En 1974, Brian De Palma connaissait son premier gros succès avec ce film situé dans le pop-business inspiré des mythes de Faust, du fantôme de l’opéra et de Dorian Gray. « Phantom of the Paradise » ressort en salles en luxueux coffret DVD.
En 1974, Brian De Palma a déjà plusieurs films au compteur mais il demeure un cinéaste marginal aux Etats-Unis et quasi-inconnu en Europe. Il a réalisé des films à petits budgets et minces recettes comme Greetings, Hi Mom!, The Wedding party ou Dionysus in 69, inspirés par le cinéma-vérité et le free cinéma anglais, infusés par les bouleversements politiques, artistiques et sexuels de leur époque (les années soixante) et où il expérimente déjà des figures formelles comme le split-screen. Il a surtout réalisé en 1971 son premier film pour une major, Get to know your rabbit : l’histoire raconte comment le système récupère et digère ceux qui le contestent. Au cours du tournage, De Palma entre justement en conflit avec le dit système : le studio refuse ses idées trop novatrices, finit par le virer et par prendre le contrôle du montage final. Par son sujet comme par sa réalité de fabrication, Get to know your rabbit aura une influence décisive sur Phantom of the Paradise, ce que confirmait le cinéaste dans un entretien de 1975 avec Cinéfantastique reproduit dans le livret du dvd.
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Entre Faust, La Belle et la Bête et événements autobiographiques
S’inspirant de son expérience de cinéaste dépossédé de son film, De Palma imagine l’histoire d’un musicien candide, Winslow Leach, dont la cantate est volée et réarrangée par Swan, un producteur tout puissant et peu scrupuleux. Le nabab lui vole aussi la fille dont il est amoureux. Décidé à se venger, Winslow Leach revient hanter la salle de spectacle, le visage masqué par un casque (il a été brûlé dans une presse à disques), pour saboter le nouveau show de Swan, puis pour retourner la manipulation à l’envoyeur en prétendant travailler avec lui. Le spectacle aboutira à une série de meurtres sur scène que le public méprendra pour le clou du show. On voit bien comment cette histoire brasse une nuée de thématiques et d’influences. Phantom of the Paradise recycle bien sûr Le Fantôme de l’opéra, le mythe de Faust et du combat entre l’âme artistique et le diable du commerce, la légende de La Belle et la bête, ainsi que la figure de Dorian Gray et du désir d’éternelle jeunesse à travers le personnage dandy de Swan. L’idée du spectacle snuff vient de l’assassinat de Kennedy à Dallas (la ville où est tourné le film), le premier meurtre télévisé de l’histoire qui est aussi un fait majeur de l’histoire américaine récente et qui hantait encore puissamment l’inconscient collectif au moment du film. Cet aspect est bien développé dans un extrait de l’ouvrage de Jean-Baptiste Thoret, 26 secondes, l’Amérique éclaboussée, inclus également dans le livret du dvd. Les allusions à des figures réelles du spectacle sont également abondantes : Swan est une sorte de mix entre Phil Spector, Kim Foley, David Geffen (mogul du rock et du cinéma), mâtiné de l’aspect secret, cruel et omniscient d’un Mabuse. Le musicien génial mais trop fragile et idéaliste pour le milieu cynique du showbiz a quelque chose de Brian Wilson. Et l’esthétique du glam rock alors en plein essor infuse le film tant du point de vue de la musique que des costumes et du recyclage outré, baroque, de formes anciennes. Les groupes qui défilent évoquent ainsi les Bowie, Roxy Music, Gary Glitter, Alice Cooper qui en ont rajouté dans le maquillage, le travestissement, la théâtralité et les tenues extravagantes, parfois jusqu’au grand guignol – et de ce point de vue, De Palma ne se retient pas en lâchant tous les chevaux du mauvais goût, entre l’hommage et le regard moqueur, le pastiche et la parodie.
La scène, symbole du système
Le film est presqu’entièrement tourné dans une salle de spectacle à l’ancienne de Dallas. Il s’y déroule aussi en quasi-intégralité. Le vrai monde, les rues des villes, la nature sont presque totalement évacués. Presque toute l’action se déroule dans la salle, sur scène, dans le public et dans les coulisses, segmentation des espaces qui symbolise les plafonds et cloisons de verre forcément moins visibles de la société. De même qu’il y a le peuple et les élites, il y a dans la salle le public, les artistes et ceux tirent les ficelles dans l’ombre. La salle de spectacle et le milieu du rock sont des métaphores dans lesquels De Palma met en scène sa vision de l’industrie culturelle qui est aussi sa vision du monde. Tenant à la fois de Fritz Lang et de Guy Debord, cette vision pessimiste brouille les frontières entre réel et fiction, réalité et spectacle, vérité et simulacre, un monde ultimement morbide où le système est trop fort et récupère toujours ceux qui le contestent, où le pouvoir appartient au plus cynique, à celui qui maîtrise la mise en scène et les images, qui voit tout sans être vu.
Postérité
Phantom of the Paradise a correctement marché aux Etats-Unis et fait plus d’un million d’entrées en France (son seul film précédemment distribué ici, Sisters, en avait totalisé 34 000). C’était déjà son 8ème film mais c’est celui qui a installé De Palma dans le paysage des cinéphiles et cinéphages français. Parmi ceux-là, certains sont devenus cinéastes (Bertrand Bonello), critiques et activistes du cinéma (Jean-Baptiste Thoret, Luc Lagier…) ou même musiciens. Ainsi, les Daft Punk semblent avoir repris dans ce film leur accessoire distinctif, le casque-masque. Voir sans être vu. Heureusement pour eux, l’époque a changé et les Daft peuvent être à la fois Swan et Winslow Leach, artistes et producteurs, contrôlant toute la chaîne de leur commerce et de leur art. Bouclant la boucle, ils ont invité sur leur dernier album (Ramdom Access Memory) le légendaire musicien Paul Williams (ne pas confondre avec Pharrell), celui-là même qui joue Swan et qui a composé toute la B.O de Phantom... Il chante sur Touch, sorte d’opérette electro qui synthétise les années 70 et 2010, Queen et Kraftwerk. L’hommage des Daft est le signe de l’incroyable destin d’un film qui après avoir recyclé, critiqué et parodié la pop culture de son époque a fini par innerver celle d’aujourd’hui, quarante étés plus tard. Mais c’est le propre des fantômes (et des idées) que de traverser les murailles, y compris celles du temps.
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