Huit ans après Lady Chatterley et ses bois enchantés, on retrouve la trop rare Pascale Ferran avec l’étonnant Bird People, nouvel éloge de l’émancipation et description d’un monde en état de guerre : dense comme un pavé, léger comme une plume.
En 1994, Pascale Ferran remportait la Caméra d’or à Cannes pour Petits arrangements avec les morts. Lady Chatterley, en 2007, n’avait été sélectionné nulle part avant de triompher au prix Louis-Delluc, aux César et auprès du public du monde entier. Pascale Ferran était de retour à Cannes cette année, dans la section Un certain regard, avec Bird People, film encore très différent de ses précédents. Cinéaste engagée dans la défense d’un cinéma d’auteur menacé, elle semble pratiquer le cinéma comme la haute couture ou l’ingénierie de précision.
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Durant l’écriture de Bird People, pensiez-vous aux conséquences sur la production du film ?
Pascale Ferran – Pas du tout et je m’en fichais (rires). J’avais une foi absolue dans l’histoire, comme toujours, et en même temps, j’étais persuadée qu’on n’arriverait jamais à financer le film. Mais Denis Freyd, mon producteur, y croyait à fond. Dans cette espèce d’emballement, on s’est mis à écrire avec mon scénariste, Guillaume Bréaud.
Il y a un animal dans le film. Etait-il là dès le départ ?
Dès la genèse du projet. Puis il y a eu le personnage de la jeune femme de chambre, Audrey (Anaïs Demoustier – ndlr), et celui du client de l’hôtel, Gary. On a assez vite senti que les deux histoires allaient bien résonner l’une par rapport à l’autre. On a donc décidé de les traiter de façon autonome, sans montage alterné. Parce que j’aime autant les temps vides de la partie sur Gary que ses temps pleins. J’avais envie de filmer sa solitude.
A chaque fois qu’Audrey entre dans une chambre de l’hôtel, on a une appréhension…
C’est vrai ? Cool (rires). J’étais obsédée par l’idée qu’on se demande tout le temps ce qui allait lui arriver, afin de créer une tension chez le spectateur. C’est une obsession qui est née avec Lady Chatterley : le récit avance toujours par des blocs de présent. On doit être dans l’intensité du moment. En suivant des femmes de chambre pendant une semaine dans des hôtels de Roissy ou en les interrogeant, j’ai compris qu’à chaque fois qu’elles entraient dans une chambre, elles ne savaient pas ce qu’elles allaient trouver derrière la porte. Et tout est possible. On entre toujours dans la bulle d’intimité de quelqu’un. Avec l’habitude, les femmes de chambre oublient. Mais Audrey est une débutante. A chaque fois, elle ouvre la porte d’une façon différente, encore marquée par la chambre précédente ou fatiguée. C’est un personnage très curieux du monde et des gens. Ce qui la fait tenir dans ce boulot au rythme pénible, c’est qu’elle prend trente secondes pour s’intéresser aux traces des clients, même quand elles sont minimales. Chaque chambre est la boîte de quelqu’un. J’ai essayé de filmer ça comme un événement, même microscopique. J’ai demandé à Anaïs de devenir femme de chambre stagiaire pendant quelques jours afin qu’elle comprenne l’organisation du travail, l’ordre très protocolaire dans lequel on fait une chambre, etc.
Dans l’aéroport de Roissy, Gary parle au téléphone avec sa soeur et lui dit : “Les gens sont dingues, ils courent comme des lapins sans tête.” Elle lui répond : “Ce sont les oies qui courent sans tête, pas les lapins.” On pense à Lady Chatterley, quand le mari de l’héroïne raconte qu’il a vu, dans une tranchée de la guerre de 1914, l’un de ses soldats continuer à courir alors que sa tête avait été arrachée par un obus…
Je n’y avais pas pensé (silence). C’est drôle parce que pour moi, Bird People est une tentative de description du monde d’aujourd’hui. Je cherchais donc des traits pertinents du monde pour essayer de le capter. Dans cette optique-là, je voyais cette disparition des barrières entre l’espace public et l’espace privé qui est très liée, entre autres, à l’apparition du téléphone portable. Dans les transports en commun, les gens sont ensemble et en même temps n’arrêtent pas d’être au téléphone et d’échanger des choses extrêmement privées et fortes – ce qui demeure pour moi une source de potentielle hilarité. On se trouve devant une forme d’exhibition non consciente, le privé envahit la sphère publique et les gens essaient de reconstituer une bulle étanche avec des jeux, des iPod, etc. A l’inverse, le monde n’arrête pas d’entrer dans nos maisons par l’intermédiaire de la télévision, d’internet, etc. Les gens essaient d’agir comme s’ils étaient étanches au monde qui les entoure en exerçant un repli (la tribu, la famille), et en même temps jamais le monde n’est autant entré chez eux.
Le monde nous contamine ?
C’est évident. Et cette contamination fait froid dans le dos parce que l’état du monde n’est pas brillant. Le niveau d’affrontement, de division, de racisme, de repli est tel, aujourd’hui ! Tu as beau vouloir résister… Bird People parle de ça, je crois. Quand Gary explique à sa femme qu’il ne supporte plus cet état de guerre constant, il parle du monde en général, du monde du travail et de l’ultralibéralisme, du stress permanent qui nous touche de plus en plus. Ce stress contamine la sphère privée, les rapports affectifs. C’est comme un énorme nuage sur nos têtes. Le personnage sent qu’il doit changer le cours de sa vie alors qu’il n’a pas de projet particulier. C’est en cela que je le trouve très beau et romanesque. Il se rend disponible pour accueillir les potentialités ou les possibilités de vie qui se sont toutes refermées, fossilisées avec le temps. Il était lui-même divisé, séparé de son humanité profonde. Ce no man’s land parisien est la goutte d’eau qui fait déborder le vase.
Que pensez-vous du cinéma d’aujourd’hui ?
J’ai vu très peu de films depuis deux ou trois ans. Je vois bien quand même qu’il y a eu quelques films français passionnants l’année dernière : L’Inconnu du lac ; La Vie d’Adèle ; Jimmy P. ; Jeune et jolie ; Tirez la langue, mademoiselle ; Camille redouble…Mais au moment où je concevais le projet, il y a quatre ou cinq ans, j’avais l’impression de ne pas voir beaucoup de films qui me nourrissaient vraiment. En revanche, le cinéma français me semble exceptionnellement en forme par rapport au cinéma mondial. Je suis surtout en déficit de films américains qui ne soient pas que des gros machins, des suites ou des prequels, même si j’aime beaucoup Spider-Man.
C’est paradoxal parce qu’apparemment, c’est de plus en plus difficile de faire de bons films en France…
Il y a un décalage dans le temps. C’est maintenant que ça le devient. En partie à cause de la nouvelle convention collective sur le cinéma, qui selon moi n’a pas été bien pensée, ou de façon trop uniforme, alors que les films et les budgets sont incroyablement hétérogènes. La pression sur les salaires des techniciens devenait infernale, il fallait absolument une convention collective. Mais celle-ci est maximaliste, c’est-à-dire qu’elle produit un différentiel de coût énorme entre les pratiques salariales d’avant et les nouvelles obligations, surtout à cause des majorations de tournage. Ce surcoût n’a pas été compensé par des financements supplémentaires. Donc, depuis neuf mois, c’est devenu très compliqué. Mais même avant cela, pour des films d’auteur un peu singuliers ou novateurs, tu ramais pour trouver l’intégralité des financements. Pour Bird People, on aurait eu besoin de 500 000 euros ou un million de plus. Parfois, travailler à l’économie produit des choses positives. Mais parfois c’est épuisant. Et puis c’est vraiment sans filet. Le plus compliqué, sur Bird People, était de donner l’impression d’un film libre alors qu’on travaillait avec des contraintes terribles. Le cinéma est un art où tu penses toujours à l’argent dès le départ, les projets sont conçus à l’intérieur du paysage économique du cinéma tel qu’il est au moment où tu écris. Ça veut dire qu’aujourd’hui, je crois que je n’écrirais plus Bird People parce que je pense qu’on n’arriverait pas à le financer. Ça fait peur pour l’avenir. Les films les plus passionnants sont très souvent les films les plus risqués. Holy Motors de Leos Carax ne se serait jamais fait sans un engagement total de l’équipe. Ce qui rend triste, quand on est pour une convention collective qui protège les salaires des techniciens, c’est de se dire que ce sont ces films-là, les plus audacieux, qui sont le plus mis en danger par la convention telle qu’elle existe aujourd’hui.
A l’époque du rapport du “club des 13” que vous aviez rédigé en 2007 avec d’autres acteurs du cinéma français, qu’entendiez-vous par “films du milieu” ?
Le terme était mal choisi, pas assez explicite. Je voulais parler d’une filiation Resnais-Demy-Truffaut : des films assez chers en raison du niveau d’artifice ou de représentation qu’ils donnent du monde. Des films d’auteur ambitieux, qui ont vocation à faire des entrées – pas dix millions bien sûr, mais 300000, 500 000, un million. Cette filiation-là, c’est typiquement Holy Motors, Camille redouble, La Vie d’Adèle, L’Apollonide, etc., des films qui vont dans les festivals, qui se vendent à l’étranger. Or tous ces films, qui coûtent entre 4 et 8 millions, sont sous-financés. Il faudrait les protéger mais rien n’est pensé pour eux. Il y a eu des avancées à l’époque grâce à notre rapport, surtout sur la production, l’écriture et l’avance sur recettes. Mais presque rien sur la distribution et l’exploitation. Aujourd’hui, de grandes concertations ont lieu au CNC à la suite du rapport Bonnell, on sent une vraie volonté de réformes. Mais la convention collective a réactivé le problème spécifique de ces “films du milieu”. Les pouvoirs publics sous-estiment cette question parce qu’ils n’arrivent pas à bien voir le rapport entre l’économique et l’artistique. En même temps, j’exagère : le CNC en prend peu à peu conscience et de nombreuses organisations professionnelles poussent dans ce sens. Mais depuis le début de l’année, on assiste à une baisse du nombre de tournages comme il n’y en a jamais eu en France ! Seulement, on ne s’en apercevra que l’année prochaine.
Au moment de Lady Chatterley, vous aviez dit vous atteler à chacun de vos films comme si vous n’étiez jamais sûre d’en tourner un autre. Etes-vous toujours dans cet état d’esprit ?
Oui. Je suis soumise à deux choses contradictoires : d’un côté, avec l’âge, je ne vois pas ce que je pourrais faire d’autre qu’écrire ou faire des films. J’ai aussi un peu plus de maîtrise, de savoir-faire, donc d’audace. Ça me pousserait plutôt à faire d’autres films, ce qui est une sensation nouvelle pour moi. Mais d’un autre côté, à chaque fois que je tourne, je mets la barre plus haut, et du coup ce que je veux obtenir est plus épuisant à atteindre. Celui-là m’a pris toute mon énergie, et pour longtemps. En fait, j’ai absolument besoin, après chaque film, de récupérer 100 % de disponibilité et d’accueil aux possibilités. Je suis comme Gary dans Bird People ! Après deux ans et demi de pression quotidienne, j’aurais plutôt envie de revenir à un film un peu plus léger. En même temps, je ne suis pas sûre de savoir le faire.
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