitudes, les interrogations, les angoisses d’enfants. Bien que les dialogues soient écrits et les gestes mis en scène, Doillon réussit le petit miracle de délivrer une vérité sans jamais donner la sensation de la singer. Il évite le côté onctueux de l’imagerie enfantine et inscrit avec attention la spontanéité souvent féroce des enfants entre eux qu’expérimente Ponette.
Car la cruauté est ici un rouage implicite, un fluide circulant souterrainement dans l’œuvre. Et le malaise qui, peut-être, s’insinuera chez le spectateur à la vue de Ponette prendra sa source dans ce sentiment diffus, décliné, subdivisé en strates qui se superposent et s’interpénètrent tout au long du récit. La situation de la mort d’une mère est par essence violente et inflexible, mais Doillon va plus loin en la déposant sur les épaules d’une enfant de 4 ans, et c’est là, dans ce choix initial, que se situe la première cruauté. Ensuite, il décide d’éliminer l’adulte du champ, et par-là même, il encercle l’enfant de vide, la place dans une solitude absolue habitée dans un premier temps de souffrance ; puis cette « solitude souffrante », sans défense et sans protection, est confrontée à l’hostilité des autres enfants, illustrant une autre forme de cruauté. Mais la mise en abyme ne s’arrête pas là puisque cette cruauté est le fondement, le principe même qui régit le comportement réactionnel de Ponette : refusant d’adhérer aux discours rationnels ou religieux tenus par ceux qui l’entourent, elle adopte une attitude qui relève de la cruauté, telle qu’Artaud la définit : « Rigueur, application et décision implacables, détermination irréversible, absolue. (…) La cruauté est avant tout lucide, c’est une sorte de direction rigide, la soumission à la nécessité. » Cette lucidité et cette détermination répondent à la nécessité pour Ponette de croire au retour maternel, c’est son instinct de survie qui s’exprime. Et ce sentiment de cruauté à plusieurs visages qui parcourt le film place d’emblée le spectateur dans une position d’inconfort, qui va s’amplifier, l’identifiant aux adultes démunis et désarmés de l’entourage de Ponette.
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