PORTRAIT >
Depuis plus de trente ans, Philippe Garnier est l’inlassable arpenteur buissonnier des chemins de traverse de la culture américaine.
Par Serge Kaganski
C’était il y a des siècles, je venais d’emménager à Los Angeles et ce journal balbutiait ses premiers numéros. Selon moi, ma première mission de correspondant bénévole sur la côte Ouest ne pouvait être qu’un entretien au long cours avec Philippe Garnier, le légendaire « rock kritik » des années 74-85, résident permanent de L.A., basé sur Sunset Blvd, dans la partie latino de cette longue artère, très loin du célèbre Strip.
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Au bout du fil, j’ai entendu une espèce d’ours grognon, très agacé que j’aie pu obtenir son téléphone, encore plus que j’aie osé l’utiliser, et m’expliquant que « naaan, pas envie de me répandre dans la presse, et puis de toute façon, le rock est foutu depuis longtemps, je ne veux plus ni en parler ni en entendre parler, et puis d’ailleurs, t’entends bien ce que j’écoute en ce moment ». En arrière-fond, de l’opéra.
Ce que j’avais surtout remarqué ce jour-là, c’est que Garnier m’avait envoyé bouler mais qu’il m’avait quand même parlé trois quarts d’heure. J’aurais pu mettre le magnéto en route et obtenir mon interview en contrebande : mais au lieu de l’entretien définitif sur l’âge d’or de la « rock kritik », j’aurais eu le couplet maugréant sur la chierie qu’était devenu le rock et la nécessité de liquider une bonne fois pour toutes cette embarrassante affaire. Je n’ai plus jamais entendu parler de Garnier pendant mes quatre années passées dans la Cité des anges. Et c’est après mon retour à Paris que nous avons vraiment noué un contact, qui est devenu une relation de travail, puis d’amitié. Car c’est ainsi que Garnier fonctionne, avec les gens ou dans ses articles, selon le principe d’une nécessaire distance dans la proximité.
Si je raconte ces anecdotes très personnelles, c’est parce qu’elles me paraissent complètement révélatrices du personnage et de son travail. Philippe Garnier ou celui qui n’est jamais où on le croit, qui se délecte à cultiver les défauts qu’on lui attribue (« Vous trouvez mes papiers byzantins et morbides ? eh ben, vous en aurez double dose ! »), qui se plaît à cultiver un jardin journalistique vierge et à débusquer une actualité totalement hors actualité.
C’est dans ses années Rock&Folk qu’il a porté à son plus haut point de réussite un art de planter sa plume à l’écart des carrefours journalistiques encombrés. Pendant que ses collègues traitaient (parfois avec grand talent) l’actu rock du mois (le dernier Stones, le concert de Led Zep, les frasques des Pistols, la routine, quoi…), Philippe Garnier envoyait depuis la Californie des papiers à rallonge qui s’intitulaient « Main basse sur la ville » ou « Le Piéton de mai », titrailles fleurant bon le cinéma ou le roman pulp. Rédigés comme des nouvelles ou comme un journal de bord, deux fois plus longs que ceux de ses camarades, typo et interlignages serrés, agrémentés d’une icono et d’une mise en page différentes, les articles de Garnier nous faisaient voyager : loin de Paris, loin des autoroutes de la promo rock, loin de nos habitudes de lecteur.
Il était ainsi le premier à parler des Plimsouls, du Gun Club ou de Chris Isaak, à une époque où la notoriété et les disques d’un groupe mettaient parfois des mois avant de franchir l’Atlantique, où la spéléologie rock était vraiment une aventure. Et si certaines trouvailles de Garnier ont parfois fait long feu (qui se souvient encore aujourd’hui des Real Kids ou des Screamers ?), il nous a aussi défriché les Cramps, Pere Ubu, Prince ou R.E.M. Cela dit, Garnier ne cherchait nullement à établir le plus beau tableau de chasse des meilleures découvertes. Ecrire sur ces groupes, c’était surtout pour lui un prétexte à analyser la psyché américaine et à raconter des villes comme Boston, Cleveland, San Francisco et bien sûr sa chère et honnie Los Angeles, un moyen aussi de réinventer le métier de journaliste et de débroussailler son propre rapport à l’Amérique. Les Real Kids étaient accessoires ; l’essentiel, c’était de décrire le quartier rital de Boston. Et l’accessoire pouvait changer, pour continuer à parler de l’essentiel.
Déjà dans Rock&Folk, Garnier faisait des incursions de plus en plus fréquentes au fil des ans dans la littérature, le cinéma et les paysages américains : filature des fantômes de Chandler, premiers reportages dans le Montana, papier de fond sur cette borne de la culture américaine qu’est le hamburger. C’est ce travail de cartographe-topographe-climatologue-psychologue-sociologue-anthropologue-observateur-arpenteur autodidacte de la culture américaine, au sens le plus large, que Philippe Garnier poursuivra ensuite dans les colonnes de Libé puis des Inrocks, dans l’émission de télévision culte Cinéma cinémas, puis dans ses livres.
Dans son activité éditoriale, il aura encore souvent pris ses lecteurs à contre-pied. Alors qu’on l’attendait sur le rock, il a ainsi pondu une bio très personnelle de l’écrivain David Goodis. Puis quand on ne l’attendait plus du tout sur le rock, il a sorti Les Coins coupés, saga austère de sa douzième vie, celle de disquaire indépendant au Havre. Le rock, versant coulisses et labeur. Bien dans l’esprit d’un gars qui aura consacré beaucoup d’effort à démythifier les mythes, à ramener l’Amérique fantasmée à hauteur de réel, à dégonfler la grande histoire pour la ramener à la taille humaine de petites histoires.
Après les Cramps et Pere Ubu, les Français lui devront la découverte (et parfois la traduction) de Charles Bukowski, John Fante, Harry Crews, Cormac McCarthy, Nick Tosches. Mais on peut aussi remercier Garnier de nous avoir guidés vers des artistes déjà dûment répertoriés, simplement parce qu’il a su en faire briller une facette précise. Par exemple, c’est lui qui m’a aiguillé sur la « mélancolie glandulaire » des Everly Brothers, qui m’a fait percevoir la « douceur » d’Aretha Franklin, ou qui a su conduire mes yeux vers la sensualité particulière de la lèvre supérieure de l’actrice Gloria Grahame.
De ses tout débuts à aujourd’hui, Philippe Garnier a été puissamment, talentueusement, obstinément, le meilleur maquisard du journalisme culturel de France. Un exemple pour tous les journalistes (car Garnier, c’est aussi l’antithèse de ce que l’on enseigne dans les écoles de journalisme) et une mine de plaisir pour tout lecteur un brin curieux. ||
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