Le grain de sable du réel. Petite fièvre des vingt ans, premier long métrage de Ryosuke Hashiguchi, est un un film intime sur quelques étudiants homos indécis. Sobrement, le cinéaste catalyse les tourments indicibles de ces ados par des confrontations inouïes et déchirantes. Après avoir vu il y a deux ans le deuxième long métrage […]
Le grain de sable du réel. Petite fièvre des vingt ans, premier long métrage de Ryosuke Hashiguchi, est un un film intime sur quelques étudiants homos indécis. Sobrement, le cinéaste catalyse les tourments indicibles de ces ados par des confrontations inouïes et déchirantes.
Après avoir vu il y a deux ans le deuxième long métrage de Ryosuke Hashiguchi, Grains de sable (1995), on n’est pas dépaysé par le premier, Petite fièvre des vingt ans (1993), qui sort aujourd’hui. Au contraire, on retrouve tout ce qui en faisait la force, la vérité, mais de façon brute et concentrée. C’est avec un plaisir non dissimulé que l’on découvre les premières images de ce film rugueux et élémentaire comme s’il s’agissait de l’oeuvre confidentielle d’un amateur génial : format carré de l’image fruste en 16 mm, grain assez accentué, cadrages figés, plans-séquences à foison.
Evidemment, Hashiguchi, qui a étudié le cinéma aux beaux-arts d’Osaka, n’est pas l’amateur lambda. Seulement, il a su miraculeusement se préserver du penchant naturel des débutants à épater la galerie. Ne serait-ce qu’en utilisant le 16 mm pour ce qu’il est : un format naturellement pauvre qui a une propension à rendre les choses triviales, directes, à leur donner un surcroît de réalité et de présence moins facile à rendre avec le 35 mm qui a tendance à tout enjoliver. Ici, les grains de sable du réel grippent la machine trop huilée de la représentation cinématographique. Mise en scène rigoureuse, filmage net, montage cut, décors simples. Ryosuke Hashiguchi pratique un cinéma d’une pureté sans faille la notion bazinienne de cinéma impur est très ambivalente avec beaucoup de plans larges, assez souvent fixes. « Je veux que mon film soit vrai, explique Hashiguchi. Je ne pense qu’à ça. « Ne mens pas ! »
C’est pourquoi il intervient le moins possible sur ce qu’il met en scène, laissant chaque situation se développer jusqu’à son point de rupture. Cela permet d’accentuer l’indicible désarroi de ses personnages, dont l’indécision et l’aphasie frisent parfois l’hébétude.
Ces Contes cruels de la jeunesse version années 90 sont aux antipodes de ceux jadis illustrés par un cinéaste violent comme Oshima. La dynamique que la nouvelle vague japonaise des années 60 imprimait à son cinéma de rébellion tous azimuts a laissé place à une sorte d’intériorisation des tourments. Le résultat n’en est que plus dévastateur ; les personnages sont comme vidés de leur substance.
En gros, le schéma scénaristique de Petite fièvre des vingt ans est identique à celui de Grains de sable : une sorte de marivaudage dramatique entre deux adolescents qui flirtent avec l’homosexualité et leurs deux copines plus ou moins virtuelles. Shin (Masahi Endo) est amoureux de Tatsuru (Yoshihiro Hakamata), gueule d’ange mutique, qui de son côté prétend, ou tente de se persuader, qu’il n’est homo que par intérêt. En effet, Shin et Tatsuru, étudiants le jour, arrondissent leurs fins de mois en travaillant la nuit dans un bar gay au nom éloquent, Pinocchio, situé dans le quartier de Shinjuku à Tokyo. Reflet de pratiques courantes dans le Japon contemporain, paraît-il. La prostitution occasionnelle, hétéro comme homosexuelle, serait actuellement en pleine expansion chez les adolescent(e)s nippons. On constate la banalisation de cette activité quand on voit un groupe d’ados a priori hétérosexuels qui viennent présenter leur candidature au Pinocchio en ricanant et en se poussant du coude, alors que de toute évidence ils n’ont qu’une idée théorique de l’amour entre hommes (« Ils font quoi les homos… avec le cul ?! », s’esclaffe bêtement l’un d’eux). Tout ceci pour dire que l’homosexualité est plutôt considérée ici comme une phase juvénile de questionnement de la sexualité que comme une affirmation identitaire, culturelle.
Loin du cinéma gay militant, loin du ghetto, Petite fièvre… est un film entre-deux, qui n’a rien à voir avec une chronique sociologique. Le but du cinéaste est avant tout d’analyser l’essence des sentiments de son héros, Tatsuru, ou l’absence de ces sentiments, ou son aliénation. « C’est un garçon qui a du mal à cerner sa sexualité, dit Hashiguchi. Plutôt qu’un gay, c’est quelqu’un qui a du laisser-aller dans sa sexualité. » En même temps, ce personnage vacant est une projection poétique et stylisée de la difficulté d’être du cinéaste lui-même, qui avoue : « En fait, je tourne des films parce que je me sens triste et seul. Le cinéma est un prétexte pour approfondir mes relations aux autres. »
Comme dans Grains de sable, où la détresse sans fond des personnages se catalysait par des plans-séquences lancinants, des scènes d’une violence sentimentale extrême, lyrique, on retrouve dans Petite fièvre… des situations dérangeantes et dramatiques à la fois, où se condense le malaise qui traverse diffusément tout le film. Notamment le magnifique plan-séquence du dîner chez les parents de la petite amie de Tatsuru, Yoriko (Reiko Kataoka) où, affreux coup de théâtre, il s’avère que le père de Yoriko est un des michetons de Tatsuru. La situation, scabreuse et limite boulevardière, devient follement dissonante : Tatsuru mange le nez dans son assiette, le père, mortifié par la confrontation, reste renfrogné, pendant que sa fille et son épouse meublent le silence en papotant de tout et de rien avec une fébrilité névrotique. On est frappé de constater que tout au long du film ce sont les femmes qui ont le rôle actif, qui forcent les hommes, apathiques, à affirmer leurs désirs, à se définir. Voir comment l’amie de Shin aiguillonne celui-ci pour qu’il prenne position dans sa relation platonique avec Tatsuru.
L’apothéose de tout ce processus l’homosexualité vécue comme une autre forme de l’autisme survient lors de l’époustouflante scène finale, qui équivaut à celle de la plage dans Grains de sable, proche de la folie. Ici, Shin et Tatsuru sont par hasard convoqués ensemble par un client pervers (interprété par le cinéaste lui-même) qui veut les obliger à faire l’amour devant lui. Sans dévoiler l’issue précise de cet intense conflit psychologique, filmé pratiquement en temps réel, on en donnera une idée en disant que sa charge émotionnelle est du même ordre que le monologue halluciné de Danièle Lebrun dans La Maman et la Putain. D’ailleurs, le film d’Hashiguchi, par sa frontalité, sa littéralité, rappelle maintes fois celui d’Eustache. Mais le cinéma intime d’Hashiguchi sur le désordre amoureux chez les jeunes homosexuels japonais reste ténu et discret par rapport aux films de genre nippons et aux oeuvres aux connotations traditionalistes. C’est pourquoi il convient de claironner fougueusement son importance et sa beauté : ce jeune cinéaste, qui semble un peu isolé dans sa démarche et ses préoccupations, prolonge, tout en la renouvelant radicalement, une tradition réaliste et humaniste illustrée autrefois par les grands peintres japonais des sentiments que furent Mizoguchi, Ozu et Naruse. Malgré son titre-litote un peu trompeur, Petite fièvre des vingt ans est une oeuvre incandescente.
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