Bruno, le cinéaste, et Denis, le comédien, reviennent en duo avec le formidable Adieu Berthe. Volubiles (surtout Denis), les frères Podalydès parlent de leur manière de travailler, de leur “troupe” d’acteurs, du “père” Alain Resnais, de Cannes…
On se dit qu’on n’aurait pas dû. Qu’une semaine après la fin du Festival de Cannes, Bruno et Denis Podalydès ont dû en bouffer, de l’interview. Nous aussi. Comment croire qu’on va pouvoir les intéresser avec des questions auxquelles ils ont forcément déjà répondu vinq-quatre fois par seconde ? Et puis Denis est à la veille de la première du Bourgeois gentilhomme, qu’il met en scène aux Bouffes du Nord, et il a l’air un peu ailleurs. Bruno débarque légèrement en retard (donc plutôt à l’heure, d’après ce qu’on nous a dit…), avenant mais visiblement fatigué. Comment vont-ils être ? Et puis on écoute la bande après coup et on s’aperçoit qu’ils étaient bel et bien là, attentifs, drôles mais aussi sacrément émouvants à force de modestie… Et l’on ne peut s’empêcher de penser qu’il existe un malentendu les concernant. Mais soyons sympas, rembobinons.
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Fils d’un pharmacien et d’une prof d’anglais, ils sont nés et ont été élevés (dans la même chambre) à Versailles. L’un (Denis) est devenu un honorable sociétaire de la Comédie-Française, l’autre (Bruno) un cinéaste plus mystérieux qu’il n’en a l’air. Denis, ancien khâgneux, est un grand lecteur, un merveilleux essayiste (sur l’acteur et sur sa voix, sur la tauromachie) et s’est engagé plusieurs fois aux côtés du Parti socialiste. Bruno paraît plus dilettante.
Que sait-on de lui ? Qu’il a commencé par le cinéma d’entreprise, réalisé sept films interprétés par son petit frère, où un burlesque subtil et graphique à la Tati s’allie à un humour plutôt triste et bavard peuplé de jeux de mots et de coqs-à-l’âne, avec la distinction comique absurde d’un Jean Poiret ou d’un Edouard Baer. On le voit jouer des petits rôles dans de nombreux films dont les siens, avec toujours cet air bonhomme du bourgeois sûr de lui mais sympathique – à la Claude Chabrol. Pourtant, son frère Denis prétend que le plus intellectuel des deux, c’est Bruno… De Versailles Rive-Gauche (son, leur premier succès, en 1992 – César du meilleur court métrage) à Bancs publics (un film éclaté et un échec public), en passant par un film générationnel assez culte (Dieu seul me voit, 1998), une comédie balnéaire qui frôlait le drame familial (Liberté-Oléron, 2001), des adaptations de Gaston Leroux (Le Mystère de la chambre jaune, 2003, et Le Parfum de la dame en noir, 2005), les frères Podalydès ont creusé un sillon cinématographique très personnel, au fond très noir, où le comique s’adosse constamment à la névrose obsessionnelle, à un rapport au corps assez phobique. Que vont-ils nous dire, les deux lascars pudiques qui font toujours un peu mine de ne pas y être ?
Denis est coscénariste d’Adieu Berthe, ce qui n’était pas arrivé depuis Liberté- Oléron, en 2001… Pourquoi ?
Bruno Podalydès – Je crois qu’on avait très envie de se retrouver, avec Denis. Ça faisait plusieurs films que j’écrivais tout seul. D’autre part, c’était censé être une suite de Liberté-Oléron, et comme Denis l’avait écrit avec moi, c’était logique. Avec Denis, les dialogues filent. Notre plaisir est là.
Denis Podalydès – On retrouve très vite une sorte d’humus comique commun.
Bruno – Et puis chacun légitime la connerie de l’autre. Tout seul, on n’oserait peut-être pas s’avancer sur le gag sur « Haroun Taziouff » (dans le film, on apprend que la prononciation du nom du célèbre vulcanologue est erronée, et qu’il ne s’appelait donc pas Tazieff mais Taziouff – ndlr). Mais l’autre rigole, « ça le valide », comme on dit maintenant.
C’est un projet a priori plus modeste que Bancs publics, votre film précédent.
Bruno – Sur Bancs publics, je n’ai pas bien vécu qu’on lui reproche son manque d’histoire alors qu’il en avait beaucoup. L’idée n’était pas d’avoir un récit global, c’était plutôt comme un livre de Sempé avec beaucoup de dessins. Un petit monde. On peut juger la tentative plus ou moins réussie, mais il est difficile de comparer Bancs publics à Adieu Berthe, le projet n’étant pas du tout le même. Et j’ai eu ici plaisir à retrouver une seule histoire avec quelques personnages, à me recentrer.
L’un des plaisirs, pour le spectateur, c’est de retrouver réunie votre petite « troupe » d’acteurs : Isabelle Candelier, Jean-Noël Brouté, Michel Vuillermoz, Denis, évidemment…
Bruno – Ce n’est pas à proprement parler une notion de troupe, dans la mesure où je ne me sens pas tenu de faire travailler tout le monde. L’idée est assez bête : quand on a de si bons acteurs, pourquoi s’en priver ? Par ailleurs, quand on écrit, avec Denis, il est vrai qu’on pense à l’un ou à l’autre.
Denis – C’est vrai que pour certaines scènes je sens que ça doit être avec Michel Vuillermoz. Personnellement, j’ai un plaisir de jeu immense avec lui. Donc le personnage du croque-mort high-tech Rovier-Boubet, je le jouais à l’écriture en passant à travers Michel. Après, l’acteur, on ne lui demande pas tout de suite s’il est disponible, et peut-être ne le sera-t-il pas d’ailleurs, mais il a déjà servi pour l’écriture.
Bruno – Au départ, on était partis sur la métaphore des Trois Petits Cochons. Vuillermoz avait joué le loup à la Comédie-Française et ça nous a inspirés. Et je pense qu’au final, par équation, il en reste encore quelque chose, du grand méchant loup, dans le film et dans son personnage.
N’y a-t-il pas un plaisir aussi, chez vous, mais également chez le spectateur, à voir vieillir vos acteur, vos personnages, à l’écran ?
Bruno – Dans l’amitié, on a plaisir à mesurer les trente ans que nous avons vécus ensemble. Donc, oui, je suis content de voir qu’ils sont là. Après, nous voir vieillir, ce n’est pas forcément une excellente nouvelle (rires) !
Denis – Michel Vuillermoz, chez nous, c’est toujours un peu le grand frère et le modèle, le personnage décidé et courageux, héroïque, puissant et viril, donc tout le contraire du personnage que j’incarne chez Bruno, et qui tentait de me pousser dans la vie. Là, dans Adieu Berthe, c’est plutôt un rival, comme le personnage qu’il interprétait dans Liberté-Oléron.
Il y a une nouvelle venue, dans votre cinéma : Valérie Lemercier !
Bruno – Ça faisait longtemps qu’on en parlait ensemble. Denis m’en disait le plus grand bien.
Denis – J’avais joué dans son film, Palais royal !, et je m’étais énormément amusé avec elle. Dans Neuilly sa mère, aussi, où on avait une scène quasi improvisée. J’étais son ex-mari qui habite dans la même allée qu’elle. Les enfants passent d’une maison à l’autre, à dix mètres de distance. Mais à chaque fois que les anciens époux se voient, ce sont des bordées d’injures. Nous avions fait une prise improvisée où on allait très loin, chacun cherchant l’injure la plus estomaquante, la plus radicale, la plus violente. Et elle est très forte pour ça.
Bruno – Elle envoie ! (rires)
Denis – J’en étais sorti avec un grand plaisir de jeu. Il y a des acteurs comme ça, avec lesquels je peux improviser : Michel, Bruno, Isabelle et Valérie. Elle a une acuité comique incroyable, avec une finesse burlesque et une maîtrise extrême qui font qu’elle ne cabotine jamais. Elle déteste le cabotinage. Elle peut devenir très dure. En pleine prise, elle est capable d’interrompre son partenaire pour lui dire : « Non, non, refais-le, c’est pas bien. » Tu sais, Bruno, je me souviens qu’à une projection de Bancs publics, ton producteur, Pascal Caucheteux, m’avait glissé à l’oreille : « Pour le prochain film, vous devriez écrire tous les deux, avec Bruno, et puis faire jouer Lemercier. » C’est drôle comme il avait su instiller l’idée du film en deux mots.
Bruno – Ah bon ? Je ne m’en souvenais pas. Et puis, parmi les acteurs, il faut signaler aussi l’âne de Xavier Beauvois, Gabin, qui joue dans la séquence de la maison de retraite !
Vous êtes aussi tous les deux intervenus sur le nouveau film d’Alain Resnais, Vous n’avez encore rien vu. Ce n’est pas la première fois que vous travaillez avec lui, notamment vous, Bruno, qui aviez réalisé une émission de télévision catholique désopilante qu’on voyait dans Coeurs, mais aussi la bande-annonce de Pas sur la bouche : » un film de Resnais sans André Dussollier ». Ici, vous tournez un film dans le film, une version moderne de la pièce de Jean Anouilh Eurydice. Vous voici devenu un vrai collaborateur de Resnais !
Bruno – Ça remonte à l’époque où je préparais Le Mystère de la chambre jaune, que je devais tourner avec Sabine Azéma et Pierre Arditi. J’avais confectionné une sorte de fascicule d’images qui devait aider le décorateur, le costumier, etc. Je puisais dans Harry Dickson, Arsène Lupin, des photos de parcs, etc.
Alain Resnais m’a appelé pour me dire qu’il était touché par toutes ces images, qui étaient aussi son jardin. Il m’a proposé de venir visionner un film sur Houdini, le magicien. Ce fut notre premier contact. Depuis, il m’a proposé diverses choses. Et puis ma compagne est très proche de Sabine Azéma… Voilà.
Denis – Oui, il y a un grand lien entre Resnais et Bruno. Ça se fait très simplement. J’ai été touché de voir la grande attention et la très haute estime que porte Resnais aux films de Bruno, dont il parle admirablement bien. Je suis vraiment content de ce lien qui est de l’ordre de la filiation, de la transmission et aussi de la transformation. En voyant les films de Resnais, je pense désormais à ceux de Bruno et inversement. C’est l’inconscient de Bruno ? Et puis c’est la part qui m’échappe complètement, où je ne fais pas partie de la cellule de création, où s’organise le cadrage, le montage, la mise en scène, le découpage dans sa tête.
Bruno – Avec Resnais, on parle surtout de nos femmes ! (rires)
Est-ce qu’au fond il n’y a pas eu très longtemps un malentendu sur votre cinéma, Bruno, qu’on jugeait sur l’histoire ? En fait, vous êtes un formaliste, un conceptuel.
Bruno –…
Denis – Absolument. J’ai revu récemment Voilà, un court métrage de Bruno où je jouais un père qui se balade dans la campagne avec son bébé sur l’épaule, en l’occurrence le fils de Bruno, mon neveu, et je l’ai trouvé très beau formellement. J’ai été impressionné.
C’est d’autant plus un bon exemple que c’est un film quasiment sans histoire, qui tient une demi-heure sur sa seule mise en scène.
Bruno – Mmm…
Resnais était un cinéaste important pour vous avant même de le rencontrer ?
Bruno – Oui. Mais mon grand choc a été Smoking/ No Smoking, où je retrouvais tout ce que je peux aimer dans le théâtre, où j’éprouvais une sorte de jouissance du décor, de la musique, des vignettes, du filmage, de l’organigramme du scénario et de son arborescence. Quand je n’ai pas le moral, et je l’ai dit à Resnais, c’est un film qui continue à me mettre en joie, avec la métaphore de la petite cabane au fond du jardin. J’aime les jeux de mots, les règles du jeu que s’est fixées Alain…
Pour tourner Eurydice, film dans le film, la pièce de Jean Anouilh qu’on voit dans Vous n’avez encore rien vu, vous aviez toute liberté ?
Bruno – Oui, j’avais carte blanche. Resnais me répétait : « les cloisons sont étanches entre votre travail et le mien ». C’était très émouvant.
Denis – Et, de fait, vous avez beaucoup d’acteurs en commun ! Vimala Pons, Pierre Arditi, Michel Robin.
Bruno – Et moi !
Denis – Tu n’es pas dans le film de Resnais !
Bruno – On m’entend au début ! (rires) Et puis j’ai beaucoup aimé être son voisin cannois, lui au Festival officiel et moi à la Quinzaine, le même jour. Du coup, on était voisins de pleine page dans Libé le lendemain.
Adieu Berthe a été bien accueilli à Cannes, il y a même eu une standing ovation…
Bruno – Oui, j’étais très ému. Mais je suis resté un peu à Cannes et on finit par relativiser : il y a beaucoup de standing ovations (rires) ! Le moindre truc (il claque des doigts) : « Champagne, Perrier » ! Denis – Le hasard a fait que j’étais présent à Cannes dans quatre films (le Louis-Do de Lencquesaing, le Resnais, le Noémie Lvovsky et celui de Bruno). Ça a donné quatre standing ovations (rires)…
Bruno, vous êtes plus discret que Denis, qui a soutenu Ségolène Royal en 2007 et François Hollande en 2012, sur vos engagements politiques.
Bruno – Publiquement, oui. Je n’ai pas non plus la notoriété de Denis. Mais je me sens engagé contre les injustices du plus profond de moi. L’abrogation de la loi sur les étudiants étrangers a marqué pour moi de manière positive le début du quinquennat de Hollande.
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