Parmi les plus tempétueux talents du cinéma français depuis près de trente ans, Patricia Mazuy mène une carrière alternant les fulgurances – Travolta et moi, Saint-Cyr – et les éclipses. Elle livre le 18 juillet Paul Sanchez est revenu !, un beau thriller, avec un Laurent Laffite en cavale, et revient sur son parcours, entre Dijon et Los Angeles, Agnès Varda et David Douillet.
Elle est directe, Patricia Mazuy. Pas “cash”, ce mot qui cache mal une agressivité intrinsèque, mais directe. Bon, comme elle le dit elle-même, Mazuy a, avec le temps, appris à “fermer (sa) grande gueule”. Mais si elle ne dit pas tout, on comprend vite que c’est surtout pour ne blesser personne. Patricia Mazuy tient une place à part dans le cinéma français. D’abord tout simplement par ses films, singuliers, forts, finalement assez rares en nombre : six ou sept longs métrages, entre 1988 et 2018, avec de longues absences qui la font rire quand on en parle, parce qu’elles ne tiennent la plupart du temps qu’à des problèmes de financement… Elle aussi aimerait en avoir tourné davantage !
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Mais quels films ! Quelle cohérence dans cette œuvre où se mélangent allègrement réalisme, onirisme, action (elle aime beaucoup les explosions, par exemple). Un cinéma d’auteur qui se veut accessible à tous, qui dépeint sans chichis des personnages déchirés et tiraillés entre leurs aspirations et la réalité. Un cinéma parfois violent, qui mêle sans peine la comédie et le drame. Peaux de vaches (1989) ou Travolta et moi (1993, chef-d’œuvre) ne ressemblent à rien de connu à l’époque dans le cinéma français.
Les salle de ciné de Dijon
Il faut dire aussi que le parcours de Patricia Mazuy n’est pas banal, dans l’histoire très bourgeoise (petite, moyenne ou grande) du cinéma français, et même au sein des cinéastes de sa génération (Arnaud Desplechin, Pascale Ferran…). Remontons le récit. Ses parents sont boulangers à Dijon, où elle naît en 1960. Elle est très bonne élève, fait du piano. Le cinéma, elle le découvre en salle, dans le centre-ville, où elle se rend en bus – le bus, comme on le verra, tient une place essentielle dans sa vie –, car à la maison il n’y a pas de télé. Elle apprécie les films populaires avec Belmondo, Les Gendarmes… Elle aime aussi beaucoup le western (vaste fleuve qui sourd toujours, souterrain, dans son cinéma).
A 11 ans, choc esthétique fondateur : Patricia voit La Fabuleuse Aventure de Marco Polo (1965) de Denys de La Patellière, une bonne grosse production internationale avec Anthony Quinn, Robert Hossein, Orson Welles… Dans une scène qu’elle n’oubliera jamais, Marco Polo, interprété par Horst Buchholz (le Delon allemand), est enfermé dans une cage de verre. Terrifiée, elle décide qu’elle fera du cinéma, cet art (ou pas) qui procure des émotions fortes avec du faux. Elle en garde un goût pour le cinéma bigger than life. Aujourd’hui, elle confie, avec le sourire : “J’aimerais toujours faire des films à grand spectacle, avec des danseurs et tout ! Mais non. On me dit toujours ‘Hou la la…’ Voilà !”
“J’ai gardé deux très bons amis de HEC. Ou plutôt du ciné-club ! Ils me faisaient mes devoirs parce que je ne foutais rien à cause du ciné-club”
Quand vient le temps de se choisir un avenir, ses parents la dissuadent de se présenter au concours d’entrée de l’école technique de Vaugirard (dont sortait notamment Jacques Demy). Elle monte quand même à Paris, fait une prépa à Henri-IV, intègre HEC les doigts dans le nez. Elle découvre aussi le rock (chose importante dans son parcours et ses films) et la Cinémathèque française (donc un pan du cinéma qu’elle ne connaît pas).
Mais comment faire du cinéma ? Elle raconte : “A HEC, je craquais complètement. J’étais très énervée, à l’époque. J’avais été première de la classe pendant toute ma scolarité, et je crois qu’au bout d’un moment on a envie de tout envoyer péter. Je voulais vraiment faire du cinéma. J’ai gardé deux très bons amis de HEC. Ou plutôt du ciné-club ! Ils me faisaient mes devoirs parce que je ne foutais rien à cause du ciné-club.” Et là, le hasard s’en mêle : “J’avais gardé les trois enfants insupportables de milliardaires américains qui étaient en vacances à Paris et j’avais tenu le coup. Les parents avaient trouvé à Paris une nounou anglaise mais elle n’était pas libre avant six mois.
“Je ne savais même pas qu’Hollywood se trouvait à L. A.”
Donc, en attendant, ils m’ont proposé de les suivre comme gouvernante à Los Angeles. Ils étaient milliardaires dans le pétrole et le porno, et étaient de la famille des Greyhound, ceux des bus. Comme j’avais découvert Jim Morrison un peu tard, j’ai dit oui tout de suite. J’avais 19-20 ans. Je ne savais même pas qu’Hollywood se trouvait à L. A. Je n’y suis pas allée pour le cinéma. Je voulais aller me balader à Pasadena avec les poèmes de Morrison dans la poche. Le trip baba, quoi.” (rires) Adieu HEC au bout de la première année, et à elle la Californie.
Patricia continue : “Avec l’argent que j’avais gagné chez mes milliardaires, j’ai eu envie de faire un court métrage. Je ne connaissais personne et je n’avais pas le permis. Je faisais tout en bus, avec les Mexicains, les bonnes noires et les jardiniers. On avait déménagé de Beverly Hills à Bel Air. Je ne savais pas me servir d’une caméra, alors j’avais mis des annonces à USC, qui est une université de techniciens, et j’avais trouvé un super chef op taïwanais. C’est comme ça que j’ai connu Agnès Varda. Parce que, bien naïve, j’avais décidé de mettre plein de chansons des Doors dans mon film, et un jour, au bord d’une piscine, une dame qui travaillait dans le cinéma, comme la moitié de L. A., m’a dit que je n’en avais pas le droit. Et elle m’a conseillé de joindre Agnès Varda parce qu’elle avait bien connu Jim Morrison et qu’elle pouvait peut-être m’aider.”
Patricia prend le bus pour se rendre dans l’université où Varda donnait des cours (à chaque fois, quatre heures de trajet). Elle lui laisse un petit mot. En même temps, elle prépare son film. Varda la rappelle : “Elle me dit : ‘Vous ne voulez pas qu’on se voie ?’ et je lui ai répondu : ‘Ben non, pas vraiment’, et ça l’a beaucoup fait rire. Elle m’a donné l’adresse de l’avocat des Doors (re-bus), et il m’a accordé les droits pour un usage non commercial.”
Un soir à L.A., elle dépanne Varda
Mazuy est en train de réaliserson court quand, un soir, Varda l’appelle. Elle a un problème. Elle est en train de tourner Mur murs et elle est en panne sèche de pellicule 16 mm pour la scène de la messe mexicaine qui est prévue le lendemain matin, un dimanche. Tous les labos sont fermés. Avec l’aide de son chef op taïwanais (qui vit aujourd’hui, me glisse-t-elle, du commerce de vélos à Taïwan), Mazuy trouve de la pellicule vierge le soir-même. “Du coup, elle nous a invités à une projection de montage de Mur murs. Ensuite, on a parlé. Elle a été extrêmement généreuse avec moi. J’avais loué une table de montage pour monter mon film, je ne savais pas m’en servir mais j’avais décidé que j’arriverais à l’utiliser, donc c’était un massacre…
J’ai réussi à monter mon film, je l’ai montré à Agnès. Elle m’a dit que c’était très bien mais qu’il fallait retravailler dessus. Mais je n’avais plus de table et plus d’argent. Alors elle m’a proposé de me servir de la sienne la nuit, quand elle ne montait pas Mur murs avec Sabine Mamou (grande monteuse, décédée en 2003, elle travailla notamment avec Claude Lanzmann, Jacques Demy, Ducastel et Martineau, Bruno Podalydès ; elle joue le rôle principal de Documenteurs d’Agnès Varda – ndlr). Moi, j’habitais à South Hollywood et elle à Venice, donc je prenais le bus tous les soirs et au petit matin. Je ne les voyais jamais. Et puis un matin, alors que j’allais repartir, Sabine Mamou est venue un peu plus tôt pour m’expliquer comment mettre la bande-son du bon côté pour que j’arrête d’encrasser les têtes son de sa table.” (rires)
“C’est grâce à Sabine Mamou et Agnès Varda que je suis rentrée dans le cinéma. J’ai été formée au montage par Sabine, et j’ai pu en vivre”
Elle termine son film. “Je l’ai perdu… C’est dommage parce que je crois que c’est mon seul court métrage un peu marrant.” Trois ans plus tard, Sabine demande à Agnès de retrouver Patricia afin de la faire travailler comme assistante monteuse sur Une chambre en ville de Jacques Demy. “C’est grâce à Sabine et Agnès que je suis rentrée dans le cinéma. J’ai été formée au montage par Sabine Mamou, et j’ai pu en vivre.”
Sur Une chambre en ville, Patricia Mazuy officie donc comme “stagiaire montage”. Tous les intérieurs (il y en a beaucoup dans le film) sont tournés au studio de Billancourt, où s’effectue aussi le montage en parallèle. “Tout devait être hypersynchronisé, puisque c’était une comédie musicale. C’était la première fois que j’assistais à un tournage, et parfois, pendant mes pauses, j’allais me cacher dans un coin comme une petite souris. Je n’avais jamais vu un studio de ma vie. Il ne fallait pas déranger Jacques Demy. C’était très hiérarchisé à l’époque. Je parlais plutôt avec Jean-François Stévenin (acteur dans le film – ndlr).”
“Demy, un faux timide”
A la fin du tournage, Demy entre en salle de montage. Mazuy se souvient : “Il était très élégant, distancié. C’était un faux timide. Très charmant et très opaque par moments… Mais, une fois de plus, je n’étais que la petite stagiaire qui se tenait dans le fond de la pièce ! J’écoutais, j’apprenais comment se construit un film, je ne disais rien. A L. A., j’étais très très énervée, mais là j’essayais de fermer ma grande gueule, j’avais besoin de gagner ma vie, vous comprenez…”
L’aventure continue avec Varda sur d’autres projets, dont le principal est Sans toit ni loi, avec Sandrine Bonnaire : “J’étais la monteuse sur Sans toit ni loi. J’avais aussi participé aux prérepérages. On montait au fur et à mesure. Le dimanche, on faisait le point avec Agnès. Et ça m’a servi par la suite, parce que le début du tournage de mon premier film, Peaux de vaches, a été catastrophique, et c’est en me mettant à la table de montage que j’ai compris ce que je voulais raconter, ce que devait être le film.” La jeune réalisatrice tâtonne encore.
“Le problème, c’est qu’après l’expérience d’Une chambre en ville, j’avais fait un autre court que j’avais extrêmement préparé et qui était nul. Du coup, je n’ai pas du tout préparé le tournage de Peaux de vaches. Sauf que ce n’est pas non plus ça (rires). C’était chaud, au départ : on ne tournait que quatre plans par jour, tout le monde voulait se barrer, y compris Sandrine Bonnaire – et il n’y a pas plus cool que Sandrine sur un plateau ! Moi aussi, je voulais me barrer : j’avais pris des billets pour l’Australie pour les planter, et puis j’ai renoncé, je me suis dit : ‘Je ne peux pas leur faire ça.’ Je pensais que je n’étais pas faite pour ce boulot.”
Peaux de vaches, l’un des plus beaux rôles de Sandrine Bonnaire
Comme nous l’avons déjà vu, Mazuy a de la ténacité à revendre : “Donc j’ai fait venir la table, et le dimanche je pouvais penser le film. Effectivement, le rôle de Sandrine n’était pas écrit, elle n’avait pas de situation. Donc j’ai repris en main le film. Et je l’aime bien. Il a les mêmes défauts et les mêmes qualités qu’à sa sortie. Il n’a pas changé… lui.” (sourire) Le film (l’histoire d’un conflit familial en milieu rural) remporte un beau succès critique, on salue sa puissance d’expression, déjà son côté western. Il est sélectionné à Un certain regard au Festival de Cannes 1989 et est nommé pour le César de la meilleure première œuvre en 1990. C’est aussi l’un des plus beaux rôles de Sandrine Bonnaire.
Ensuite, Patricia Mazuy répond à une commande d’Arte, un des épisodes de la série, aujourd’hui devenue mythique (André Téchiné, Cédric Kahn, Claire Denis, Chantal Akerman ou Olivier Assayas y ont participé), Tous les garçons et les filles de leur âge. C’est Travolta et moi, film culte (car rare), dont l’action se déroule à la fin des années 1970, en pleine période disco, et met en scène une adolescente, fille de boulangers, qui vit sa première histoire d’amour. Elle se termine tragiquement. Un très beau film, inspiré, l’un des plus beaux jamais tournés sur la violence qui habite les adolescents. Un mélange de réalisme et d’onirisme, avec des moments de comédie très drôles.
“En vrai, dans Travolta et moi, les dialogues du début font un peu récités comme dans un téléfilm Arte, même si c’était un téléfilm Arte !”
Patricia Mazuy l’aime bien mais lui trouve des défauts, comme toujours : “Je trouve que tout le début a pris un sacré coup de vieux. Après, ça va. Il a une vraie énergie, la jeune actrice (Leslie Azzoulai – ndlr) est géniale. J’ai essayé plein de trucs dedans, en me disant que personne ne le verrait de toute façon et en réalité il a cartonné quand il est passé sur Arte ! Je ne me sentais pas tenue d’avoir un résultat, sinon pour moi-même.
Mais en vrai, les dialogues du début font un peu récités comme dans un téléfilm Arte, même si c’était un téléfilm Arte ! J’aime pas quand ça fait récité. Après, dans la boulangerie, c’est mieux. Mais j’ai tourné trop vite les premières scènes, dans le bus. Comme sur Peaux de vaches, je ne tournais que quatre plans par jour, là je voulais en tourner vingt (rires), je voulais me venger, et ce n’est pas bien non plus.” Le film obtient un Léopard de bronze archi mérité à Locarno, en 1993.
Saint-Cyr, succès public et critique
Vient le temps de l’échec : “J’ai aussi tourné un autre téléfilm, La Finale, qui est un accident industriel, commercial et artistique. Avec des moments réussis. Et avec quand même Emmanuelle Devos, Jean-Pierre Darroussin, et aussi David Douillet – parce que la chaîne trouvait que le casting manquait de gens célèbres ! Mais je ne peux pas trop en parler. C’est à cause de La Finale qu’avec mon compagnon, Simon Reggiani (musicien, acteur, chanteur, coscénariste de certains films de Mazuy, fils de Serge Reggiani – ndlr), nous avions quitté Paris : on s’était fâchés avec la terre entière. L’histoire de La Finale durerait trois heures si je vous la racontais. Et c’est une tragédie. Après Peaux de vaches, j’avais aussi tourné quelques épisodes d’une série canadienne pour voir si je pouvais envisager de continuer à réaliser des films : savoir travailler avec une équipe, c’est important, et ça m’a rassurée. C’est comme ça que j’ai rencontré l’acteur Elliott Gould, à qui j’avais proposé de tourner la suite du Privé d’Altman, l’un de mes films préférés. Il avait accepté, mais ça n’a pas pu se faire, hélas.”
Puis, un projet de film initié par un producteur, Denis Freyd, la rattrape. Ce sera Saint-Cyr, l’un de ses plus beaux, avec Isabelle Huppert en Mme de Maintenon qui crée un pensionnat pour jeunes nobles désargentées, afin de les éduquer et de les ouvrir à l’art, donc à la liberté (Esther, de Racine, fut écrit pour que les pensionnaires de Saint-Cyr la créent…). Mais Mme de Maintenon, personnage ambigu, doit subir la pression des dévots, qui l’obligent à des méthodes d’éducation plus strictes et plus religieuses. Le film remporte un beau succès, aussi bien public que critique. On retrouve de film en film cette énergie incroyable du cinéma de Mazuy, son talent à diriger les acteurs.
Après quelques années en Normandie, Patricia Mazuy se morfond et décide d’essayer de refaire du cinéma, car elle aime profondément ça : fabriquer un film. C’est Basse-Normandie, œuvre sans pareille qui raconte l’histoire de Simon Reggiani, un acteur fou de chevaux qui monte un spectacle où il récite un texte de Dostoïevski à cheval. Inspiré de faits réels, mais rejoué. Un faux documentaire donc, qui, malgré ou à cause de son originalité, ne rencontre pas le succès.
Sport de filles, nouveau western féministe
En 2013, Patricia Mazuy revient à un cinéma plus normé, une vraie fiction, Sport de filles, avec Marina Hands, Bruno Ganz et Josiane Balasko. Encore un bel ouvrage, avec un personnage féminin en vedette, un film à la fois d’auteur et populaire, où les chevaux (que pourtant Mazuy dit ne pas apprécier) servent d’intermédiaires aux indicibles sentiments entre les hommes et les femmes : un nouveau western, féministe.
Patricia Mazuy sort cette semaine Paul Sanchez est revenu !, une œuvre étrange et généreuse située dans l’arrière-pays de Saint-Tropez, avec ses zones commerciales, ses jolies montagnes, ses mystères, ses stars, ses gendarmes hurluberlus. Patricia Mazuy a plein de projets, dont un film en costumes très ambitieux qui se déroulerait dans les années 1920. Mais il faut trouver l’argent nécessaire… Alors elle se bat, comme elle s’est toujours battue, contre vents et marées, pour nous offrir ce cinéma qui touche droit au cœur du spectateur.
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