Pascal Tessaud signe Brooklyn, tourné à l’arrache en Seine-Saint-Denis, à l’écart du système. Un film politique, poétique, hip-hop, jazzy, métissé, qui chante la jeunesse des banlieues dans la lignée de Cassavetes, Spike Lee ou Kechiche.
D’où viens-tu ?
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Pascal Tessaud – J’ai grandi dans un milieu ouvrier, je suis le premier de ma famille à avoir eu le bac. J’ai fait la fac à Nanterre où j’ai fait une maitrise de cinéma sur Pierrot le fou. Parallèlement, depuis tout petit, je me suis toujours intéressé au dessin, au graphisme.
Comment découvre-t-on Godard quand on grandit en milieu ouvrier ?
J’ai vu A bout de souffle à la télé et j’ai pris une gifle. J’ai adoré cette liberté, avec un côté très hip-hop dans le montage, très irrévérencieux dans la narration, l’énergie, le rythme… Un cinéma mental, intellectuel, mais aussi très physique.
Comment en es-tu venu à t’intéresser à la culture hip-hop ?
J’ai grandi avec dans les années 80-90, j’écoutais des gens très puissants comme Public Enemy. Plus tard, j’avais une double culture : une culture de la rue avec le hip-hop, et la culture de la fac, plus cinéphile, grâce à quelque super profs qui m’ont initié à un univers que je ne connaissais pas. Petit à petit, je me suis intéressé à Fellini, Bergman, Pasolini, au néo-réalisme, à la Nouvelle Vague, au cinéma indé américain de Spike Lee, Scorsese, Tarantino… Spike Lee a été très important pour l’aspect politique, le lien avec la culture de la rue. C’était plus facile de m’identifier à ça qu’à l’univers de la Nouvelle vague. J’aime bien Truffaut, mais je préfère le côté voyou de Godard.
C’est à la fac que tu as décidé de devenir cinéaste ?
J’ai eu un flash en découvrant le cinéma d’auteur, mais je ne connaissais personne dans ce milieu. J’ai tenté des écoles, été recalé, alors j’ai fait la fac. Et puis j’ai bossé sur des courts métrages en occupant tous les postes. Je me suis formé sur le tas. J’ai fini par tourner mon propre court métrage et voilà : j’étais lancé dans mon délire suicidaire !
Avec Brooklyn, tu as voulu tresser fiction et documentaire ?
Exactement. A la fac, on sacralisait la fiction. Mais quand on regarde du Wiseman, du Depardon ou du Van der Keuken, c’est du cinéma ! Et du cinéma ancré dans le monde. Le problème du cinéma français des années 90, c’est qu’il était majoritairement cantonné dans un entre-soi un peu coupé du monde. J’ai été marqué par le néo-réalisme. J’avais d’ailleurs reçu une bourse pour étudier le cinéma italien à Venise – cette ville a été un autre choc pour moi ! Bref, je suis devenu un peu spécialiste du cinéma italien, un cinéma que j’aime parce qu’il filme le peuple. Le cinéma anglais d’Alan Clarke, Ken Loach, Stephen Frears, me plaît aussi pour ça.
Brooklyn montre que filmer le peuple ne t’a pas fait oublier la forme.
Surtout pas. J’ai fait des clips de rap. J’aime bien Ken Loach, mais on ne peut pas continuer à filmer comme lui. Venant de la culture hip-hop et graphique, je n’oublie pas le style. Je me suis donc soucié du fond et de la forme, c’est ce que j’aime dans le rap. Or, le cinéma social des années 90 était filmé de façon un peu pauvre. J’adore Spike Lee, Jarmusch, Lynch, j’aime les gens qui créent des formes en restant ancrés dans le réel. De ce point de vue, j’ai aussi été influencé par les Asiatiques, Wong Kar-wai, Hou Hsiao-hsien… Le cinéma français, j’ai plus de mal à m’y reconnaitre – à part les très grands comme Pialat ou Kechiche. La Graine et le Mulet est un des plus grands films français de ces dernières années.
Brooklyn témoigne d’une volonté de filmer le peuple, et aussi les Noirs, souvent absents de notre cinéma ?
Si on ne filme qu’une seule catégorie sociale, disons la bourgeoisie blanche, on ne filme pas la réalité globale. Ayant grandi en banlieue au contact de gens de toutes origines, j’avais envie de montrer une ville ou vivent ensemble 85 nationalités. Et puis il y a la volonté de contrer la vision du FN qui propage la peur des “sauvages” de banlieue. On parle du communautarisme, mais jamais de celui de la bourgeoisie blanche. Ce n’est pas mon cas : il y a toutes les origines dans mon entourage. J’ai voulu refléter ça dans mon film.
Le cinéma doit jouer un rôle politique selon toi ?
Le néo-réalisme italien était un outil de connaissance. J’aime ce rôle du cinéma. Un cinéaste a une responsabilité, il peut contribuer à changer les consciences, à faire évoluer les mentalités, par exemple en montrant certaines populations de façons plus subtile et intime que ne le font certains médias. J’ai vu des films de Taïwan, d’Argentine… le cinéma est un formidable moyen de connaître le monde. Brooklyn est très local, mais le film a voyagé dans plein de festivals à travers le monde et je me suis rendu compte que j’ai touché l’universel. Je ne filme pas des “Noirs avec des casquettes”, je filme des parcours, des désirs, des conflits… Les gens qui ont des a priori sur les banlieues n’ont peut-être pas la possibilité de voir des films qui leur font comprendre ces problématiques.
Tu te sens faire partie d’une nouvelle génération de cinéastes ?
Oui, celle du cinéma-guérilla, avec des gens comme Djinn Carrénard, Rachid Djaïdani, Jean-Pascal Zadi… On ne vient pas des beaux quartiers, on a un regard minoritaire mais différend, qui apporte de la diversité dans le cinéma français. Comme on n’a pas de réseau dans le cinéma, on pratique ce cinéma-guérilla, on va direct à l’essentiel, on raconte nos histoires coûte que coûte.
Vous faites tous un peu penser à Cassavetes, par votre style et votre façon de vous débrouiller en marge du système…
Cassavetes a été mon deuxième choc après Godard. Dans son cinéma, on ne sait plus si on est dans la fiction ou le documentaire. J’adore comment il dirige les acteurs, on sent le moment présent, quelque chose de spontané… Et puis avec Shadows, il parlait de la culture underground et de la ségrégation, dans les années 50 aux Etats-Unis ! Cassavetes est un héros. C’est sûr qu’il m’a influencé. Mon actrice, KT Gorique, est une championne de rap et de slam. J’aime que les acteurs jouent et soient aussi eux-mêmes. Le problème du cinéma français, c’est que tout passe par les commissions, tout est retravaillé, lissé, il n’y a plus de spontanéité, l’instant du tournage ne compte plus. J’ai beau aimer Hitchcock, je ne me vois pas tourner un scénario exactement comme il a été écrit à la virgule près. J’aime l’imprévu, le hasard, l’accident qui entre dans la fiction. Le cinéma de guérilla permet de contourner le système et d’amener de la vie, d’aller dans des endroits que le cinéma traditionnel ne peut pas capter. J’ai tourné sans producteur, avec un petit appareil photo dans les rues de Saint-Ouen. J’étais surpris et heureux que le film soit sélectionné à Cannes, à l’Acid. C’est grâce à çà qu’on a trouvé un distributeur.
Brooklyn montre l’importance de la culture hip-hop, qui est plus qu’un passe-temps musical ?
Les gens ne se rendent pas compte à quel point le rap est important. Les rappeurs sont les prophètes de la jeunesse, ils sont très écoutés, les jeunes connaissent leurs paroles par cœur. Les rappeurs ont donc une certaine responsabilité vis-à-vis de cette jeunesse. Malheureusement, il existe aussi un rap commercial, bling-bling, qui véhicule une image de mecs machos qui ne pensent qu’à se défoncer, baiser et gagner du fric. Moi, j’ai été éduqué par un rap politisé, celui de Public Enemy, de KRS One, de IAM… Akhenaton est pour moi aussi important que mes profs de fac. Il ne faut pas sous-estimer la puissance éducative du rap politisé. La culture hip-hop a donné des billes à des jeunes un peu paumés qui ne se reconnaissaient pas dans la culture dominante. Aux Etats-Unis, il y a des magazines hip-hop, des rappeurs qui ont des émissions de télé…
Je suis frustré que de telles choses n’existent pas en France. Il n’y a que les vidéos sur Youtube et généralement, ce sont les trucs les plus clinquants qui marchent, une sorte de rap de droite, individualiste, capitaliste. C’est dommage parce que ça éduque nos enfants. Brooklyn parle de ce conflit au sein de la mouvance rap. La culture hip-hop s’est fait un peu déposséder par les marchands. Mais mon film n’est pas nostalgique, il parle de la transmission de certaines valeurs de la culture hip-hop.
Que réponds-tu à ceux qui trouvent ton film trop moralisateur ?
Ceux-là aiment sans doute le rap bling-bling, sans conscience. Je préfère m’inspirer de Talib Kweli, un rappeur américain très engagé, enseignant à l’université, qui transmet les valeurs du hip-hop. J’admire ça. En France, je n’ai jamais vu de prof de fac avec casquette et peau noire. En France, on sépare les choses, il y a une culture “noble” et une sous-culture “bâtarde”. A l’université, on pourrait étudier des écrivains comme Kateb Yacine et pas seulement Montaigne et Flaubert. J’ai grandi dans le métissage culturel, je suis blanc, mon père est du Sud-Ouest, je n’ai aucun problème avec mes racines françaises, j’aime la bonne bouffe, le bon bordeaux, Gainsbourg, Piaf, mais le monde est vaste et il faut s’ouvrir à une culture plus internationale et plus métissée. Ce titre, Brooklyn, induit que la France peut être influencée par d’autres horizons.
Les choses évoluent quand même. Dans le cinéma, on a vu émerger des réalisateurs tels qu’Abdellatif Kechiche, Malik Chibane, Rachid Bouchareb, des acteurs comme Roschdy Zem, Leila Bekhti, Omar Sy, Jamel Debbouze, Rachida Brakni… Le cinéma français est un peu plus métissé et ouvert qu’il y a trente ans, non ?
C’est vrai, d’ailleurs, ils ont imposé leur place par des films politiques. Cela dit, il n’y a pas beaucoup d’acteurs ou actrices noires dans le cinéma français. Comment cela se fait ? Brooklyn a été snobé à Cannes par certains médias. Pour rebondir sur un édito des Cahiers déplorant le vide politique du cinéma français, je dirais que mon film est très politique. Il montre des personnages qui n’abandonnent pas leur culture, qui se battent, transmettent des valeurs. Comme mes amis, qui sont engagés dans l’animation culturelle, qui se bougent pour transmettre des choses. Je voulais mettre ces activistes en lumière parce qu’il y en a marre de ne voir les jeunes de banlieue qu’à travers le jihadisme. J’ai voulu valoriser tous ces jeunes inconnus qui ont un talent, un potentiel. C’est important de filmer ces personnes avec dignité. Les gens ont peur des jeunes de banlieue, mais moi j’ai confiance en cette jeunesse. Il faut aussi montrer l’aspect lumineux des banlieues, pas ressasser sans cesse l’aspect le plus sombre. Avec Djaïdani, Zadi, Carrénard, on se revendique de banlieue, pas contre Paris centre, mais pour les quartiers. Mon modèle, c’est vraiment le ciné indé américain avec ses pépites qui viennent des ghettos, de la rue.
Brooklyn de Pascal Tessaud, avec KT Gorique, Rafal Uchiwa, Jalil Naciri, Liliane Rovère, sortie le 23 septembre
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