Quatre ans après le remarqué “In the Family”, Patrick Wang revient avec “Les Secrets des autres”. Rencontre avec un fan de Bergman et de Cassavetes qui pourrait devenir le nouveau chef de file du cinéma indé US.
Depuis combien de temps n’avions-nous pas eu l’impression, devant un film indépendant américain, d’être face à quelque chose, sinon de radicalement neuf, du moins de profondément singulier et audacieux, loin des formatages imposés par le jeu des festivals majeurs d’une part (grande forme, grand sujet, etc.), des contraintes commerciales d’autre part (le fameux “feel good movie Sundance”) ?
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L’œuvre de Patrick Wang, qui ne s’étend pour l’instant que sur deux films – mais quels films ! –, résiste à de telles catégorisations, et il n’est ainsi pas surprenant, quoique navrant, qu’elle ne soit passée pour l’instant que par de petits canaux de diffusion : pas de sortie commerciale aux Etats-Unis, sortie française limitée (mais remarquée) pour son premier film In the Family, sélection à South by Southwest (le Sundance buissonnier) et à l’Acid à Cannes pour son deuxième, l’extraordinaire The Grief of Others (renommé Les Secrets des autres par ED Distribution).
C’est que tout chez Wang tient de l’étonnement et du subtil pas de côté, de son parcours à ses films. Né au Texas de parents taïwanais dans les années 70, il obtient un diplôme d’économie (après avoir envisagé la physique) au prestigieux MIT de Boston, avant de se tourner vers le théâtre à New York dans les années 90.
Ce n’est qu’en 2011 qu’il réalise, avec un budget minime, son premier long métrage, dans lequel il joue le rôle principal, celui d’un père homosexuel privé de la garde de son fils adoptif après la mort de son compagnon. Il y avait là déjà une façon unique de regarder le monde, de le cadrer, de le traduire en mots – l’évidence de découvrir un auteur qui, dans cet entretien commencé à Cannes et continué sur Skype, s’exprime exactement comme il filme : avec calme et précision, fraîcheur et franchise.
Les Secrets des autres est à l’origine un roman de l’écrivaine Leah Hager Cohen. Pourquoi avoir souhaité l’adapter ?
Patrick Wang – Je connais Leah depuis 1999. A l’époque, j’étais acteur et metteur en scène de théâtre au sein d’une petite troupe à New York et nous jouions Madame Butterfly de Puccini. Leah avait écrit un essai sur cet opéra et c’est ainsi que je l’ai rencontrée. Plus tard, elle est devenue romancière et a écrit The Grief of Others, qui est sorti exactement au moment où je terminais mon premier long métrage, In the Family, en 2012. Je l’ai lu plusieurs fois à cette époque et il m’a accompagné durant la promotion du film. Le livre de Leah m’a parlé intimement et j’ai tout de suite eu envie de l’adapter.
On y retrouve certaines thématiques présentes dans In the Family : une famille confrontée à un deuil, la difficulté à dire les choses. En même temps, ce deuxième film n’est pas une redite, notamment d’un point de vue formel…
Ce sont des thèmes sur lesquels j’avais encore besoin de m’exprimer. Formellement, le film est très éparpillé, avec une multiplicité de points de vue – tandis qu’on restait accroché à un seul personnage dans In the Family – et des expérimentations esthétiques diverses. Il me fallait donc une force unificatrice.
Je crois que le fait d’avoir tourné en très peu de temps, deux semaines, m’a aidé à accomplir cela. Avec un tournage aussi resserré (un long métrage se tourne généralement en six à dix semaines – ndlr), on doit se concentrer sur l’essentiel. Et tout préparer en amont : la préproduction a duré six mois. J’aime cette période, et ensuite me laisser aller à la tension de l’instant.
Est-ce aussi pour cette raison – de concentration – que vous avez tourné en 16 mm ? La pellicule n’est pas une ressource infinie…
Tout à fait. Il y a une chose merveilleuse avec le 16 mm : le retour moniteur est rudimentaire, c’est vraiment un aperçu, tout petit, en noir et blanc. Et c’est très bien comme ça ! On garde ainsi un certain degré de surprise lorsqu’on découvre les rushes, et d’autre part, sur le plateau, on regarde la scène et les acteurs plutôt que le moniteur. Ça permet d’être plus attentif au jeu et au son.
Ça vous rapproche de l’expérience théâtrale ?
Etant donné que je favorise le plan-séquence et que j’aime regarder la scène se dérouler dans son intégralité, à l’œil nu, je dirais que oui. Néanmoins, je suis toujours réticent à circonscrire l’un ou l’autre de ces arts, à dire que je fais du cinéma théâtral ou l’inverse. Les choses sont plus complexes. Par exemple, on m’a souvent dit que la surimpression était un procédé typiquement cinématographique, alors qu’en fait projeter des images sur un écran derrière les acteurs est une pratique très courante au théâtre.
Parlons de la surimpression. Vous l’utilisez à plusieurs moments clés dans Les Secrets des autres…
Ça me semblait être le meilleur moyen de retranscrire certains passages du roman. Si vous avez deux scènes qui se jouent en même temps, que ce soit du son et des images, ou deux images, vous obtenez une forte densité d’information. J’ai le sentiment que cette densité correspond à certains procédés de condensation littéraire utilisés par Leah.
Et ça correspond surtout au fonctionnement du cerveau humain ! Les informations nous sont rarement proposées une par une, de façon logique, mais plutôt dans le désordre et de façon simultanée, et c’est notre cerveau qui recompose. La surimpression me permet de tenter de retrouver cette complexité psychologique, dans une temporalité très compacte.
L’autre outil que vous utilisez pour cela est le montage. Il est par moments tout à fait classique, et à d’autres assez chaotique…
Oui, particulièrement au milieu du film où il y a un côté puzzle. A vrai dire, lorsque j’ai commencé à écrire le scénario, j’ai découvert Alice Munro (écrivaine canadienne, prix Nobel en 2013 – ndlr) et j’avoue que c’est la lecture de son œuvre qui m’a inspiré ce procédé de montage – ou plutôt qui m’a confirmé que c’était une piste à suivre.
Elle excelle à créer des brisures temporelles qui illuminent soudain le destin d’un personnage. A nouveau, je ne crois pas qu’une vie puisse se résumer à un enchaînement chronologique de causes et d’effets. Il y a des allers-retours en permanence mais on ne s’en rend pas compte car on est nous-mêmes prisonniers du flux temporel. Le cinéma permet de s’en extraire et de voir les choses différemment.
Parlons du premier plan, avec ces deux visages de femmes qui nous regardent, baignés dans un lavis rose et dont on comprend seulement plus tard de quel point de vue ils nous sont montrés. Comment vous est venue l’idée de commencer le film ainsi ?
Ce plan a été conçu progressivement. Je voulais ouvrir le film sur le point de vue d’un fantôme. Or, comme il s’agit d’un bébé, instinctivement il me paraissait plus juste de le faire en super-8 plutôt qu’en super-16. Peut-être parce que la petitesse de la caméra me semblait mieux correspondre à sa tête. Pour enlever des détails et ajouter en onirisme, j’ai choisi une pellicule noir et blanc et “reversal” (qui produit directement un positif – ndlr).
Mais autant je voulais une image peu définie, autant je ne voulais pas qu’on se dise “il a tourné en super-8, il veut nous dire quelque chose”. Alors j’ai nettoyé la pellicule, gommé tous les petits artefacts, toutes ces petites saletés si caractéristiques du format. Finalement j’ai fondu cette image, par surimpression, dans un plan de voile rose, filmé en 16 mm. Ça donne ce résultat…
Etrange ! Et particulièrement tordu…
Oui ! (rires) Mais ça m’a permis d’obtenir cette image très étrange qui est exactement ce que je voulais et que je n’aurais jamais obtenue en numérique…
Déjà dans In the Family, il y avait un tas d’expérimentations, plus ou moins visibles. On sent que vous adorez ça, et en même temps vous restez dans un cadre plutôt classique, naturaliste…
J’aime raconter des histoires classiques, avec des personnages. Mais ne pas savoir à l’avance ce que sera un film, c’est à mon sens la seule raison de le faire. Je veux découvrir quelque chose à chaque film. Sinon je n’en vois pas l’intérêt.
Vous aimez filmer les acteurs de dos. Pour quelle raison ?
C’est un commentaire que j’ai souvent entendu, déjà à propos d’In the Family. J’ai l’impression que ce sont les autres qui filment trop de face ! C’est encore une fois lié à mon expérience du quotidien : je ne vois pas forcément les gens de face, alors pourquoi au cinéma devrait-on les présenter ainsi ? Il y a aussi un problème avec la hauteur de vue : on filme trop en plongée. Et trop souvent en gros plan. J’aime filmer d’un peu plus bas, en légère contre-plongée, à distance raisonnable…
Comme Ozu ?
C’est vrai…
C’est aussi comme si le bébé mort regardait les autres membres de la famille, comme si son fantôme était présent dans chaque pièce…
Absolument, et on en revient donc au premier plan. Globalement, j’ai voulu traduire avec toutes ces techniques une forme de déséquilibre au sein de cette famille. Il y a quelque chose qui ne va pas, quelque chose qui coince, et cette chose est palpable, présente dans la matière même du film. Et c’est seulement le dernier plan qui débloque la situation.
A la suite des avant-premières en festival, à South by Southwest à Austin en mars d’abord, à Cannes ensuite, avez-vous trouvé un distributeur aux Etats-Unis ?
Non, malheureusement. J’ai donc décidé de distribuer le film moi-même, d’une façon originale : j’ai trouvé une salle à New York, à Times Square (très bien placée – ndlr), qui diffuse le film une fois par semaine, pendant des mois, voire des années si je parviens à maintenir un certain niveau d’entrées. Et j’accompagne le film à chaque fois que possible.
Je veux éviter le turnover si cruel pour les petits films comme le mien, qui restent à l’affiche une ou deux semaines et vont ensuite croupir sur les étagères de DVD des quelques vendeurs encore pointus de ce pays. Je ne pense d’ailleurs pas sortir ce film en DVD ou en VOD aux Etats-Unis : je veux que les gens le voient en salle.
Devant vos films, on peut penser à Bergman ou à Cassavetes. C’est une influence que vous reconnaissez ?
Oui. Scènes de la vie conjugale (de Bergman – ndlr) et Une femme sous influence (de Cassavetes – ndlr) en particulier sont des films qui m’ont aidé à me construire. J’aime que les films laissent de l’espace aux acteurs pour construire des personnages complexes. Récemment, je me suis fait un cycle Visconti. Je ne connaissais que Le Guépard et il fallait que j’étende le champ de mes connaissances.
Ça me prend de temps en temps (rires). J’ai alors vu tout ce que je pouvais, et j’ai lu une biographie. Ses premiers films m’ont particulièrement plu. Notamment une comédie un peu méconnue, Bellissima, avec Anna Magnani, sur la vie d’acteurs qui essaient de s’en sortir à Cinecittà. Il y a un passage incroyable, où elle est confrontée à l’avis des producteurs sur sa fille et qui résume mieux que tout autre ce par quoi les acteurs doivent passer.
Et les cinéastes de la nouvelle vague taïwanaise ? Hou Hsiao-hsien, Edward Yang ?
J’ai fini par voir leurs films parce qu’on m’en parlait beaucoup lors de la sortie d’In the Family. J’ai beaucoup d’admiration pour Hou Hsiao-hsien, dont j’ai vu le dernier film à Cannes, mais je me sens assez éloigné de lui. Edward Yang me parle déjà plus. Je considère A Brighter Summer Day comme un très grand film. Mais le cinéaste taïwanais que je préfère est moins connu que les deux que vous avez cités. Il s’appelle Wu Nien-jen, il a écrit plusieurs films d’HHH (Le Maître de marionnettes) et joue le père dans Yi Yi. Un de ses films s’appelle A Borrowed Life et c’est un chef-d’œuvre. Ça parle de Taïwan dans les années 40 et 50.
En France, In the Family est sorti presque en même temps que Love Is Strange d’Ira Sachs. Si beaucoup de choses les différencient dans la forme, ils ont en commun une certaine ambition morale et l’idée que la parole peut dénouer des conflits…
On a beaucoup d’amis en commun mais on ne s’est jamais rencontrés. J’aime bien son travail. Nos deux films ont certes en commun de parler de problématiques LGBT, mais j’insisterais plutôt sur ce qui nous différencie. Je trouve que c’est une très bonne nouvelle que des réalisateurs faisant partie d’une même communauté et pouvant avoir la même étiquette fassent en réalité des films aussi différents.
Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
Ça fait longtemps que j’en parle et je pense que j’ai pris suffisamment de notes : je suis prêt à passer à la phase d’écriture. Je vais couper le téléphone, internet, et m’enfermer cinq semaines. Je vais écrire un premier jet à la main, sur des cahiers, et le recopier sur mon ordinateur. Puis je laisserai reposer plusieurs mois et je ferai des retouches. C’est ainsi que j’ai procédé pour mes deux précédents films.
Cette fois-ci, il s’agit d’une comédie – enfin je crois, je n’en suis pas encore sûr. Ça parlera de communauté et de gentrification à New York, et aussi d’art, de commerce, de média, d’éducation… Je ne sais pas encore très bien ce qui va sortir de mon cerveau – ce sera peut-être un drame, après tout (rires) – mais ça risque d’être assez long : j’ai beaucoup d’idées…
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