Un cadre largue tout pour apprendre à conduire des grues. Une fable étrange d’Emilie Deleuze, abstraite et concrète. Fille de qui l’on sait, Emilie Deleuze avait fait ses premières dents cinématographiques avec L’Incruste, ultime volet de la série d’Arte Tous les garçons et les filles de leur âge. Avec Peau neuve, son premier “vrai long […]
Un cadre largue tout pour apprendre à conduire des grues. Une fable étrange d’Emilie Deleuze, abstraite et concrète.
Fille de qui l’on sait, Emilie Deleuze avait fait ses premières dents cinématographiques avec L’Incruste, ultime volet de la série d’Arte Tous les garçons et les filles de leur âge. Avec Peau neuve, son premier « vrai long métrage de cinéma », la jeune femme va commencer à se faire un prénom et à ébaucher plus fermement son statut de cinéaste.
Peau neuve débute pourtant comme une banale chronique brevetée « jeune cinéma français » : un couple avec enfant, Paris, le quotidien, le boulot. Comment quitter ce territoire fictionnel archivu et revu, comment justement faire peau neuve ? En larguant tout, en s’engageant vers une ligne de fuite inattendue… Ce que, de concert avec la cinéaste, va faire le jeune papa (Alain, très bon Samuel Le Bihan) qui semble avoir tout pour être heureux mais s’ennuie ferme dans son emploi de testeur de jeux vidéo. A force de s’abrutir toute la journée dans le monde virtuel des ordinateurs, Alain semble surtout ressentir un impérieux besoin de réel, de réalité lourde et tangible. Il largue donc famille, Paris, boulot et la douce aliénation urbano-libérale contemporaine pour entreprendre un stage de conducteur de grues de chantier au fin fond de la France.
Comme si, pour mieux ressentir la réalité de son existence et échapper au cauchemar climatisé, Alain avait besoin d’éprouver son corps, de se colleter avec la pesanteur la plus terrestre.
A priori, rien de plus ennuyeux qu’un documentaire sur les grues de chantier… Et pourtant, c’est quand Deleuze se consacre aux pelleteuses que Peau neuve devient mystérieux et fascinant : conjectures sur les motivations profondes d’Alain, relations entre les hommes et les machines, ballet poétique des structures métalliques et mouvantes. On navigue paradoxalement entre une incarnation très forte (la lourdeur palpable des engins, les efforts des hommes…) et une tendance à l’abstraction graphique. Une légère teneur fantastique sourd de ce quotidien prosaïque et on n’est pas très éloigné de l’univers d’un Cameron (en moins technologique) ou d’un Cronenberg (en moins esthète).
Au cour de son stage, Alain noue également une étrange relation avec un de ses collègues (le remarquable Marcial Di Fonzo Bo). Qu’est-ce qui unit un timide et malhabile apprenti-grutier et un ex-cadre informatique au point que ce dernier semble prêt à quitter définitivement épouse et enfant ? Amitié réelle, homosexualité, amour non sexué ? Emilie Deleuze a l’intelligence de ne pas trancher et de laisser le spectateur se débrouiller comme un grand avec cette énigmatique relation.
Evidemment, à force de se méfier de la lourdeur psychologisante, de se cantoner dans l’univers clos des machines de chantier, Peau neuve a aussi les défauts de ses qualités : son esthétique est un peu ténue et timide, son mouvement manque un peu d’ampleur, son étrangeté reste un peu bridée… On aimerait que tout cela dérape un peu plus. Mais même sur le mode mineur, Peau neuve est une réussite.