Pour son deuxième film, après Sombre, Philippe Grandrieux persiste à déranger le confort de spectateurs habitués au cinéroman. Ce chercheur solitaire défend ici sa démarche artistique, sensorielle et singulière.
Si l’on en juge par certaines des premières réactions à La Vie nouvelle, Philippe Grandrieux continue de déstabiliser les attentes, voire de susciter le rejet. On se souvient qu’il y a trois ans, Sombre, proposition esthétique atypique et nova-trice, s’était attiré les critiques les plus diverses et tranchées. Le cinéaste avait ensuite accompagné son film dans les salles de France, rencontrant un public aussi violemment partagé que la presse, signe de tonicité de l’objet, preuve qu’il saillait de la molle parade des sorties routinières pour s’inscrire dans notre ciné-paysage mental. Sombre avait changé la donne, contribué à déplacer un peu l’ordre des choses. Ensuite, Philippe Grandrieux avait repris sa quête, écrit puis laissé de côté un gros projet américain, échoué dans une adaptation de Conrad pour Arte par manque de moyens, pour finalement faire un séjour à Sofia qui suffira à déclencher La Vie nouvelle : une autre immersion dans un cinéma de la sensation et de la perception, une nouvelle étape dans la quête de films-expériences qui transforment le lien entre écran et spectateur en un rapport total, engageant l’esprit, la peau et le corps.
Complètement immergé dans ses films le temps de leur fabrication, avec un abandon frisant la transe, Philippe Grandrieux est par ailleurs un homme qui réfléchit beaucoup, qui mûrit sa pensée depuis de longues années au contact des films de Murnau, Mékas et Lynch, ou des textes de Deleuze et Bellour. Bref, un cinéaste chercheur, à des années-lumière d’un frondeur trash-potache comme Gaspar Noé, au côté duquel certains le rangent abusivement. Rencontre avec un arpenteur des marges, habité par sa croyance, qui parle avec autant de conviction qu’il filme.
ENTRETIEN > Pourquoi situer La Vie nouvelle dans un pays de l’Est ?
Philippe Grandrieux Il y a d’abord une raison très triviale : Catherine Jacques, la productrice de Sombre, m’a dit : « Tu devrais aller à Sofia pour voir s’il n’y a pas quelque chose de possible pour toi là-bas. » J’y suis allé et j’ai vu un bout d’histoire, une sensation très vive qui m’est apparue comme ça, dans le bordel d’un hôtel, une jeune prostituée avec un très jeune militaire basé au Kosovo. En fait, c’est la jeunesse qui m’a complètement bouleversé, la jeunesse parmi ce désastre, parmi ce chaos, et qui était comme une sorte d’énergie, de vitalité, de puissance de vie comme non atteinte alors que c’était bien évidemment atteint de partout.
C’est donc une sensation, une image, un flash, qui peut te décider à faire un film ?
Complètement. Je crois que c’est Fassbinder qui disait qu’au fond, on n’invente jamais rien, que c’est toujours du réel que les choses adviennent, que les choses sont là et ensuite prises en charge par ta propre machine mentale, imaginaire. Ensuite j’ai fait part de mes impressions à Eric Vuillard qui est un ami proche, qui travaillait sur les décors de Sombre, mais qui est aussi un écrivain (il vient de publier Bois vert chez Léo Scheer). Je l’ai envoyé deux, trois jours là-bas et on a convenu de travailler par mails. Il existe aujourd’hui une quantité astronomique de ces mails, c’était des échanges quasi quotidiens. Ce qui est écrit n’est pas forcément la description d’une scène, parce que le texte d’Eric peut par moments être très halluciné et très hallucinant, c’est plutôt comme une source d’énergie, comme un mouvement qui se construit par l’écriture, et aussi par le va-et-vient de nos mails. Ensuite, on est partis ensemble quatre jours à Sofia et là, on a écrit un état du script qui a été l’objet permettant d’obtenir des financements. Ensuite, pendant toute la période de préparation et pendant tout le tournage, les mails ont continué entre Eric et moi, et on parlait du film, de comment il arrivait. Ça a évidemment travaillé le tournage sur des questions de tension, d’accélération… Tout d’un coup, une phrase m’accélérait considérablement, me donnait un désir dingue de filmer.
On sent bien que le rapport entre tes images et son écriture est un processus de perception, de sensation, pas quelque chose de littéral ou d’illustratif.
Absolument, c’est comme des modalités de travail qui font qu’à un moment donné, cette scène-là devient non seulement possible mais absolument nécessaire, et que l’écriture et le style d’Eric viennent placer. C’est comme deux chemins, deux pensées, deux énergies… On pouvait avoir des discussions extrêmement fines et détaillées, notamment sur tout le début du film, cette scène autour de la chevelure, le fait qu’elle soit tranchée, la nature du couteau… Il y a eu à la fois mille détails et des choses impalpables, soudaines, de pur plaisir, qui n’appartiennent qu’à Eric, et qui pour moi avaient la même valeur d’efficience. C’était tout aussi efficace pour moi de penser que la chevelure devait être tranchée avec un couteau que lorsqu’on se disait que le soleil n’arrivait jamais à son zénith, qu’il était toujours à l’horizon. On se disait qu’on arrachait les scènes de terre. Tout le travail était pris dans cette question-là : arracher des blocs de sensations, d’affects, que l’on ne comprend pas très bien, qui d’un coup nouent les personnages, et puis ça se défait pour devenir autre chose. C’est comme une météorologie fragile, un climat incessant, perturbé, fait d’éclaircies ou d’assombrissements. C’est une météorologie, les films. Je travaille beaucoup sur des questions d’intensité, de flux, d’énergie, de lignes. Et qui correspondent pour le spectateur à des variations de son affect qui peuvent aller de la colère à la joie, à la répulsion, au malaise, à l’exaltation, à la tristesse…
As-tu l’impression que tu as « radicalisé » ta démarche, notamment sur le plan du récit ? Sur Sombre, on pouvait encore s’accrocher aux repères du film de genre. Ici…
Intimement, j’ai la sensation que La Vie nouvelle franchit quelque chose et va se placer bien au-delà de Sombre. Ce qui rattachait à la narration dans Sombre, c’était le fait que le monde était comme perçu à travers un seul personnage. Là, ça n’est plus un personnage mais un monde très inquiet, très perturbé, très opaque. Bon, on sait que c’est à l’Est, il y a une prostituée, les mafieux, ce jeune Américain, mais il y a une sorte d’opacité, de ralentissement de la possibilité d’entendre ou de percevoir, et en même temps des moments d’accélérations considérables. C’est ce rapport double : à la fois être entravé dans l’accès au film et en même temps comme poussé dans le dos par une espèce de main qui plaque sur l’écran.
Dans cette démarche sensorielle, comment choisis-tu tes comédiens ?
Ce qui compte avant tout, c’est la possibilité du travail. Comment les acteurs peuvent s’engager ou pas. Ce n’est pas le savoir-faire technique qui m’intéresse, mais la possibilité qu’ils ont de soutenir la charge du film. Par exemple, j’ai vu Zsolt Nagy jouer Woyzeck au théâtre, et la manière dont il bougeait et occupait la scène était tellement invraisemblable que tout de suite s’est fait jour une possibilité de cinéma immense.
Il y aurait deux modèles qui représenteraient une façon possible de traiter la relation au film. Un film, ça pourrait être comme un arbre, avec des racines, un tronc, des branchages, un feuillage, et un faîte, une sorte de sommet. Ou alors, c’est tout le contraire. La Vie nouvelle, c’est plutôt comme un champ d’herbe qui tremble, ou un champ de tournesols dans le soleil, c’est une vibration, des échanges de flux, d’intensité, des moments de passage d’une ligne dans une autre… Dans les Dialogues avec Claire Parnet, Deleuze dit une chose très belle : que la littérature française est une littérature de la psychologie des personnages, une littérature où serait mise en question la notion de tromperie, et que ce qui caractériserait la littérature anglo-saxonne, c’est qu’il ne s’agit non plus de tromperie mais de trahison. Dans la trahison, il y a un changement, un passage d’une ligne de fuite dans une autre. Là, il y a une grande force de conception possible pour le cinéma. Les personnages sont alors construits avec leur corps, avec leur souffle, leur manière de bouger, avec leurs déplacements à la fois physiques et psychiques. Ça n’a rien à voir avec une négociation de la psychologie des personnages qui les relierait à un sale petit secret qui serait ensuite dévoilé par le film.
Comment expliques-tu que tant de gens n’acceptent pas ta démarche ?
Les contempteurs peuvent parler de « prise d’otage du spectateur » ou de « mise en hypnose », or c’est la définition la plus exacte du cinéma que doit-on faire dans une salle noire sinon se mettre en état de réception absolue ? ! Et puis c’est là dès le début, dès les premières expériences du cinéma. La puissance de l’image, la dimension de cette image est un élément constitutif du cinéma.
Comment réagis-tu quand on te parle de « film fermé », « d’esthétisation de la violence », de « femme battue »…?
Il y a une espèce d’état terrifiant de la critique. Ce genre de remarques me semble tout réduire dans des questions incroyablement étroites, étriquées. J’ai l’impression de voir des notables de sous-préfecture qui sont dérangés dans leur souper et se disent « Mais qu’est-ce que c’est ? Ce n’est peut-être plus du cinéma. » Ça me semble incroyable d’entendre que ma place est plus dans les musées ou dans les galeries d’art contemporain.
Qu’on en soit encore là, ça me sidère. C’est comme s’ils ne pouvaient pas percevoir, ressentir, analyser ce qui leur était donné à voir, comme s’il y avait toujours besoin de la petite histoire, des personnages, de leur petit secret, du dévoilement du secret, du bien et du mal bien assignés, de quelques éléments un peu chic de perturbation, mais acceptables.
Ce qui est surprenant aussi, c’est de se protéger derrière de mauvais arguments : les femmes battues, les chiens, la violence, oui d’accord, mais quand tu vois Les Oiseaux, Le Chien andalou ou L’Age d’or, attends… Qui filme ça aujourd’hui ? De quel ordre sont ces arguments ? D’une morale sociale ? De qui émanent-ils ? De personnes qui n’ont plus la possibilité émotive de s’abandonner, mais veulent être dans une sorte de maîtrise de la dimension politique de leurs propres enjeux ? Je repense à cette image, chez Deleuze encore (et qu’il emprunte je crois à D. H. Lawrence), où il dit qu’on est comme sous une ombrelle qui nous protège du chaos, et qu’avoir un geste artistique, c’est ouvrir une fente dans l’ombrelle pour permettre à des fragments, des flux, de venir nous toucher.
Peut-on dire que ce malaise que dégage le film, ces situations de tension te font également peur, mais que justement, tu t’y confrontes ?
Oui, je me confronte à ce qui me fait peur moi-même, et à ce qui est la matière la plus intime de l’espèce, de notre relation très inquiète et troublée à la sexualité, à la violence, ou aux images et aux sons. Et aussi à ce qui est la structure la plus intime du cinéma. Le cinéma te place face à la coupe, face à ce qui peut survenir, advenir, jaillir un vingt-quatrième de seconde plus tard sans que rien ne soit amené. Tu es constamment placé sous une menace terrible quand tu vas au cinéma. Qu’est ce que je vais pouvoir voir, que j’ai à la fois tellement peur de voir et dont j’ai en même temps un tel désir ? C’est vraiment ça la machine du cinéma, et pour ça Hitchcock était génial.
Tout le film ne serait-il pas le contrechamp de la première séquence, celle du peuple sidéré ?
L’idée était que les regards soient frappés par une lumière très éblouissante, aveuglante. Frappés par quelque chose que l’on ne peut pas réellement voir de face, comme le soleil ou la vérité. Et on est face au film de cette manière-là, probablement, de la même manière qu’on était à la place de ces enfants au début de Sombre, animés à la fois par cette terreur et ce plaisir immense. Ces enfants, c’étaient des spectateurs retenus, captifs mais moi, je ne demande que ça au cinéma : pouvoir être captif, médusé, fasciné, ébloui, pouvoir être emporté par le film. C’est ça l’aventure du cinéma, et ce que j’attends d’un film, ce n’est pas qu’il me raconte l’énième mauvais roman de la fin du XIXe siècle. J’en attends une expérience beaucoup plus totale, et surtout nerveuse. C’est du flux, du sang, du rythme, c’est le c’ur qui bat, qui pompe… C’est ça un film, c’est pas savoir si je-sais-pas-qui a trompé je-sais-pas-qui. On a l’impression que la majorité des films sont comme des traités plus ou moins laborieux de sujets sociologiques, psychologiques. Je pense que la question du cinéma, c’est l’objet beaucoup plus que le sujet.
Le film ne laisse aucun répit. Tu as voulu ce pilonnage incessant ?
Il y a une très grande difficulté à penser le film au moment où il est projeté. Je pense qu’après, on peut, mais au moment où on en fait l’expérience, on vit cette expérience, ou on la refuse, mais elle épuise, comme si on était toujours en retard.
Est-ce que toi-même tu acceptes que le film soit plus fort que toi ?
Le film est largement plus fort que moi. J’ai seulement la place du passeur, comme si j’étais juste une membrane, une vibration. C’est assez proche de la transe. Je me laisse traverser par les flux et puis je filme. Il y a en amont une assez grande maîtrise dans ce qu’on a pu faire avec Eric dans cette quantité d’écriture autour du film, mais au moment du tournage, il y a comme une sorte d’oubli, de perte, d’abandon, comme si le film à ce moment-là dévastait toute possibilité de ce savoir-là qui préserve. Le film m’a exposé énormément. Sur le tournage, je n’ai pas vu les rushes : je voulais que le film soit dans ma rétine, mais je ne voulais pas avoir d’image projetée.
On trouve chez toi un retour au primitif, à l’archaïsme, mais qui s’inscrit pleinement dans une contemporanéité.
C’est évidemment quelque chose qui me travaille beaucoup : les tout premiers moments du cinéma, où justement le plan a une importance considérable, tout le cinéma muet qui précisément était très dégagé de cet aspect narratif, au sens de mauvais roman. Cette façon qu’a l’image de battre devant le regard, ça appartient vraiment au début du cinéma : pulsation de l’image, surgissement des plans, la puissance incroyable du montage chose qui, plus tard, a été poursuivi par d’autres cinéastes, notamment Tarkovski.
Le film a aussi une dimension politique, même si ce n’est pas au sens où on l’entend habituellement. Mais il capte un certain état du monde.
Je ne me suis jamais dit « Je vais faire un film sur les pays de l’Est, sur les mafias ou le trafic des prostituées. » Si j’avais fait ça, c’était terminé, je n’aurais même pas pu tourner une seule image. Je crois qu’à un moment donné, il faut être dans un geste, c’est comme écrire. Blanchot, je crois, disait cela, qu’au fond l’écriture, c’est ce qui échappe à la maîtrise, ce qui se dépose, la trace qui est là, qu’on ne connaît pas très bien mais qui est apparue dans le rythme de la phrase, dans les points de suspension, ou dans la façon dont la page est couverte, dans la scansion même de la dimension de la feuille… C’est ça qui fabrique la littérature, et non de se dire qu’on va écrire un livre sur… Pour que le cinéma soit du cinéma, il doit poser ces questions-là, de cadre, de lumière, de corps d’acteurs, de rythme, de montage, tous ces enjeux-là. C’est hallucinant d’avoir à répéter ça, c’est quand même le b. a.-ba !