[Véritable cinéphile, Paul Vecchiali est mort mercredi 18 janvier. Il avait 92 ans.]
Depuis soixante ans, le cinéaste et producteur est une figure clé du cinéma français. Celui qui a croisé la route de la Nouvelle Vague, a travaillé aux Cahiers du cinéma et côtoyé Demy, Eustache et Godard signe aujourd’hui Un soupçon d’amour, film bouleversant sur l’amour et les acteur·trices.
Né en 1930, ancien élève de l’Ecole polytechnique (comme deux autres cinéastes très différents : André Hunebelle et Jean-Charles Fitoussi), rédacteur souvent iconoclaste des Cahiers du cinéma dans les années 1960 (il y taquinait volontiers Robert Bresson), ami proche de Jean Eustache et de Jacques Demy, figure mythique du cinéma indépendant des années 1970, fondateur de la boîte de production légendaire Diagonale (qui permettra à Jean-Claude Biette, Jean-Claude Guiguet, Marie-Claude Treilhou, Claudine Bories, Noël Simsolo, plus tard Frot-Coutaz et Tonie Marshall de passer à la réalisation), spécialiste et fan du cinéma français des années 1930, mais surtout cinéaste original, libre (son cinéma n’a aucune inhibition sexuelle – il a réalisé en 1975 un très beau film avec des scènes de sexe non simulées, Change pas de main), auteur de quelques films parmi les plus audacieux et lyriques du cinéma français : Corps à cœur (1978), Once More (1988) et surtout son chef-d’œuvre absolu, Femmes, femmes (1974).
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Il sort aujourd’hui, à 90 ans, un nouveau film, Un soupçon d’amour, l’un des plus accomplis de sa pourtant profuse filmographie (plus de cinquante œuvres pour le cinéma ou la télévision). Il y retrouve dans les rôles principaux trois acteur·trices magnifiques et fidèles : Marianne Basler (jamais on n’a vu une actrice trembler comme elle tremble quand l’émotion s’empare d’elle), Jean-Philippe Puymartin (tout en dureté) et Fabienne Babe (la grâce absolue). Nous l’avons interviewé fin août par téléphone (il vit dans le sud de la France), et c’est un jeune homme au moral et à l’intellect impressionnants, volontiers espiègle, avec lequel nous avons une nouvelle fois eu le plaisir de parler de cinéma. Il prépare actuellement son prochain film, qui devrait s’intituler Pas de quartier.
https://www.youtube.com/watch?v=RubjiCIfxBM
Comment avez-vous vécu le confinement ?
Comme tout le monde, je dirais. Nous vivons tous dans l’expectative, mais cette période m’a été profitable : j’ai écrit trois romans et un recueil de nouvelles ! (rires)
Comment est né Un soupçon d’amour ?
Je ne voudrais pas le dévoiler aux lecteurs, car je le fais à la fin du film par un carton. Disons que c’est né d’une expérience intime qui remonte aux années 1950 et qui a beaucoup pesé sur moi toute ma vie. J’ai très longtemps hésité à faire ce film, car je butais sur le fait que je voyais un homme dans le rôle principal. Et je n’arrivais pas à m’identifier à lui, ça ne marchait pas.
Et puis un matin, je me suis réveillé en me disant qu’il fallait que je prenne une femme. J’en ai immédiatement parlé à Marianne Basler, en me disant que si elle refusait, je m’arrêtais là. Elle a tout de suite été enthousiaste, alors j’ai écrit le scénario en très peu de temps puisqu’il mûrissait depuis pas mal d’années. Et j’ai convoqué mon équipe habituelle, comédiens, techniciens.
Nous sommes allés enregistrer la musique et les chansons en studio chez Roland Vincent, mon compositeur. Puis nous avons fait une lecture à plat des dialogues, comme je le fais toujours pouvoir si les mots conviennent. Les mots, c’est comme les costumes : ça va ou ça ne va pas. On a modifié deux ou trois répliques, sans plus. On a fait une deuxième lecture, où j’ai indiqué, comme un chef d’orchestre, la cadence aux acteurs pour chaque scène. Ensuite, tout était très facile, nous avons tourné ce long métrage en neuf jours…
Avec l’équipe que j’ai, qui est extraordinaire, avec laquelle je travaille depuis longtemps, tout est simple. Ils sont presque capables de prévoir ce que je vais leur demander avant de le faire (mon machiniste, notamment, est extraordinaire : c’est un poète). On terminait les trois quarts du temps une ou deux heures avant le temps qu’on avait prévu. Ils ont bien travaillé. On travaille dans la confiance.
“J’écris très vite, ce qui fait que je n’ai pas le temps de penser”
C’est un film magnifique en tout cas, bouleversant.
Ce que vous me dites me fait immensément plaisir. Je ne sais pas si c’est un bon film, mais c’est un film important pour moi. C’est un film capital, j’ai attendu plus de soixante ans pour trouver comment le faire. Il concerne une partie de ma vie qui est assez difficile à oublier. Je pense que le film va m’aider.
Il y a notamment une très belle idée, dans le film : celle de faire jouer le rôle d’Andromaque à cette actrice interprétée par Marianne Basler.
Oui, parce que dans Andromaque, tout tourne autour d’un fils – qu’on ne voit jamais… Marianne Basler joue le rôle d’une actrice qui répète Andromaque, et c’est ce qui va la faire craquer. C’est l’idée de base. J’écris très vite, ce qui fait que je n’ai pas le temps de penser. Je pense après, en relisant le scénario. Je cherche le rythme. Je reprends les dialogues quand je les sens trop lents ou explicatifs.
Sans rien dévoiler de la fin du film, est-ce que vous avez pensé à Sixième Sens de M. Night Shyamalan, ou à Sous le sable de François Ozon, par exemple ?
Pas du tout. Quand j’écris, je ne pense vraiment à rien. Et à la limite, c’est à vous, critiques, de faire référence à ces deux films si vous le souhaitez !
Ce qui est vertigineux, quand on revoit le film, et donc qu’on connaît la fin, qui est très intrigante (plus encore !), c’est qu’on se rend compte qu’il est quasiment impossible de savoir, parfois, si ce que nous voyons est la réalité objective, ou un rêve (ce qu’imaginerait Marianne Basler), ou une scène qui s’est déroulée dans le passé.
Vous connaissez mon péché mignon qui est la dialectique. Voilà. (rires) Je sème dans la mise en scène les petites balises, les indices qui peuvent perturber le spectateur. Tenez, j’ai une devinette à vous poser : quelle est la différence entre un tableau de maître et un film ?
Euh… Je donne ma langue au chat !
Quand vous voyez un tableau, vous voyez une synthèse. Dans un film, pour faire la synthèse, il faut voir le film jusqu’à la fin. C’est pourquoi je crois que tout cinéphile ou critique devrait toujours voir un film deux fois. La première fois, le spectateur analyse le film qu’on voit au fur et à mesure de l’avancée du film et ça influe sur la vision qu’il en a. Alors que la deuxième fois, il le voit avec la synthèse obtenue à la fin de la première vision.
Par exemple, je n’aime pas le cinéma de Chaplin. Quand j’ai vu pour la première fois Monsieur Verdoux, j’ai ricané tout le temps, trouvant le film nul, et puis la fin est venue et je ne riais plus. Alors je l’ai vu une seconde fois – à l’époque le cinéma était “permanent” (On pouvait enchaîner les séances à la suite sans repayer un billet – ndlr) –, et j’ai compris que c’était un chef-d’œuvre. Il faut avoir la synthèse avant de faire l’analyse.
Les cinéastes mettent tellement de choses, dans un film, que les gens passent souvent à côté. Mais c’est normal, on ne peut pas tout voir dès la première fois et ce n’est pas grave, parce que les films restent. J’ai l’habitude que mes films mettent des années à trouver leur place, vous savez. Quand L’Etrangleur (1970) est sorti, il n’a eu qu’une seule critique, il est passé complètement inaperçu. Et puis trente-cinq ans plus tard, quand Canal+ l’a diffusé, il a eu quarante critiques disant “chef-d’œuvre”.
Question un peu abrupte : est-ce que vous vous sentez plus à la marge aujourd’hui que dans les années 1970 ?
Ha ha ha ! Un jour, une journaliste m’a demandé ce que ça me faisait d’être dans la marge, et je lui ai répondu : “Je ne suis pas dans la marge, je ne suis même pas dans le cahier.” (rires) Ca ne me gêne pas du tout. Je fais ma trace. Ça fera soixante ans, le 4 avril prochain, que je suis producteur, réalisateur, auteur indépendant.
J’ai une période disons “de gloire”, qui est la période Diagonale (de 1976 à 1994 – ndlr), où je produisais pour le cinéma, mais aussi pour la télévision. Je crois que ce fut une période d’accomplissement et aussi une période où je fus détesté.
Les gens de cinéma avaient peur que je prenne le pouvoir, mais je n’en voulais pas, je déteste ça – je suis un anarchiste. Alors on m’a souvent mis des bâtons dans les roues. Les fournisseurs m’ont toujours apprécié parce que je payais rubis sur l’ongle, ce qui n’est pas le genre des producteurs du cinéma…
Je ne suis pas dans la marge, je suis différent mentalement et professionnellement, et certains ont toujours eu du mal à l’accepter. Un soupçon d’amour, pour le tourner en neuf jours, il faut le préparer longuement. Il n’y a pas de mystère : c’est le travail.
En fait, vous êtes le doyen des cinéastes français en activité, avec Godard (même s’il est franco-suisse)…
Je suis même le doyen tout court : Godard est né en décembre et moi en avril ! Le vrai doyen, en réalité, c’est Jacques Rozier (dont j’adore Maine Océan), même s’il tourne peu. Je l’aime beaucoup.
Ça ne vous fait rien, en réalité…
Je m’en fiche complètement. Je ne compte pas les années. Ce qui m’inquiète, mais comme pour beaucoup de gens, c’est que ce virus fout la merde. Normalement, je dois tourner en janvier. Sera-ce possible ? Je pense que j’aurai le financement assez facilement. Mais est-ce que je pourrai le faire ? (silence) Je dois bientôt aller à Paris pour quatorze jours de promo, et rien ne dit que je pourrai.
“Je suis resté profondément cinéphile”
Vous allez encore beaucoup au cinéma ?
Ah non, mais je ne quitte pas la télévision. Je vois trois films par jour. Là, je viens de me retaper tous les Mizoguchi en DVD. Je regarde Ciné+, OCS, etc. Je regarde tout. Vous savez, je suis resté cinéphile, profondément. Ce que je reproche au cinéma français d’aujourd’hui, au-delà du fait que je ne comprends pas toujours ce que disent les acteurs parce qu’ils n’articulent pas et parlent trop vite, c’est ce que cela signifie : que les cinéastes veulent faire “comme dans la vie”. Mais un ticket de métro coûte moins cher qu’une entrée de cinéma !
Il y a quelques années, dans l’un de vos films, C’est l’amour (2015), vous disiez le plus grand mal de L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie…
Ah oui… Je déteste ce film, mais j’aime beaucoup Alain Guiraudie, c’est un très grand cinéaste. Je le lui ai dit parce qu’on se connaît depuis longtemps. Je crois même c’est que je suis la première personne qu’il soit venu voir quand il est monté à Paris pour faire du cinéma. Il me proposait Ce vieux rêve qui bouge, et je lui ai dit : “C’est un projet fantastique, il faut absolument que tu le fasses, mais je ne peux pas le produire en ce moment.” Si j’avais pu, je l’aurais produit.
Je lui ai dit que je n’aimais pas L’Inconnu du lac le jour où je venais passer l’oral de l’avance sur recettes au CNC, justement pour C’est l’amour. Je me suis dit ensuite : c’est foutu, il a lu le scénario et ce moment où je me moque de son film. Mais j’ai eu l’avance ! Il est beau joueur… On en a parlé, et il m’a dit : “Je comprends ce que tu veux dire.” En revanche, j’ai adoré Rester vertical.
Et les derniers films de Godard, vous les avez vus ?
Ah… Je suis un inconditionnel. Je pleure tout le temps. Il y a quelque chose qui me touche au plus profond de moi, je ne sais pas pourquoi, je ne peux pas analyser. Je suis vraiment un inconditionnel.
Je me suis aperçu, en interviewant beaucoup de cinéastes, que Godard est le cinéaste qui donne le plus envie de faire des films. Est-ce que ce fut le cas pour vous ?
Exactement. J’ai découvert A bout de souffle après la guerre d’Algérie, j’avais une trentaine d’années. Quand je suis sorti, je me suis assis sur un banc et j’ai pleuré en me disant : “S’il peut faire du cinéma comme ça, alors je peux aussi.” Ensuite, j’ai vu Lola de Demy, et je me suis dit : “Allez, il faut y aller.”
Vous les avez beaucoup fréquentés, Godard et Demy ?
Demy était mon meilleur ami. On s’appelait presque tous les jours, on riait beaucoup, nous étions très complices.
Et Agnès Varda aussi ?
Oh, c’était différent. Je n’aime pas beaucoup son cinéma. Si, j’aime Cléo de 5 à 7 et L’une chante, l’autre pas. Mais je déteste Sans toit ni loi. Elle m’avait engueulé, Demy m’avait engueulé aussi, mais c’était sans conséquence. Mais Agnès a toujours été attentive à mes films et moi, aux siens.
Et Godard, alors ?
Godard, c’est très différent. J’avais écrit une critique, positive, des Carabiniers (1963) dans les Cahiers. Et puis, un jour, je vais voir un film au cinéma Le Berlitz. J’étais au balcon. A la fin du film, je m’apprête à descendre l’escalier quand je me rends compte que Godard était là. Je me dis que je vais attendre qu’il s’en aille, je n’ai pas du tout envie de me confronter à lui.
Au bout de dix minutes, je me retourne, tout le monde était parti, sauf lui : il m’attendait. Donc je descends, on se salue, on part ensemble, on traverse tout le long couloir jusqu’à la sortie. On se dit au revoir, il me sourit, je lui souris, et on se quitte. On ne s’est pas dit un mot !
“On a des relations épisodiques, mais tout à fait respectueuses, avec Godard”
Ensuite, il a eu des interventions sur mes films : En haut des marches (1983), qui l’a fait pleurer, Once More (1988) et A vot’bon cœur (2004). A chaque fois, je trouvais qu’il aimait trop ces films, mais je mettais ça sur le compte de l’émotion. Quand Pasolini a vu Femmes, femmes, en 1974, il m’a dit que c’était le plus beau film du monde. Alors j’ai ri et je lui ai dit : “Il ne faut quand même pas exagérer, ce n’est quand même pas Mizoguchi, Lubitsch ou Sternberg !” (Pasolini a fait jouer les deux actrices de Femmes, femmes, Hélène Surgère et Sonia Saviange, la sœur de Vecchiali à qui est dédié Un soupçon d’amour, dans son dernier film, Salo ou Les 120 Journées de Sodome – ndlr) Mais c’est l’émotion, ça ne peut pas être vrai !
J’avais aussi envoyé une VHS d’A vot’bon cœur à Godard, je l’avais eu au téléphone et il m’avait dit : “Oh, je ne suis pas sûr d’avoir le temps…” Et le lendemain, il m’appelle pour me dire qu’il l’a vu et ajoute : “Par pitié, Paul, ne touchez pas à un photogramme de ce film, c’est un miracle : c’est la première fois qu’on me parle à la fois des finances et de la poésie du cinéma dans le même film.” Il a obligé ses collaborateurs à voir le film à Cannes. (rires)
Godard a toujours été très attentif aux films de Diagonale ou des cinéastes qui en étaient issus.
Oui, toujours. Il aimait beaucoup Les Passagers de Jean-Claude Guiguet, et il l’avait dit publiquement. On a des relations épisodiques, mais tout à fait respectueuses, avec Godard. J’ai aussi connu Truffaut, vous savez, qui a écrit beaucoup de bien de mes premiers films – il a même été le seul à aimer mon premier film, Les Ruses du Diable (1965), que tout le monde détestait, y compris mon ami Jean Eustache, qui avait détourné la tête en me voyant à la sortie de la projection –, alors que je n’aime pas du tout les films de Truffaut, à part un ou deux, comme La mariée était en noir, sans doute parce que j’adore la façon dont il dirige Jeanne Moreau : il la fait jouer comme une enfant.
Je l’avais dit à Truffaut, et il m’avait répondu : “Vous me dites ça parce que j’ai défendu Les Ruses du Diable…” Et je lui ai démoli tous ses autres films. Les 400 Coups, que je déteste, par exemple. “Et quelle différence voyez-vous fondamentalement entre Les 400 Coups et La mariée… ? » Je lui réponds : “Je trouve que la mise en scène est plus légère, dans La mariée…” Il a ri : “Est-ce que vous me permettez d’utiliser cet argument pendant la promo du film ?” Et on a ri. On s’entendait très bien. Je lui avais dit pourquoi je n’aimais pas son cinéma : je trouve que ses films sont trop précautionneux. J’ai toujours été franc avec les cinéastes. Parce que quand ils sont intelligents, ça ne les choque pas. Je ne mélange pas les jugements et les sentiments.
Un soupçon d’amour de Paul Vecchiali, avec Marianne Basler, Fabienne Babe, Jean-Philippe Puymartin (Fr., 2020, 1h32)
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