Le quotidien d’un fermier-vacher confronté à un dilemme se voit doublé d’un polar tendu et d’une réflexion sur la porosité entre le bien et le mal.
Légende ou réalité, Jacques Chirac aimait “caresser le cul des vaches”. Au Salon de l’agriculture 2005, il déclarait : “Ce ne sont pas des bovins, ce sont des chefs-d’œuvre.” On ne sait pas si Hubert Charuel est chiraquien mais après vision de son premier film, Petit paysan, il est clair qu’il aime les vaches et les regarde lui aussi comme des chefs-d’œuvre. Les bovins impavides occupent un large pan de son film autant que de l’esprit de Pierre, le personnage principal, jusqu’à squatter sa cuisine ou son living devenu salon de l’agriculture au sens propre.
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https://www.youtube.com/watch?v=JEPx08Cq77M
Pierre est donc un jeune fermier-vacher, fraîchement diplômé d’une école agricole et prêt à prendre la relève de ses parents. Lorsque l’une de ses bêtes présente les symptômes d’une possible grave maladie, il n’en informe pas les services vétérinaires de peur que l’on abatte l’intégralité de son cher troupeau : c’est une question économique mais surtout sentimentale, existentielle – Pierre aime ses vaches tout simplement, et elles constituent sa principale raison de vivre.
Une tonalité quasi documentaire
Quand sa sœur véto l’apprend, elle informe Pierre (et le spectateur) des conséquences possibles de son acte illégal : risque de prison pour lui, de contamination pour son cheptel et ceux des fermiers voisins, crise alimentaire et politique. Pierre décide alors d’abattre lui-même sa vache malade et de l’enterrer au fond de son champ, ni vu ni connu.
Hubert Charuel superpose adroitement trois registres. D’abord une tonalité quasi documentaire : fils de paysans, il a tourné dans la ferme de ses parents. Il consacre ainsi de longues minutes à montrer le travail quotidien d’un garçon vacher (un “cow-boy” en anglais) : conduire le troupeau de l’étable aux champs, traire les bêtes, nettoyer l’étable abondamment souillée, aider les vaches à vêler à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, assurer les contrôles sanitaires et tenir à jour la traçabilité (réelle et numérique) de son cheptel…
Swann Arlaud endosse le rôle avec un engagement total, visible, semblant avoir été vacher toute sa vie
Les vaches sont de nature paisible mais peuvent paniquer ou s’énerver pour un détail et chacune pèse quand même de huit à neuf cents kilos. Il s’agit donc d’un travail intense, harassant, extrêmement physique, constitué d’une somme de gestes et mettant en jeu humains et animaux. Charuel regarde cela avec attention et empathie et prouve que filmer le travail dans ces conditions est toujours cinégénique, d’autant plus que l’acteur Swann Arlaud endosse le rôle avec un engagement total, visible, semblant avoir été vacher toute sa vie.
Mais Charuel ne se contente pas de cette fiction réaliste qui pourrait ressembler aux Profils paysans de Raymond Depardon ou à L’Apprenti de Samuel Collardey. Le deuxième registre du film est un polar tendu dont tous les enjeux de suspense reposent sur la dissimulation de la maladie des bêtes. Est-elle contagieuse ? L’éventuelle contamination va-t-elle déboucher sur une crise générale ? Pierre va-t-il avouer ou s’enferrer dans l’engrenage du mensonge ? Va-t-il être découvert ? Sa sœur va-t-elle le dénoncer ?
L’ambiguïté plane
L’écheveau de questions que se pose le spectateur devient aussi intense que devant un thriller paranoïaque mettant en scène un dangereux criminel se sentant traqué. Quand Pierre déploie des efforts gigantesques pour enterrer une vache dans le secret, on se remémore la phrase d’Hitchcock qui disait, évoquant une scène du Rideau déchiré, que c’est un gros travail que de tuer quelqu’un.
La troisième couche du film est justement de nature hitchcocko-languienne puisqu’elle a trait à la personnalité du héros et à la porosité entre bien et mal. Est-il raisonnable de braver la loi et de prendre de grands risques sanitaires collectifs pour sauver sa principale raison de vivre ? Pierre est-il bon ou mauvais, coupable ou victime, romantique ou borderline, obsessionnel sympathique ou irresponsable dangereux ?
Tout ça à la fois, serait-on tenté de répondre, et c’est toute la finesse d’Hubert Charuel et de Swann Arlaud que de laisser planer cette ambiguïté tout au long du film, de ne pas juger, condamner ou héroïser un personnage qui adopte une conduite absurde et dangereuse pour des motifs nobles. On est soi-même clivé entre notre pulsion empathique pour Pierre et notre raison face à la loi et à l’intérêt général. Pour paraphraser Jacques Chirac, Petit paysan n’est pas un film bovin, c’est un très bon film.
Petit paysan d’Hubert Charuel (Fr., 2017, 1 h 30)
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