Alors que son nouveau film se délecte des vertiges du réel et du désir retrouvé, rencontre avec Pedro Almodóvar, un cinéaste maître de son art et toujours confiant dans la force de la fiction et du cinéma.
Le personnage principal de votre nouveau film, Salvador, est un réalisateur de cinéma vieillissant, il est homosexuel, il est coiffé un peu comme vous, il s’habille comme vous et sa mère est morte il y a quelques années. C’est le film le plus ouvertement autobiographique de toute votre filmographie. Pourquoi advient-il aujourd’hui ? A un moment, la mère du réalisateur dit à son fils qu’elle s’est toujours opposée à ce qu’il fasse des films sur sa vie… Est-ce une première réponse à ma question ?
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Pedro Almodóvar – (Sourire) En fait, je ne connais pas la réponse à votre question. Pourquoi maintenant ? Je n’en sais rien. Je venais de terminer le scénario de ce qui devait devenir mon prochain film, mais je n’étais pas complètement convaincu. Alors j’ai commencé à écrire quelque chose de plus proche de moi. Et puis je me suis peu à peu rendu compte que ce nouveau scénario parlait de moi, et j’ai été pris d’une sorte de vertige. Je me suis demandé : « Est-ce que je continue à écrire ça ou pas ? » Et quand j’ai décidé de continuer, je n’ai plus eu peur de me montrer. La fiction a pris en réalité le pas sur l’autobiographie, elle s’est emparée de moi et ce que j’écris EST de la fiction. Quand j’écris mes scénarios, je pars toujours de la réalité, et je la complète par la fiction. Donc, comme toujours, je suis parti de la réalité, sauf que cette fois-ci, la réalité, c’était moi. Le fait qu’Antonio Banderas soit coiffé et habillé comme moi est venu après, au moment de la préparation du film. Ensuite, je n’ai pas vécu littéralement toutes les situations que vit Salvador dans le film. La partie sur l’enfance est sans doute plus véridique, car je me souviens très bien de la première fois où j’ai eu la pulsion du désir. Mais je n’ai jamais vécu dans une grotte, je ne suis jamais tombé amoureux d’un maçon, je n’ai jamais pris d’héroïne ! Mais, effectivement, je me sens représenté dans le film, même quand je décris des événements qui ne me sont pas arrivés.
Par exemple ?
Prenez la scène où la mère explique à Salvador comment elle veut être habillée dans son cercueil. Je ne l’ai pas vécue. Ce n’est pas à moi mais à ma sœur que ma mère s’est adressée, mais cela fait partie de ma réalité. Pour ce qui est de ce rapport à la réalité, il y a cette scène où Salvador parle avec sa mère sur la terrasse : la mère lui reproche de ne pas avoir été un bon fils, et elle le fait de façon subtile mais très cruelle. Il lui répond qu’il regrette de ne pas avoir été ce qu’elle aurait aimé qu’il fût, simplement parce qu’il est qui il est. Après avoir tourné cette scène, j’ai été frappé, impressionné par elle, et j’ai eu la sensation que cette scène était réelle alors que je ne l’ai pas du tout vécue. Et pourtant, cette scène a été écrite la veille au soir de son tournage et elle ne figurait pas dans le scénario d’origine ! Ce sont des choses qui m’arrivent souvent. Avec le tournage, tout ce travail de détective de soi-même, on découvre des choses qui sont restées secrètes, y compris pour soi jusqu’au moment du tournage ou de l’écriture. Cela dit, cette séquence, après l’avoir tournée, m’a renvoyé à mon enfance, où j’avais le sentiment que les gens qui m’entouraient me regardaient comme quelqu’un d’étrange pour eux, dans mon village ou dans mon école. Le film est en partie autobiographique, mais même les parties qui ne le sont pas le deviennent. L’expérience cinématographique rend les choses que je n’ai pas vécues miennes, personnelles, comme si je les avais vécues.
Jean Cocteau disait : « L’art est un mensonge qui dit la vérité. » Qu’en pensez-vous ?
(En français dans le texte) Absolument d’accord !
”Ces images d’écrans, dans mon film,
ne doivent pas faire disparaître l’histoire, la narration, l’intensité et la force du récit dramatique“
Il y a des « rimes » d’images dans votre film. Cette récurrence des écrans, par exemple : il y a le ciel que voit l’enfant du fond de l’habitation troglodyte où il a emménagé avec ses parents qui renvoie à l’écran qui sert de décor à la pièce écrite par Salvador mais confiée à un acteur ami. Il y a des écrans partout qui permettent de retrouver le passé, de le faire revenir, et de le réparer parfois.
C’est vrai que l’écran, dans mon film, est présent physiquement mais aussi de façon métaphorique. L’écran est ce qui accompagne la vie des personnages. Je suis un défenseur ardent de l’écran de la salle de cinéma. Pour en revenir à la scène de la représentation théâtrale, au début, j’avais imaginé que l’écran deviendrait un personnage à part entière, vivant, qui se déplacerait en même temps que l’acteur sur scène, comme si c’était un petit chien (rires). Et puis cette idée était trop comique alors je l’ai abandonnée. L’écran renvoie effectivement à la lumière zénithale qui tombe dans la grotte, dont les murs sont peints à la chaux, qui forment aussi une manière d’écran par leur blancheur. Et il y a les draps blancs que la mère de Salvador jeune (Penélope Cruz) et ses amies font sécher en les étalant sur les hautes herbes.
Ce que vit Salvador, qui est épuisé et est peut-être malade, c’est une renaissance, métaphorisée dans la scène du scanner, dont la sortie ressemble littéralement à une naissance.
Quand on entre dans ce scanner, c’est comme un voyage dans un tunnel, comme une naissance puisqu’on ne sera plus le même si l’on trouve quelque chose dans le corps… Il y a un avant et un après ce passage dans un scanner… Et ce passage fait naître des images sur un écran, quand on disparaît soi-même dans le tunnel du scanner. Toutes ces images d’écrans, dans mon film, je parie sur elles ; elles ne doivent pas faire disparaître l’histoire, la narration, l’intensité et la force du récit dramatique. Or ça pourrait être le cas. Ce monologue théâtral, en plein milieu du film, aurait pu marquer comme une interruption dans la trame dramatique principale. Or c’est une représentation où il y a cet écran et cette couleur rouge en fond, l’écran étant encadré de noir. Il y a le moins possible de couleurs, pour donner le plus de sens et de force possible à ces sens. Donc cette représentation, qui aurait pu détourner l’attention du spectateur, je l’utilise pour au contraire fournir des informations nouvelles au spectateur, et au personnage de Federico, l’ancien amant de Salvador. Ces écrans, ces images qui se renvoient les unes aux autres, elles sont là pour dynamiser le contenu. Je cherche à donner une dynamique dramatique, non pas par l’action (mes films n’ont rien de films d’action), mais par l’émotion. Pour moi, l’action, c’est l’émotion.
“La fiction est bien plus puissante que notre volonté, on ne peut rien lui imposer”
Un des grands thèmes de Douleur et Gloire, ce sont les fantômes du passé, les souvenirs mal enterrés. Salvador va devoir les affronter, résoudre aussi des énigmes qui alourdissaient son cœur. Vous saviez dès le départ si le personnage allait y parvenir ?
Au moment où je commence à écrire, je ne sais jamais comment le film va se terminer. Je ne savais donc pas si Salvador allait se réconcilier avec son passé. C’est en avançant dans l’écriture que j’ai commencé à voir où me poussait la fiction. Au début, j’avais peur. Comment ce personnage qui me ressemblait allait-il survivre au film, dans quel état ? Je ne savais pas ce qui allait lui arriver, et parfois j’étais préoccupé pour lui, parce que lui, c’est un peu moi, vous comprenez. Et si je ne le sauvais pas, ça voulait dire que je ne me sauvais pas… Mais je savais aussi que j’irais là où l’histoire me mènerait. C’est quand le personnage est entré dans le scanner que j’ai su comment ça allait se terminer, quand le souvenir de son premier désir lui revient à l’esprit. La fin du film s’est conçue ici. Le pire, pour ce personnage de réalisateur de cinéma, c’est qu’il croit qu’il ne va plus pouvoir tourner de film. Sa véritable addiction, ce n’est pas la drogue ou les médicaments, mais c’est faire des films. C’est sa vie. Au moment où il se souvient de ce premier désir lui revient cette pulsion de création. C’est ce voyage dans le scanner qui le sauve. J’ai pu enfin le sauver et me sauver en même temps, et ce fut un vrai soulagement. Comme je l’ai dit, c’est la fiction qui s’impose à moi. Si le voyage avait dû mal finir, je lui aurais donné une fin tragique. La fiction est bien plus puissante que notre volonté, on ne peut rien lui imposer.
“Les gens qui sont nés en démocratie n’ont pas la mémoire de la guerre civile. Si on ne recherche pas ces victimes rapidement, elles vont toutes rester enterrées sous des autoroutes”
J’aimerais que vous me parliez du documentaire d’Almudena Carracedo et Robert Bahar, Le Silence des autres, sorti récemment en France, que vous avez produit et qui me semble avoir un point commun avec Douleur et Gloire. Ce film parle de la guerre d’Espagne de 1936 et des nombreux disparus de cette guerre que l’on recherche toujours, plus de quatre-vingts ans après les faits, parfois en vain parce qu’ils ont été enterrés dans des charniers qui étaient tenus secrets. Comme dans Douleur et Gloire, les fantômes du passé reviennent toujours…
La démocratie espagnole a une véritable dette morale vis-à-vis des familles des victimes de la guerre d’Espagne de 1936. Cette dette, il faut la payer maintenant. Il y a cent mille disparus ! L’Espagne est le deuxième pays, après le Cambodge, à avoir eu le plus grand nombre de disparus. C’est un chapitre cruel, sanglant de notre histoire qui n’a pas été refermé. La droite espagnole dit qu’il ne faut plus parler de cette période, qu’il ne faut pas ouvrir les fosses communes parce que ça va rouvrir des blessures, et je pense que c’est exactement le contraire. Les familles des victimes ont absolument besoin de retrouver le corps des victimes, et c’est urgent de le faire parce que cette génération-là, qui a connu cette guerre civile et ces personnes disparues, est aussi en train de disparaître.
Les gens qui sont nés en démocratie n’ont pas la mémoire de la guerre civile. Si on ne recherche pas ces victimes rapidement, elles vont toutes rester enterrées sous des autoroutes, comme c’est souvent le cas. C’est ce que nous réclament ces familles de victimes. Mais la génération suivante ne réclamera pas les corps, et la blessure de la guerre restera ouverte. Cette dette morale doit être payée AUJOURD’HUI. La démocratie espagnole sera incomplète tant qu’elle ne l’aura pas fait. Pour moi, ce n’est pas une question politique, mais une question d’humanité. Ces familles ont besoin, pour faire leur deuil, d’enterrer ces corps et de pouvoir aller porter des fleurs sur leur tombe. Parce que c’est ce que font les êtres humains pour faire leur deuil, surtout quand on a perdu quelqu’un de façon tragique. En Espagne, la réconciliation a été faite entre les deux camps de la guerre civile de 1936 au moment de l’adoption de la nouvelle constitution, en 1978. Mais la réparation n’a pas été faite, ou en tout cas n’est pas achevée.
Douleur et Gloire de Pedro Almodóvar, avec Antonio Banderas, Raúl Alévaro, Penélope Cruz, Asier Flores (Esp., 2019, 1 h 52)
Sortie le 17 mai. Sélection officielle, en compétition
Lire aussi l’interview d’Antonio Banderas
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