Très attendu, le nouveau film de Leos Carax est une histoire d’amour fou, vision rageuse et hautaine de la fracture sociale, parabole sur l’art et le statut d’artiste. Mais « Pola X » peine à décoller, scotché à son matériau scénaristique, l’inspiration caraxienne ne surgissant que par fulgurances.
On ne dévoilera pas un grand mystère en annonçant que le nouveau film de Leos Carax était fébrilement, passionnément, intensément attendu par ce journal. A cause du long hiatus, évidemment huit ans depuis Les Amants du Pont-Neuf, soit une éternité pour un cinéaste de 30 ans et dans une époque où le temps se comprime et s’accélère. En souvenir des films précédents bien sûr : entre Jean Vigo home et Grémillon grésillant, go-Godard dansé et Eustache hautain, romantisme nostalgique d’un Paris studio et romantisme contemporain d’un Paris métro, cinéma français toutes périodes concassé et recraché convulsivement, la geste et l’esthétique caraxienne laissaient un vide dans un septième art local trop souvent fémisé ou canalisé, petite pointure et manquant d’ampleur même dans ses zones les plus inventives, routinisé par le système des subventions ou borduré par les ambitions de carrière. On manquait de héros et de maudits, de mégalos entiers et d’aventuriers kamikazes, oui, on manquait de Carax prêts à se jeter dans le vide sans élastique.
Et puis, débordant un peu les stricts critères de la critique, il y avait eu cette rencontre entre le cinéaste et ce magazine. C’était en novembre 91, notre première couverture cinéma, à la fois cérémonie symbolique et scène originelle signifiant que ce journal quittait sa stricte obédience rock pour s’ouvrir. Carax nous avait offert là ce qu’il n’accordait à aucun média : un entretien magnifique, du temps, une implication totale et loyale depuis le premier rendez-vous jusqu’aux relectures du papier. Depuis, entre Carax et Les Inrocks, ce fut une relation « d’amitié » indéfectible, mais à la Carax : silencieuse, respectueuse, pudique, distante. Enfin, il y avait cette étourdissante « note d’intention » de Pola X, ces huit minutes fracassantes présentées il y a deux ans à Cannes, qui nous faisaient languir encore plus des beautés certaines à venir.
Il y a tout cela, que nous n’oublions pas, et il y a ce nouveau film, Pola X et le devoir difficile, délicat (ça l’est toujours, mais encore plus dans le cas présent) de séparer relation personnelle et travail critique, politique des auteurs et politique des films nous sommes partisans de la seconde.
Pola X constitue à nos yeux mortifiés une grande déception, un crash cinématographique à la hauteur de notre attente, aussi lourd que le préambule de cet article. On mesure bien que ce que nous allons écrire risque de déplaire à Carax, mais tant pis : il n’y a après tout aucune raison de lui réserver un traitement de faveur, une protection particulière ce serait même, au contraire, lui manquer singulièrement de respect.
Pola X débute par un long suspens esthétique. Nous sommes en Normandie, dans le château d’une famille aisée : le père diplomate est mort ; reste la mère (Catherine Deneuve) et son fils Pierre (Guillaume Depardieu). Auteur masqué de best-sellers, croisement d’Emile Ajar, JD Salinger et Alexandre Jardin (et un brin de Leos lui-même ?), Pierre est sur le point d’épouser sa fiancée.
Entre pelouse au carré et symphonie languissante des jets d’eau, après-midi au soleil et glandouille à moto, tout n’est qu’ordre, luxe, calme et volupté mais pas franchement beauté : entre mauvais Lelouch, téléfilm d’AB Productions et pub ringarde pour parfum, où est-on ? Où veut donc en venir le cinéaste de Mauvais sang ? Est-il possible que notre Carax national s’en tienne à cet émollient feuilleton pour jeunesse dorée du Trocadéro ? Non, il va sûrement se passer quelque chose, une lacération, un big-bang, à moins qu’un grignotage souterrain ne vienne subtilement ronger cet ennuyeux tableau de Moulinsart malheureusement dépourvu de Capitaine Haddock ou de Professeur Tournesol.
Le suspens dure une vingtaine de minutes. Car on perçoit petit à petit quelques signes providentiels, annonciateurs d’un dérèglement probable. D’abord, les amputations de la famille : père disparu, fils unique, mère et fils qui s’appellent « frère et sœur ». Puis un trio de femmes SDF et vaguement gitanes qui rôdent alentour et hantent les nuits de Pierre. Le jeune blondin commence à être sérieusement mangé de l’intérieur. Une pièce condamnée, au faîte du château, l’obsède : il s’acharne à la pénétrer malgré les injonctions de sa mère. La pièce est vide. Insistance pénible des symboles freudiens.
Pierre décide d’aborder frontalement les SDF, une nuit, dans la forêt. Boy meets girl : ça y est, on se dit que le roman-photo blanc et lisse va virer fantastique ou gothique, entre baroque à la Cocteau et ténèbres inquiétantes à la Franju. Fausse piste : la jeune SDF, Isabelle (Katerina Golubeva), se lance dans une interminable tirade où elle explique à Pierre qu’elle est en fait sa demi-sœur, née d’une coucherie du père diplomate en Russie. Tout cela est complètement abracadabranque, mais on veut bien ne retenir de cette histoire que son aspect symbolique (les liens secrets, les fraternités souterraines, les affinités électives, la dégueulasserie des rapports Nord-Sud ou Est-Ouest, nous sommes tous des SDF russes) si la scène n’était aussi péniblement théâtrale et assénée. D’autant que Katerina Golubeva n’est pas à son aise avec cette masse de texte dans une langue qui n’est pas la sienne et qu’on la préférait nettement en icône muette chez Sharunas Bartas ou Claire Denis.
Toujours est-il que la confession d’Isabelle agit comme une révélation et une onde de choc pour Pierre. Mauvais sang : il envoie tout balader, famille, richesse, château, Normandie, fiancée, pour suivre sa petite monade nomade dans les friches urbaines et pauvres de Paris : Isabelle devient sa sœur, sa mère, son amante, sa muse. Pour bien signaler que Pierre change de monde, ils s’engouffrent dans un tunnel les figures de style ne sont pas subtiles dans Pola X : dix fois, vingt fois, Depardieu traversera un pont, une passerelle, un corridor…
La partie « Goutte d’Or » reste dans notre souvenir la plus attachante du film. Est-ce notre inclination naturelle à nous intéresser plus aux passants ordinaires d’un quartier populaire qu’à d’oisifs châtelains, est-ce une préhension soudainement plus forte du film sur la réalité, est-ce la prédominance nouvelle du silence sur les dialogues ou la durée plus sereine des plans ? Toujours est-il que Pola X adopte ici un pouls qui nous sied mieux, que l’on y sent enfin battre le cœur du cinéaste, que sa générosité nous touche, que son empathie non feinte pour les gueux et les perdants de notre monde nous atteint. Mais même ces instants-là du film ne sont pas sans problème : une visite au zoo tient presque du clip We are the world et quand la petite fille russe meurt des suites d’une gifle infligée par un passant, on tombe dans la compassion humanitaire, cette plaie d’une époque qui n’a plus que l’apitoiement comme arme politique.
A charger trop lourdement et schématiquement la barque du malheur, le film prend donc l’eau. Avant de sombrer définitivement dans la dernière partie, dans ce hangar conceptuel sorti tout droit des années 80 où se réfugie notre couple maudit : là vit une communauté, entre secte fascistoïde et tribu multimédia d’avant-garde rance, entre mauvais trip wendersien et rêve de Beineix sous Captagon… Et Pola X de ressembler à un clip d’Einstürzende Neubauten, à 39,4° l’après-midi, comme si les amants du Pont-Neuf avaient déménagé à la Halle de La Villette. Là, Pierre tente de devenir un « véritable écrivain », c’est-à-dire qu’il troque le Macintosh contre le stylo, le costard blanc pour le manteau gris informe, le brushing Maniatis pour la barbe de dix jours, le manoir normand pour la cour des miracles, pour le « vrai monde » (les guillemets viennent du scénario). Bah, comme dirait l’autre. Et là encore, le talent de Carax surgit par fulgurances trop brèves, comme cette scène charnelle enfin traversée de durée, lestée d’un poids de réel.
Que Carax exècre notre époque dominée par l’injustice sociale, le flicage étatique, le faux médiatique et le mensonge généralisé, soit, nous sommes à peu près d’accord sur le constat. Qu’il se place d’office au-dessus de la mêlée en surjouant son statut de cinéaste extralucide et solitaire, ou que sa vision de l’artiste soit encore très lycéenne, c’est déjà plus problématique, mais pourquoi pas ? Mais que Pola X n’ait pas de cohérence esthétique et reste plombé au ras du signifiant faute d’inspiration véritable, c’est beaucoup plus embêtant.
Alors peut-être sommes-nous aveugles ou idiots, peut-être avons-nous été incapables de mettre à nu les différentes couches de sens du film, de lire entre ses lignes, de voir entre ses images ? Peut-être… Mais en l’état, Pola X nous semble au contraire manquer terriblement de profondeur et de mystère, de hors-champ et d’invention : c’est un film trop lisible et trop évident dans ses intentions, qui surjoue et sursignifie en permanence son matériau scénaristique au lieu de le transcender, c’est Boy meets girl sans la grâce, Mauvais sang sans la vitesse, Les Amants du Pont-Neuf sans les fastes de fête foraine. Carax, qui toujours recherchait l’envol, ce coup-ci ne décolle pas. Lui qui survolait le cinéma français en équilibre instable, rentre dans le rang du moins esthétiquement. On en est décu, la mort dans l’âme. Mais ce n’est qu’un film. Rendez-vous au prochain.
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