Premier film d’une force peu commune, Sombre s’affirme comme une oeuvre plus plastique que narrative, loin de toute morale et de toute psychologie, agitée de pulsions primitives et de sensations enfouies. L’inconnu Philippe Grandrieux s’y dévoile comme un cinéaste très singulier.
Rien n’est venu annoncer le bouleversement physique que procure la vision de Sombre. On avait pu repérer le nom de Philippe Grandrieux à la faveur d’un sujet de Brut ou de l’atelier « Live » d’Arte. Mais la force de la découverte est à la mesure de cette relative discrétion. Dès ses premières images, le film procure une impression de « jamais vu comme ça » qu’on sent sous-tendue par
des années de recherche et de réflexion. Dans son intérieur tout blanc, du côté de la Bastille, Philippe Grandrieux se présente comme un cinéaste encore habité par son film, qui revendique sa moderne étrangeté, comme un plasticien inquiet qui a su orienter ses recherches pour parvenir à une connaissance transmissible de l’enfant qu’il était. Nourri de lectures très diverses et d’impressions fulgurantes face à des films qu’il a reçus plus comme des tentatives originales sur la matière cinématographique que comme des schémas narratifs applicables, il a su dépasser son humus de références pour y implanter sa propre singularité perceptive. Il est donc logique que Sombre dérange et bouleverse, autant par sa plasticité revendiquée mais jamais exhibée que par son refus des codes moraux et psychologiques en vigueur. Rencontre avec un cinéaste qui s’étonne de se retrouver si seul quand il s’agit d’affirmer que le cinéma doit sans cesse être remué de fond en comble pour retrouver la forme.
Pourquoi avoir opté pour un personnage de serial-killer ?
Philippe Grandrieux Je ne voulais pas qu’il soit pervers, je voulais éviter la connotation sadomasochiste, avec son côté prosélytisme scout. Je voulais quelqu’un de plus pur et de plus opaque par rapport à la violence de ses actes. Qu’il tue le renvoyait dans un autre monde complètement éloigné de moi, ça l’amenait dans une totale opacité, y compris vis-à-vis de moi-même. Quand il tue, il n’y a aucune jouissance. C’est juste un vertige, un moment d’abandon, d’éblouissement plus grand qui ne contient aucun accès à rien. Il tue, c’est tout. Evidemment que c’est épouvantable, qu’il faudrait l’arrêter et le condamner, mais le film ne se situe pas du tout dans ce champ-là. Quand on me dit que le film n’est pas moral, je n’arrive pas à comprendre. Le film ne se situe pas dans la morale mais dans une matière humaine inconsciente et terrifiante, par laquelle les contes cheminent.
Comment échapper à la pornographie quand on montre des viols et des meurtres’
Je ne voulais pas être voyeur de quoi que ce soit. Et je ne crois pas que le malaise que sécrète le film vienne d’une façon insoutenable de filmer ces scènes, mais de leur absence d’explications. Le personnage de Jean a peut-être un désir de voir, et peut-être même un désir de mise en spectacle de son voyeurisme, mais la mise en scène ne me place pas en voyeur de son voyeurisme. Je l’aurais été si j’avais été très en retrait. Là, j’étais dedans.
A quand remonte votre désir de cinéma ?
Ce désir a toujours été lié à la question plus générale de la représentation : c’est l’élément moteur, que ce soit en peinture, en littérature ou pour le cinéma. A Saint-Etienne, d’où je viens, je n’étais pas du tout cinéphile. Un de mes films préférés était Les Canons de Navarone : un bon film, mais c’était pas Ordet ! En revanche, j’ai lu beaucoup, très tôt et tous azimuts. Ensuite, le cinéma est venu s’inscrire plus précisément sur cette question de la représentation. Alors j’ai passé le concours de l’école de cinéma de Bruxelles, et je me suis mis à voir plusieurs films par jour à la Cinémathèque royale de Belgique.
A Bruxelles, quels sont les films qui vous ont le plus marqué ?
C’est là que j’ai découvert L’Empire des sens et les films de Werner Herzog. J’ai aussi un souvenir très fort de Moïse et Aaron des Straub, que j’ai étudié à la table de montage. J’ai une passion absolue pour Fassbinder, ou pour Franju, Dreyer aussi. Comme je n’avais ni formation ni fétichisme cinéphiliques, le cinéma m’impressionnait et me bouleversait. J’étais ébloui par la vibration de l’image du cinéma muet, son fourmillement et son battement. Cet éblouissement plastique m’impressionnait déjà plus que l’héritage narratif. J’avais la sensation physique d’être
bombardé de météorites.
Le cinéma était donc d’abord un champ d’expériences plastiques ?
Tout à fait, d’autant que j’étais très touché par la peinture. A Saint-Etienne, quand j’avais 17 ans, j’avais commencé des études d’architecture et le musée d’Art moderne de Saint-Etienne présentait des choses qu’on ne voyait nulle part ailleurs, comme les premiers feutres de Robert Morris, que j’ai découvert en n’ayant jamais rien vu d’autre alors que j’aurais dû voir de la peinture académique. J’ai eu beaucoup de chance.
Qu’avez-vous fait entre votre sortie de l’école de cinéma et Sombre ?
Pour moi, il n’y avait pas d’enjeu social à faire du cinéma, seulement un enjeu de cheminement vis-à-vis de moi-même. Je me suis aperçu très vite que je n’étais pas prêt à faire un film : je n’avais pas la capacité de soutenir la position de cinéaste. Pas à cause d’un problème de compétences, mais parce que je plaçais la barre très haut par rapport à tous ces films que j’avais vus pendant quatre ans à Bruxelles. Alors j’ai fait des films à la marge de la télévision, pour l’INA ou Arte. Et puis j’écrivais constamment, mais pas du tout des scénarios. Peu à peu, je me suis senti plus fort psychiquement, il y a eu une levée progressive des inhibitions. Faire du cinéma doit être une expérience de vie. Fassbinder disait qu’il faut faire beaucoup de films pour que la vie devienne film. Et il faut donner beaucoup pour faire un film, pour que le film donne beaucoup en retour. C’est comme dans une histoire d’amour : c’est une affaire de don et d’abandon. Mais les choses viennent toujours de l’intérieur. J’ai aussi appris à établir un rapport avec les gens que je filmais, à trouver la distance juste avec eux pour qu’une vraie relation s’établisse. Le documentaire m’a surtout apporté la conscience intuitive de la bonne distance à celui qui est filmé. Quand on filme soi-même avec la caméra, on s’aperçoit qu’il faut être suffisamment près pour s’engager corporellement au milieu des autres. La question de la mise en scène, c’est comment être là avec sa caméra dans un vrai rapport à l’autre. Quand je vois les mecs derrière leurs écrans vidéo, je trouve ça débile ! Comme dit Godard, ils ne font pas du cadre, ils encadrent, c’est des trucs de flics qui n’ont rien à voir avec une prétendue maîtrise. C’est de la maîtrise, oui, mais sociale, une maîtrise du cadre social !
Pour parvenir à cette distance juste, il faut que vous soyez votre propre cadreur, avec votre caméra à l’épaule ?
J’ai besoin d’avoir une place physique par rapport à mes acteurs. Mais on peut bien sûr avoir le même engagement psychique en ayant une autre place physique que la caméra à l’épaule. Avant Sombre, j’avais déjà beaucoup tourné en caméra portée mais jamais en 35 mm, et la caméra qu’on avait était très lourde, elle pesait 22 kg. Mais quand on tournait, je ne sentais pas son poids : il y avait adéquation entre mon corps et la caméra, comme il y a adéquation entre le corps d’un alpiniste et la montagne. Mon oeil était comme tiré, je devenais une pure pulsion spéculaire, comme collé à l’image que je voulais absolument produire et projeter. On projette du désir à l’acteur et lui le redonne, il projette sa lumière en retour, et moi je circulais avec la caméra dans ce monde que j’avais projeté. La pellicule est impressionnée par ce qui a été projeté, avant d’être elle-même projetée sur un écran qui la réfléchit pour impressionner les spectateurs. Le cinéma qui m’intéresse et que j’aime est toujours fabriqué sur ce rapport fondamental entre impression/projection. C’est un rapport érotique très puissant qui permet de travailler sur le rapport aux sensations.
Est-ce que cette méthode n’implique pas un risque d’aveuglement ?
Non, parce que l’aveuglement est induit, il est au coeur même du film, c’est l’aveuglement du personnage principal. Jean est un personnage aveuglé, ébloui, coupé des autres et du monde, coupé de tout rapport possible à l’autre. Il est collé à une peau trop grande pour lui, constituée par les montagnes, le fleuve, les forêts, le papillotement de la lumière. Il est collé à des sensations dont il ne fait rien et dont il ne sait rien. Ce n’est pas un serial-killer qui aurait une perversité à tuer. C’est un bloc de nuit qui avance, aveuglé par la sensation. Etre aveuglé moi-même dans ce que je devais produire et attraper de la séquence n’était donc pas gênant, puisque c’était partie intégrante de ce que Jean devait transmettre comme type de rapport au monde.
Comment avez-vous conçu ce personnage ?
Sur les deux pulsions fondamentales que sont la vue et l’ouïe. Mais c’est une vue qui avale le monde, comme chez les psychotiques, et c’est une perception du son qui tient le monde dans une distance non régulée par les rapports symboliques entre les hommes. Il entend un monde pris dans de la ouate, dans lequel il n’a jamais pu tracer la moindre relation, le moindre écart, la moindre distance que le langage nous donne pour établir des relations avec les autres. C’est un personnage collé au monde. Le film est fabriqué avec de la toute petite enfance, celle qui fabrique
non pas des souvenirs d’enfance mais une prise de perceptions, telles que le souffle qui entre dans les poumons qui se gonflent, la mise en place de l’appareil digestif, la découverte du toucher, la tête qui est trop lourde et qui roule. Ce champ théorique du film a été nourri par mes propres expériences perceptives ou plutôt par leur recréation, puisque je n’y ai plus accès. Par exemple, le plan de l’enfant qui marche à tâtons face au soleil, avec la main en avant pour se protéger. D’autre part, le film est nourri par une dimension très théorique. Quand je travaille, il y a d’un côté le pulsionnel et de l’autre la mise en place de dispositifs théoriques.
Pourquoi le cadre du Tour de France ?
Je voulais que le personnage se déplace et qu’il ait une raison pour ça. J’ai pensé qu’il pourrait suivre la caravane du Tour de France avec son spectacle de marionnettes. Même si j’ai une sainte horreur des marionnettes, et surtout au cinéma, avec le personnage du marionnettiste qui est toujours poétique et chiant. Mais je voulais le contrechamp des enfants qui regardent et qui sont complètement emportés par leurs affects, qui viennent s’imprimer sur leurs visages. Je voulais aussi que le film se déroule pendant une période festive de la France, avec les bals du 14 Juillet. Dans le Tour de France, il y a aussi une idée enfantine d’une France à la Charles Trenet qui n’existe plus, avec les familles au bord de la route. Ça me rappelait aussi La Nuit du chasseur, avec Mitchum qui est amené par le fleuve, comme Jean est amené par le Tour de France qui passe devant les gens sans s’arrêter. C’est l’idée que le mouvement est indépendant du personnage. Je le dis sans aucune pose mais je me sens proche des gens qui regardent passer le Tour pas dans ma vie quotidienne, mais du point de vue d’une même appartenance à l’espèce humaine, que je ressens quand je suis moi aussi sur la plage avec mes enfants, en train de me passer de la crème les pieds en éventail. Cette « normalité » un peu étrange du Tour constitue un gigantesque contrechamp au monde noir de Jean. Ces spectateurs du Tour portent comme nous le poids de leurs désirs, de leurs renoncements, de leurs frustrations. Dans le travelling final, il n’y a aucun mépris pour ces gens qui regardent passer le Tour, parce que je les sens proches de moi.
Est-ce que Sombre est un conte cruel ?
Tous les contes établissent un rapport à l’inconscient, c’est leur fonction. Les contes contiennent une grande violence et une grande cruauté, comme les désirs qui nous traversent. Ils contiennent et dévoilent la part archaïque et animale qui nous fonde avant que la société vienne tempérer tout ça. Sombre est un conte dans la mesure où il n’y a pas de psychologie, où les personnages sont archétypaux. On peut me reprocher qu’ils le sont trop. Il y a le loup qui vit dans la forêt et il y a la vierge. Dans les mythologies, les vierges s’approchent toujours des monstres. C’est un champ privé de psychologie et de contingences sociales, sans flics et sans explications. Tout ça est évacué dans un ailleurs tendu dont on sent à la fois la possibilité et l’improbabilité. Mais on peut faire de beaux films avec tout ce que j’ai placé hors champ, comme Henry, portrait of a serial-killer, où le personnage est, à l’inverse du mien, totalement inscrit dans du réel.
Est-ce que Sombre est l’histoire d’une rédemption ?
Je voulais une fin qui s’ouvre un peu, qui redonne un peu le monde au personnage. Il fallait donc que Jean connaisse une rédemption minimale, pas au sens christique, mais qu’on sente qu’il a été enfin touché par quelque chose, par son histoire d’amour avec Claire, qu’il est un peu différent de ce qu’il est au début du film. Jean est un passeur, parce qu’il fait passer de la vie à la mort, mais aussi parce qu’il fait passer Claire d’une vie désespérée à une possibilité d’aimer. Elle a la force d’accepter ce qu’il lui a donné à vivre même si c’est monstrueux, elle ne s’en détourne pas. Et lui est un passeur qui reste toujours sur les berges du fleuve, il n’a été que frôlé, il ne peut pas être sauvé. J’ai eu beaucoup de mal à trouver cette fin, jusqu’à ce qu’avec Marc Barbé on reparte
tous les deux dans la forêt, à l’endroit du dernier meurtre, cinq mois après la fin du tournage. Et on a retrouvé exactement la même lumière. C’était vraiment un ultime retour sur les lieux du crime ! J’étais seul avec lui et j’ai tourné pendant deux heures avec ma petite caméra vidéo numérique. Quand ça a été fini, j’ai ressenti tout à coup une fatigue incroyable, alors que là, la caméra ne pesait que quelques grammes. Marc et moi, on était vidés… La souplesse, la légèreté de la caméra numérique permet que le film ne s’arrête jamais, qu’il ne soit pas tributaire de la lourdeur de la machinerie en 35 mm, qu’il soit toujours au travail. Je cadrais de la même manière avec les deux. Mais la caméra numérique me permettait de tourner à d’autres moments, hors de l’équipe, de façon très instinctive à tout moment. Mais il n’y a aucune relation narrative ou symbolique entre les deux.
Comment avez-vous organisé les ruptures de ton du film ?
Le cinéma m’intéresse pour ses contrastes et ses extrémités. Dans le cinéma muet originel, par exemple, je n’arrête pas d’entendre un vacarme assourdissant. C’est muet parce qu’il y a tellement de bruit qu’on ne s’entend plus, le son est fabriqué par le rythme des plans. A côté de cet intérêt pour le muet, j’aime des gens contemporains et expérimentaux comme Mekas ou Brakhage. Le cinéma me bouleverse à ces deux pôles, ce qui ne m’empêche pas d’être aussi bouleversé par Pialat ou Cassavetes. Sombre ne s’inscrit pas dans la suite logique de la Nouvelle Vague ou de la post-Nouvelle Vague. La Femme d’à côté, c’est pathétique et laborieux, c’est pas du cinéma, même si Truffaut a fait des grands films. Je ne viens pas du tout de cette lignée Nouvelle Vague, Godard mis à part mais soit Godard est la Nouvelle Vague à lui tout seul, soit il n’en fait pas partie. Un film comme JLG/JLG n’a rien à voir ni avec Truffaut ni avec Chabrol. Sombre est fait de registres différents qui le travaillent, mais j’espère qu’il ne fabrique pas de corps étrangers, qu’il reste un tout. De Murnau à Mekas, le film est travaillé par le cinéma comme affaire de sens, d’émotions et de sensations. C’est à travers la matière cinématographique que quelque chose du domaine de la pensée peut se mettre à exister. Le fond doit être une question de forme, donc de style, pas l’inverse. Il ne s’agit pas de formalisme mais d’affirmer qu’à travers la forme s’engage le rapport de l’être humain au monde, à sa représentation. La forme revêt une dimension ontologique. Un film est fabriqué à travers sa forme. Comment pourrait-il en être autrement ? Je suis toujours sidéré qu’on se prétende cinéaste sans se préoccuper du tout de ces questions de matière. Imagine-t-on un peintre qui ne se préoccuperait pas de la question du geste, de la surface, des pigments, de la dimension ? Tous les peintres réfléchissent en sachant qu’il y a eu le Greco, Manet et Pollock. On a l’impression que les cinéastes ne voient pas qu’il y a eu Griffith, Brakhage, Mekas, Snow, Anger ! Que leur truc, c’est encore d’adapter des romans de chez 10/18 ! Et ils ne parlent que d’histoires et de personnages à incarner, c’est terrifiant !
Comment s’est imposé le titre ?
« Sombre », c’est à la fois une qualité de lumière et une injonction, « Sombre ! », un ordre et une menace. Jean vit sous cette injonction qui le contraint à une vie monstrueuse, sombre et sombrée, comme échouée. La psychologie m’ennuie et je ne voulais pas qu’il y en ait dans le film d’où le rattachement du film à la toute petite enfance, qui est une période hors de la psychologie. Mais il lui en est resté cette injonction obscure, rattachée à rien. Le titre correspond aussi à ce qui est en route au coeur du personnage, un conflit plastique entre l’ombre et la lumière. D’un point de vue de forme comme de fond, ce conflit plastique est au coeur de ce que j’ai essayé de faire avec ce film.
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