Un trio tchekhovien dans une maison de campagne filmé avec une grande puissance plastique.
Ça commence comme un songe, ou plutôt une hallucination. Ce visage magnifique est-il celui de Katerina Golubeva ? Impossible puisque celle qui fut l’actrice, la muse et la compagne de Sharunas Bartas (puis de Leos Carax) est hélas décédée en 2011. L’effet de retour d’un fantôme est saisissant. Puis on comprend que ce superbe sosie est Ina Marija Bartaité, la fille de Katerina et de Sharunas Bartas. Peace to Us in Our Dreams sera donc une forme d’invocation, une ode à l’être manquant, un exorcisme filmique du chagrin.
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L’argument fait lui aussi pencher le film vers l’autofiction familiale : une jeune fille, son père et sa compagne (qui n’est pas la mère de la fille) passent un week-end à la campagne. Le père est donc joué par Bartas, la fille par sa fille et on ignore si la compagne fictive est celle du cinéaste dans la vraie vie mais c’est une hypothèse plausible. L’inceste est fort entre la fiction et la réalité et il est renforcé par diverses images de la défunte Golubeva : photos au mur, insert d’un film de famille en super-8 où l’actrice joue avec Ina enfant.
Le Bartas de fiction et Ina adulte visionnent ce film sur un appareil numérique. Compte tenu de ce que l’on sait, ces surgissements de réel sont plus que troublants, bouleversants. Le week-end est propice à une longue introspection familiale où le père tente de verbaliser auprès de sa fille les tenants et aboutissants de leur relation et plus largement de l’existence.
Un western en pointillé, Bartas style
Peace to Us in Our Dreams est ainsi le plus dialogué de tous les films de Bartas, de loin, ce qui n’est certes pas difficile. Ces nœuds et dénouements familiaux évoquent aussi bien Tchekhov que Bergman. Ils pourraient s’avérer banals, voire indigestes, s’ils n’étaient illuminés par le soleil noir de l’absence de Golubeva et par la puissance poétique et formaliste du cinéaste. Si Bartas se montre plus bavard qu’à l’accoutumée, il n’a rien perdu de son génie du plan, de l’intensité avec laquelle il filme un paysage, un lieu, un visage – surtout quand ces visages sont aussi beaux que le sien ou celui de ses actrices.
Le film installe aussi un malaise latent en opposant la famille Bartas, bourgeois de la ville aux physiques de bogosses, aux paysans du coin, alcooliques, édentés, usés, violents, rappelant le peuple “sans dents ” de Corridor ou Trois jours. Il y a comme une tension à la Chiens de paille ou Délivrance qui s’ébauche, un western en pointillé, Bartas style. Ce qui fait la beauté singulière et la puissance irréductible de ce film, c’est sa nature de travail de deuil, de chant d’amour laconique à l’être manquant. Bartas prend ici au pied de la lettre l’idée du cinéma comme art spectral. Cocteau disait aussi que le cinéma, c’est la mort au travail. Le cinéaste lituanien tente ici de renverser cet axiome en travaillant contre la mort. Tout contre.
Peace to Us in Our Dreams de Sharunas Bartas (Fr./Lit./Rus., 2015, 1h47) rétrospective Sharunas Bartas au centre Pompidou jusqu’au 6 mars, www.centrepompidou.fr/cpv/resource/c9Xe5pL/rzyk5dG
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