Quatre ans après la censure de son reportage Pas vu à la télé, Pierre Carles diffuse enfin en salles <et grâce à un exceptionnel soutien public Pas vu pas pris : le film de l’affaire, à la fois document et comédie. Portrait d’un entarteur médiatique, entre mauvaise foi et bonne conscience.
Un samedi après-midi en Bourgogne, 28ème Rencontres cinéma de Marcigny, un peu avant 16 h. Trois silhouettes perchées sur l’escalier du cinéma Le Vox, salle de campagne nichée dans une bâtisse d’école, s’échangent propos et bonbons au miel. A droite, le nez dans un bouquin à la recherche d’une citation sur Alain Minc, Pierre Carles. Longue et sèche dégaine enveloppée d’une chemise rouge et d’un pantalon noir, le visage barré d’austères lunettes. Au milieu, Serge Halimi, journaliste au Monde diplomatique et auteur d’un petit livre corrosif sur le système médiatique, Les Nouveaux chiens de garde. Il lit le passage en question et sourit sans rien dire, à côté d’un journaliste de France 3 qui raconte en riant le filmage mouvementé d’une conférence sur les médias pour son copain Carles.
Le trio attend le début de la séance phare de ce festival de cinéma : Pas vu pas pris, le film de Carles, présenté ici en avant-première avant sa sortie nationale. La dernière fois qu’on en avait entendu parler, c’était en une de Libération avant l’été dernier : Canal+ venait d’empêcher la diffusion de la bande-son du film (dont elle était en partie productrice) sur France Inter, dans le cadre de l’émission de Daniel Mermet, Là-bas si j’y suis. Première apparition au grand jour d’un travail devenu un peu culte à force de ne jamais être diffusé.
Une histoire rocambolesque entamée il y a trois ans, lorsque Canal+ commande au journaliste un sujet pour sa Journée de la télé, sur le thème « télévision, pouvoir, morale ». A l’époque, Carles travaille aussi pour Brut, magazine d’actualité d’Arte, qui vient justement de refuser un document au coeur de toute l’affaire : une conversation entre François Léotard, alors ministre de la Défense, et Etienne Mougeotte, directeur général de l’antenne de TF1, enregistrée à leur insu. Les deux hommes y discutent élections, LCI, recettes publicitaires, boulot… Echange banal de propos entre deux amis, petite poussée de lobbying de Mougeotte, intérêt poli de Léotard : rien de très surprenant, encore moins compromettant (même si l’échange est plutôt cocasse). Mais Carles y voit une trace de complicité entre l’homme de pouvoir et l’homme de télé, et décide de faire réagir les principaux journalistes des chaînes françaises à cette bande indiscrète : c’est Pas vu à la télé, un sujet de 14 minutes, qui montre Anne Sinclair, Charles Villeneuve, Bernard Benyamin, Alain Duhamel, François-Henri de Virieu et consorts franchement gênés, voire passablement énervés par le document et surtout par le reporter qui leur pose inlassablement la même question : « Pourquoi la télé refuse-t-elle de montrer cette cassette ? »
Mise en scène choc (les interviewés dénonceront tous le « piège » que leur a tendu Carles en leur soumettant sans sommation la fameuse bande) et montage provoc : Canal refuse de passer le sujet, qualifié par Philippe Dana, responsable de La Journée de la télé, de « brûlot anar ». L’affaire commence. Car tout au long de ses négociations avec la chaîne cryptée, Pierre Carles enregistre à son tour ses conversations avec Dana, avec Hector Obalk (son complice qui a tourné quelques entretiens), avec des assistantes de Canal puis avec Karl Zéro, qui tentera un temps de le faire travailler pour Le Vrai journal, avant de s’y casser les dents. Gêne croissante de Canal à son égard, création d’une fausse société de production pour revendre le film à la télévision belge, efforts de Canal pour réfuter les accusations de censure en consacrant à son tour un reportage à Pierre Carles, promesses abusives de Karl Zéro… Carles enregistre tout et en fait un nouveau film : Pas vu pas pris, le film du film.
Pas vu pas pris est une étrange entreprise, mélange d’enquête subjective et de chronique nombriliste où Carles apparaît comme l’éternel benêt en prise avec les contradictions du système médiatique. Un montage qui, au final, ne contient aucun scoop ni révélation fracassante, mais montre avec humour les hypocrisies de la télé. « C’est un film réjouissamment potache qui ne mérite ni tant d’éloges ni tant d’indignité », commente Marco Lamensch, producteur de Strip-tease, autre émission à laquelle Pierre Carles a régulièrement collaboré. « Ce qui est drôle, c’est le côté film du film du film. Ça finit par ressembler au Manuscrit trouvé à Saragosse, comme un film picaresque qui n’en finirait jamais. » En l’occurrence, Pas vu pas pris s’achève sur un « à suivre… » riche de promesses, lourd de menaces. Même si l’auteur fait aujourd’hui preuve d’une curieuse méfiance vis-à-vis de son travail, s’avouant « gêné » par « le malentendu » qui entoure le film : « Il faut se méfier de ce film, ne surtout pas généraliser. Ce film servirait presque l’intérêt du système : le problème n’est pas là. » Traduction : Pas vu pas pris montre les symptômes d’un système vicié, il n’en démonte pas les rouages.
A Marcigny, quelques minutes après la projection, la salle bondée est pourtant enthousiaste. Paul Jeunet, responsable des Rencontres, sourit en évoquant le succès de la soirée : « La dernière fois qu’on a eu autant de monde, c’était pour Supervixens de Russ Meyer ! » La foule des grands jours, venue sans matraquage publicitaire mais alléchée par la mobilisation efficace du milieu associatif. De la projection spéciale organisée par Charlie hebdo au Grand Action à Paris, en juillet 97, à la séance mise sur pied par l’Acid pendant le Festival de Cannes, en passant par le Festival de Lussas cet été ou encore le Festival de Belfort, le film a depuis plus d’un an fait le tour de France des réseaux parallèles de diffusion. Interdit à la télé ? Les indépendants du cinéma (l’Acid, Association pour le cinéma indépendant, et le Groupement national du cinéma de recherche) se mobilisent pour défendre le film alors que son auteur bataille encore pour trouver les financements nécessaires à son passage en salles. C’est ainsi que Geneviève Houssay, qui gère trois salles à Montreuil, crée il y a quelques mois C-P Productions, structure destinée à prendre en charge la post-production et les contrats inhérents au bouclage de Pas vu pas pris. A Paris, le film sort au Saint-André-des-Arts à Saint-Michel, la salle des Depardon, de Reprise d’Hervé Le Roux, de Mémoire d’immigrés de Yamina Benguigui : « une salle sur mesure » selon Geneviève Houssay, malgré les risques de saisie en référé le jour de sa sortie, pour des motifs juridiques multiples : extraits d’émissions utilisés sans autorisation, interviews de journalistes diffusées sans leur accord dont François-Henri de Virieu, décédé depuis. « C’est un film culte avant la sortie, espérons qu’il le soit encore après », ironise la productrice. Elle table sur au moins 60 000 entrées en France, bien plus que les maigrichons 5 000 spectateurs évoqués par un Carles un peu tiède.
Mais le chaînon associatif ne s’arrête pas là. C’est grâce à une autre association, « Pour voir Pas vu », créée à l’initiative de Charlie hebdo, que le film arrive en salles. Pour pouvoir sortir son film, Pierre Carles devait racheter les droits de Pas vu à la télé (devenu partie intégrante du nouveau film) à Canal+. La chaîne cryptée accepte, mais au prix fort. Le journal satirique lance alors une souscription auprès de ses lecteurs pour récolter les fonds nécessaires. En quelques mois, 600 000 f entrent dans les caisses de l’association, permettant ainsi de payer le passage de la vidéo en copie 35 mm. « Ça a été un déferlement, se souvient Gébé, président de l’association. Pierre Carles avait eu l’idée de récompenser les souscripteurs en leur envoyant une cassette du pré-film et l’affiche dessinée par Lefred-Thouron. On leur disait : vous allez aider à le montrer à d’autres. »
Finalement, cette sortie cinéma arrange bien l’auteur, avide d’espaces de contre-pouvoir médiatique : « On n’a pas besoin de la télé, mon film en est la preuve. Le public en profitera mieux en salles… Je ne regrette pas du tout qu’il ne passe pas à la télé. » Paradoxe un peu rude de la part de quelqu’un qui s’est précisément fait un nom grâce à ses incartades télévisuelles. Avant l’affaire Canal, il y eut un passage éclair par Télé Lyon Métropole, en 1989, qui le remercia promptement après un reportage sur la skieuse Carole Merle qui se finissait par la lecture d’un tract anticommuniste rédigé par un responsable de la chaîne… Il y eut aussi quelques collaborations aux émissions alors animées par Bernard Rapp : L’Assiette anglaise, Tranche de cake et My télé is rich. Des reportages déjà axés sur les coulisses du système (visites en ethnologue des appartements des invités, reportage hilarant sur un vernissage au musée d’Art contemporain de Marseille), avant un passage chez Dechavanne, pour qui il lit des nécros d’hommes politiques à la sortie du conseil des ministres un peu à la façon de ce que fait Lafesse aujourd’hui. Mais il perd sa participation au « Bloc-notes » de Ciel mon mardi après avoir ridiculisé un reportage de 52 sur la une sur des pirates philippins. A l’époque, Mougeotte (déjà) le traite de « merdeux ».
Sept ans plus tard, Carles se souvient de ses débuts de trublion médiatique : « J’ai arrêté ces conneries à ce moment-là. C’était devenu un truc de malin. Ça ne remettait pas en cause les choses, le système. » Mais le « zozo dans le PAF », comme le surnomme alors Libé, s’est déjà créé une petite notoriété. « Je l’avais aperçu à la télé à l’époque, se souvient Gébé de Charlie hebdo, on voyait ce curieux personnage invité à faire quelque chose de bref et de sarcastique et qui disparaissait au bout de quelques émissions. Ça ne durait jamais. Il faisait des choses discrètes, parfois trente secondes, mais malgré ça scandaleuses. On le poussait à la porte à chaque fois. On sentait qu’avec très peu de choses il semait la panique. » Pour Strip-tease, il livre pourtant des reportages sobres et caustiques, un portrait de la femme qui fit enregistrer un disque à Jeanne Calment, un autre du publicitaire mégalo Daniel Robert, il suit la formation de vendeurs de pizzas, offre un regard inédit sur la dissolution de l’Assemblée nationale par Jacques Chirac avec Une Balle dans le pied. Des travaux qui ont tous en commun « un mélange de candeur, de pureté et de rouerie intégrale », selon Marco Lamensch de Strip-tease.
Drôle de personnage que Pierre Carles, pourfendeur du système médiatique alors qu’il n’a même pas de télé chez lui, qui accepte les invitations aux débats organisés par les cinés de province mais parle à peine, refuse de signer le livre d’or d’un festival, refuse les interviews, accepte à contre-coeur celle des Inrocks (symbole à ses yeux de la société du spectacle depuis la publication consécutive de couvertures Edouard Baer/Ariel Wizman et Guy Debord). Et refuse la diffusion d’extraits de Pas vu pas pris sur le petit écran, au prétexte que si les chaînes étaient vraiment intéressées, elles achèteraient le film. Des positions dogmatiques, jusqu’au-boutistes, assenées d’une voix fluette qui parle par à-coups et s’arrête soudain sur de longs silences. Mais s’adoucit, s’humanise, à l’évocation des documentaires de Chris Marker ou des « prisonniers politiques » basques et corses rencontrés à la Santé, et de leur regard qui bouge. Un journaliste qui cherche à dénoncer un système, affirme vouloir « mettre la télé face à ses contradictions » mais parle de son film comme d’une « comédie », décrit ses apparitions dans Pas vu pas pris comme celles « du personnage que j’incarne dans le film », avant d’ajouter, « je fais l’idiot, comme dans le film de Lars von Trier. Je fais de la télé, mieux qu’à la télé, mais comme à la télé. »
Au fil de la discussion, dans un café rempli de sorcières déplumées et de morts-vivants rustiques un soir d’Halloween, l’homme se révèle plutôt bavard, décollant rarement les yeux de sa tasse de tisane. Et retrouve même sa voix de cinéma lorsqu’il évoque ses études à l’IUT communication de Bordeaux et son sentiment d’être « un Martien » dans une école qui « apprend à faire semblant d’être omniscient ». Ou encore le concours d’entrée de l’Idhec (ex-Femis), qui lui valut son premier contact avec le cinéma de Murnau. « C’est un type super-sympa, absolument touchant, souffle pour sa part Véronique Frégosi, productrice française de Strip-tease. Au début, il était d’une agressivité incroyable mais il me fait marrer, il me fait du bien. J’ai l’impression de retrouver hors du temps, égaré, un peu anachronique, un soixante-huitard avec un petit côté moralisateur. Il culpabilise tout le monde. J’ai l’impression de retomber en adolescence avec lui, il est pur et dur. C’est un moralisateur et, en même temps, il utilise le système. Il a un côté provocateur. J’adore quand il vient, il se bagarre à coups de citations et de bouquins situationnistes. Il est obstiné. S’il le faut, il ira jusqu’au bout, jusqu’à la catastrophe. » Les projets de Pierre Carles avec Strip-tease sont pourtant pour l’instant mis de côté. Lui envisage de retravailler une ancienne enquête sur le rôle de France 3 et de Sud-Ouest dans l’élection de Juppé à la mairie de Bordeaux. Sa productrice, qui lui avait demandé de réfléchir à un sujet sur Bourdieu, dit aussi de sa façon de travailler : « Il va un peu en crabe. Quand il y a quelque chose qui se présente, il y va. On rapièce, on se débrouille, c’est du bricolage. »
Un bricolage qui a de la suite dans les idées, puisque Carles envisage l’édition en cassette vidéo de Pas vu pas pris, enrichi d’un Enfin pris complémentaire : du film télé au film cinéma à la cassette vidéo. Résultat d’une obstination et d’une méfiance redoutable vis-à-vis des institutions. Un ancien ami de Pierre Carles, rencontré à Bordeaux alors que tous deux travaillaient à Allo-stop, se souvient de sa voix à la Buster Keaton et de son sens comique. Mais se rappelle surtout de « son glorieux passé de déserteur. J’ai fait un film avec un personnage inspiré de lui. » Toujours entre fiction et réalité : d’auteur télé censuré à héros de fiction politique.
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