Après le remarquable Peaux de vaches en 89 puis le soufflant Travolta et moi en 93, Patricia Mazuy revient avec le splendide et vénéneux Saint-Cyr, sélectionné à Cannes et de sortie cette semaine. Portrait d’une jeune femme rugueuse dont le talent suscite l’admiration.
Le parcours de Patricia Mazuy est singulier et détonne particulièrement dans les habitudes du cinéma français. Quand un jeune cinéaste apparaît, on assiste généralement à deux trajectoires types. Soit l’individu est doué, ou chanceux, rencontre un certain succès critique/public/professionnel (parfois l’un des trois seulement, parfois les trois) et enchaîne régulièrement les projets ce fut le cas cette dernière décennie d’Arnaud Desplechin, Cédric Kahn, Olivier Assayas, Claire Denis, Laurence Ferreira Barbosa, pour citer des contemporains de Mazuy qui ont pour la plupart participé avec elle à la série Tous les garçons et les filles de leur âge. Soit la personne est moins douée, ou malchanceuse, et c’est l’exit quasi définitif qui se souvient de Pascale Bailly, Eric Barbier, Jérôme Boivin, cinéastes pas nécessairement déméritants qui ont débuté dans la même période que l’auteur de Peaux de vaches ? Le chemin de Patricia Mazuy, c’est autre chose : trois fictions en douze ans, une route d’ombre et de lumière, une carrière à courant alternatif où se succèdent films éblouissants et longues éclipses, loin des feux médiatiques et de la chronique parisiano-mondaine. Dans un contexte aussi peu favorable, bien des cinéastes auraient raccroché définitivement pour passer à autre chose : pas Mazuy, véritable petit soldat de la pellicule, bloc d’entêtement et d’énergie non fissible.
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Après avoir fait ses classes à l’excellente école Agnès Varda, Patricia Mazuy avait surgi avec éclat dans le ciel du cinéma français en juin 1989. L’objet s’appelait Peaux de vaches et on parlait alors de « western moderne », de « grande claque qui vous laisse pantois, les tripes nouées et la tête vide ». La musique était signée Theo « Passion Fodder » Hakola, et sur les photos d’alors, la Mazuy sans fard affichait une mine fière et boudeuse. C’était à la fois un peu country et très rock’n’roll comme une PJ Harvey d’ici et du cinéma.
Puis plus rien. On apprend aujourd’hui dans sa bio-filmo que Mazuy avait réalisé en 90 et 91 deux épisodes pour des séries télé anglosaxonnes nous l’avions oublié. Un soir de 92, nous sommes tombés par hasard sur un passionnant et très physique documentaire agricole diffusé par Arte et nous avons attendu le générique final pour savoir que c’était signé Patricia Mazuy. On ne quittait pas la sphère bovine : ça s’intitulait Des taureaux et des vaches, et six ans avant le dossier « vache folle », ça montrait toute la chaîne de sélection et de manipulation génétique dans la filière bovine avec une économie de commentaires et une puissance des images assez étonnantes. Mazuy s’y confirmait cinéaste physique et tendue, apte à saisir sans afféterie aussi bien la densité concrète du réel que son étrangeté naturelle.
On a retrouvé la réalisatrice en pleine lumière en 93, à l’occasion de son explosif Travolta et moi pour la série Tous les garçons et les filles de leur âge. Une mini-tragédie provinciale, une affaire de désir adolescent et de frustration, toute en vitesse et en tension, en proximité brûlante des corps et en chorégraphie glacée, en élan vital et en temps compacté. Dans un ensemble de films au niveau général assez relevé, Mazuy réussissait l’exploit de laisser la marque la plus forte, la plus profonde, la plus incandescente. Ceux qui l’ont vu n’ont pas oublié Travolta et moi, film lesté d’une flopée de prix.
Et alors qu’on pensait que la cinéaste allait enchaîner dans la foulée, de nouveau le silence. Jusqu’à aujourd’hui et à ce superbe Saint-Cyr, film historique en costumes beaucoup plus proche de Kubrick et d’Argento que de Leconte ou Rappeneau, sélectionné pour Un certain regard. Une uvre vibrante, intense, toute en munificence malade et beauté rongée, qui n’aurait pas déparé en Sélection officielle et a placé la barre très haut pour les autres films français.
Rencontrer Patricia Mazuy, c’est recevoir l’estampille concrète des idées que l’on se faisait sur elle à l’aune de sa filmographie et de son parcours. La cinéaste reçoit dans le petit hôtel que tiennent ses parents du côté de Barbès. Ambiance familiale, bordélique, chaleureuse, sans chichis, à la bonne franquette.
On arrive dans cet établissement aux murs recouverts par les toiles de monsieur Mazuy père et c’est un joyeux désordre : entre les parents affairés, les clients qui circulent, les gamins à surveiller, une équipe télé qui installe son encombrant matériel, nous qui sommes en avance, les coups de fil incessants et le retour dans sa Normandie prévu pour l’après-midi, Patricia Mazuy jongle avec aisance et nous accueille chaleureusement : « Eh, mais vous êtes en avance ! Je fais une télé, ça sera pas long, après je suis à vous, j’aurais du temps, installez-vous dans la pièce du fond, vous voulez peut-être un café ? Maman ! Un café pour les journalistes ! » Ça dépote, dans une agitation incessante, mais toujours dans la bonne humeur et avec des manières franches du collier.
Du temps, Mazuy en aura en effet plus que pour la télé, mais pas tant que ça quand même. L’entretien proprement dit se déroule le temps d’un déjeuner au chinois du coin. La jeune femme, toujours sympathique et directe, montre aussi qu’elle n’est pas « commode », qu’elle sait parfaitement de quoi elle veut parler et surtout, de quoi elle ne veut pas parler. Ainsi, quand on la lance sur sa cinéphilie et ce qui l’a intéressée en premier lieu dans le cinéma, elle embraie très sec : « J’aimais beaucoup les westerns, les grands films américains, et aussi évidemment les Renoir, etc. Bon, comme tout le monde, j’ai aimé les grands classiques, on connaît tous la liste, voilà, je ne vais pas citer les titres, c’est pas très passionnant. Il y a eu des grands films dans l’histoire du cinéma, tout le monde sait ça. »
Même résultat quand on évoque son parcours, quand on revient sur Peaux de vaches : « Ce film, on en a déjà parlé, on va pas s’éterniser là-dessus. » Ce qu’on appelle être une nature, avoir du tempérament. Patricia Mazuy devient plus diserte quand on évoque l’intermittence de sa carrière. « Pourquoi j’ai fait aussi peu de films, il faudrait poser la question aux producteurs plutôt qu’à moi. Je n’aurais pas demandé mieux que de tourner plus souvent. Mais ce que je fais ne doit pas plaire, ne convient sans doute pas à ce qu’attendent les gens de cinéma. Et puis un projet comme Saint-Cyr est quand même né avant le tournage de Travolta et moi. Mais comme c’est un film qui demandait certains moyens, ça a pris du temps avant de se concrétiser. D’autre part, j’ai développé pendant quatre ans Big Green, avec le producteur Philippe Carcassone, d’après un scénario de Simon Reggiani et Jim Sallis. J’ai dû mettre ce projet entre parenthèses, le temps de mener à bien Saint-Cyr, je le reprendrai après. On ne peut donc pas dire que je n’ai presque rien fait depuis Peaux de vaches. »
On remarque qu’en sus du temps écoulé entre deux films, on parle rarement d’elle dans la rumeur permanente qui alimente les gazettes entre les sorties de films. « On a fui Paris. Plus jeune, j’ai fui la campagne, j’avais un rapport amour/haine avec la campagne, probablement parce que c’était lié à ma famille. Mais au bout d’un moment, Paris n’était plus vivable, on s’engueulait avec tout le monde, ce n’était plus tenable. Maintenant, j’ai dissocié la campagne de ma famille, je vis dans une autre région, tout va bien. Cette politique de la fuite, c’est proche de la théorie du « recours aux forêts » : la campagne est un lieu de construction, l’endroit où je peux construire ma propre famille. » Country et rock’n’roll, disait-on.
Le sujet qui passionne aujourd’hui Mazuy, celui sur lequel elle est intarissable et c’est normal , c’est Saint-Cyr : projet a priori curieux, bizarre, que cette commande en costumes confiée à une cinéaste qui avait peu tourné en douze ans, qui n’était connue que pour deux films. « Le producteur Denis Freyd m’a contactée en 1992, alors que je préparais Travolta… Quand il a parlé de Saint-Cyr, je pensais que c’était l’école militaire et ça m’a intéressée. Puis, j’ai découvert qu’il s’agissait de l’école de filles ouverte par Madame de Maintenon. Je ne sais pas pourquoi le producteur a pensé à moi, mais j’ai accepté ce projet par défi, pour voir si j’allais en être capable. Je ne pensais pas que ça allait représenter autant de travail, surtout avec les contraintes de budget et de temps que l’on a rencontrées. Ça a été très dur. Ne serait-ce que pour habiller et préparer une fille et la transformer en écolière de Saint-Cyr, c’était une demi-heure de temps. Et puis avec les enfants, il y a des lois très strictes sur les horaires : on ne peut pas les faire travailler tard le soir, tôt le matin ou la nuit. Quand il faut faire plusieurs prises avec un carrosse, c’est aussi beaucoup de temps : on ne fait pas reculer un carrosse aussi facilement et rapidement qu’une voiture. »
Patricia Mazuy n’est pas le genre à surintellectualiser les choses ou à énoncer de savants commentaires sur son travail. Quand elle parle de Saint-Cyr, elle insiste surtout sur des éléments concrets, des détails prosaïques tels que les contraintes de production ou de moyens. Mais elle reconnaît que ces contraintes ont sans doute contribué à casser le moule figé du film à costumes en instillant de la tension et de l’urgence sur le plateau. « On n’arrive pas sur le plateau en se disant qu’on va renouveler le genre, on est trop pris par le travail et les problèmes quotidiens. On fait un film au gré des circonstances, en travaillant sur des détails, en essayant de s’en sortir avec ce qu’on a. » Parmi ces circonstances et ces détails, l’intention générale : « Je voulais éviter le côté romantisme morbide, l’aspect jeunes filles en train d’agoniser, je pensais plutôt à un film de guerre, à Full Metal Jacket. Saint-Cyr est comme un camp militaire où Madame de Maintenon forme une armée de jeunes filles à son service. C’est un film de guerre féminin. »
Autre élément fondamental : le casting, phénoménal à tout point de vue, notamment pour les filles qui ont été choisies parmi plus de trois mille candidates, lycéennes de la Basse-Normandie : « Un boulot énorme, fait en outre dans des délais assez courts. Je voulais des filles qui ne fassent surtout pas Parisiennes, des filles dont le visage et le corps pourraient être ceux de filles de Saint-Cyr. Ensuite, il a fallu des répétitions intenses pour leur apprendre le patois, puis le français du xviie siècle. C’était comme si on avait pris des actrices de Beverly Hills pour leur faire jouer des Africaines. Mais la simple présence des filles et des adolescentes a apporté au film un élément incontrôlable qui a été précieux. » La réussite du film réside également dans l’amalgame parfait entre les comédiennes débutantes et les stars : Isabelle Huppert est impériale en Madame de Maintenon, Jean-Pierre Kalfon apporte sa classe, sa subtilité et sa présence habituelle au Roi-Soleil, Simon Reggiani est particulièrement intense dans le rôle de l’abbé janséniste : « Comme Simon n’est pas croyant, il a eu l’idée de faire passer l’idée de la foi rigoriste dans son rapport aux chevaux. Dans le film, c’est un homme-cheval. » Justement, autre détail d’importance : les chevaux. Mazuy a toujours bien filmé les bêtes et ici, les équidés sont quasiment des personnages que la cinéaste a sélectionnés avec autant d’exigence que les acteurs. « Dans le cinéma français, les chevaux viennent toujours du même centre de dressage, ce sont des chevaux de cinéma, ça ne va pas du tout, ils n’évoluent pas de façon naturelle. Dans Saint-Cyr, il y en a quelques-uns qui viennent de là, notamment un que je trouve ridicule, avec ses pas chichiteux. J’ai tenu à ce que mes chevaux soient des « vrais » chevaux. Quand ils sont avec les filles dans les jardins du château, le soir, c’est magique, ils ont une vraie présence. »
Ce qui est beau et intéressant dans Saint-Cyr, c’est la façon dont Mazuy tire un matériel historique sur le basculement janséniste vers un film de genre subtilement gothique et vers le contemporain : « Je ne connais pas la mode gothique, dont on parle beaucoup. Madame de Maintenon a un côté démiurge plutôt inquiétant. Elle est dangereuse pour ses filles, elle a fabriqué des clones qui lui renvoient une image d’elle qu’elle ne supporte pas. Là, c’est presque du Frankenstein, du Argento. Ce qui m’intéressait dans cette histoire, c’est comment on peut faire du mal à autrui en pensant faire du bien, comment on peut utiliser les enfants malgré eux : c’est aussi ce qui donne au film une touche contemporaine. »
Casting, direction d’acteurs, approche du sujet, rapport au texte et aux corps, tout tire Saint-Cyr loin des pièges habituels de la grosse production historique que sont l’illustration rétro, la naphtaline d’époque, l’académisme muséal, le vernis culturel. Mais il y a aussi l’intuition plastique extraordinaire de la cinéaste, son sens des plans et sa méfiance de la surcharge, sa science des rythmes et des intensités. Saint-Cyr est visuellement splendide, mais d’une splendeur vivante, palpitante.
On imagine que Mazuy a sévèrement travaillé en amont du tournage sur la préparation des plans. Or, pas vraiment : « Je n’avais quasiment rien préparé, ce qui avait le don de faire paniquer l’équipe. Les plans se décidaient au jour le jour, au fur et à mesure du tournage. Mais on avait fait de bons repérages, ce qui était très important. Dans le film, Saint-Cyr est la résultante de plusieurs endroits : le bâtiment, les jardins, les colonnes sont des lieux différents. En ce qui concerne la mise en scène, j’ai fait beaucoup de champs/contrechamps : quand ça marche, je trouve ça très bien. Ce film est anti-anti-champ/contrechamp ! Esthétiquement, on peut dire que c’est un film réactionnaire ! » On prendra le propos comme la boutade qu’il est, vu que Saint-Cyr est le film en costumes le plus moderne et le plus prenant depuis le Van Gogh
de Pialat et en attendant avec optimisme les Assayas, Jacquot et Desplechin.
Autre élément qui contribue au pouvoir de fascination du film : la superbe musique de John Cale qui, pour une fois, semble s’être franchement décarcassé. Quand on hasarde que l’archer du Velvet était peut-être légèrement fumiste dans son approche des BO de films français, adoptant plus d’une fois la « take the money and run » attitude, Mazuy bondit : « Légèrement fumiste ?! Carrément fumiste, vous voulez dire !!! Vous pouvez l’imprimer, je lui ai déjà dit ça en face. Mais là, il a vraiment travaillé. Au début, je voulais quelque chose dans l’esprit d’un morceau de Honni soit : Wilson Joliet, un souvenir marquant de mon adolescence, un morceau « cri qui tue ». Et Cale m’a dit « Tout, sauf ce morceau ! » Apparemment, ça lui évoquait de terribles souvenirs. Je ne voulais pas de musique traditionnellement associée à ce genre de film, je souhaitais une musique qui joue sur le vide et la répétition, l’obsessionnel. Sinon, faut pas croire, je ne suis plus tellement au courant de ce qui se passe dans le rock. Je viens juste de découvrir Tim Buckley, c’est vous dire… »
Alors qu’il est 15 h passées et que nous discutons depuis une bonne heure et demie, Patricia Mazuy sursaute : « Oh là là, on va peut-être arrêter, on a suffisamment parlé. Faut que j’y aille, là. » Cannes ou pas Cannes, sortie du film ou non, l’heure c’est l’heure, pas de salamalecs : il lui faut récupérer son fils et prendre la route pour regagner la Normandie.
Avec ses manières rugueuses et franches de sauvageonne sympathique, Patricia Mazuy tranche dans le cinéma français et c’est très bien comme ça, surtout quand on fait des films aussi forts, quand on est dépositaire d’une uvre qui commence à être sérieusement conséquente.
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