Après le succès surprise de La Dilettante, Pascal Thomas réembraye avec Mercredi folle journée !, comédie chorale réussie. Sous ses faux airs débonnaires et détachés, l’auteur des Zozos est un fin lettré, un humaniste érudit et un subtil observateur de la comédie humaine. Rencontre avec un cinéaste à éclipses qui aime son métier tant que celui-ci ne lui complique pas trop la vie.
C’est agréable de rencontrer un cinéaste qui ne se prend pas trop au sérieux. Même quand son dernier film est aussi son meilleur. Après le succès surprise de La Dilettante, Mercredi folle journée ! confirme le retour d’un auteur authentiquement populaire, qui sait conjuguer art du récit et échappées belles à la Jacques Rozier meilleur ami, invité permanent et maître de proximité de Pascal Thomas.
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Dans un immense appartement des beaux quartiers de Paris, dans lequel chercher les toilettes devient une aventure, Thomas fait moins la promotion de son film qu’il ne se livre à l’art de la conversation, tout en surveillant d’un œil un petit garçon qui s’agite dans son parc. En allant chez lui, on ne fait que deviner l’étendue de sa tribu, et on se dit que le mode de vie de Thomas ressemble à ses films : plein de joie de vivre, d’hommes débordés, de jolies et fortes femmes et d’enfants gazouilleurs.
L’homme est tellement épicurien, et si habile à ne pas perdre sa vie à la gagner, qu’il a par deux fois disparu de la circulation, après le succès de Celles qu’on n’a pas eues (1980) et l’échec de La Pagaille (1991). Thomas a profité de ces parenthèses (voulues, pas subies) pour faire le tour du petit monde de la publicité, perfectionner efficacement ses talents de joueur, et enrichir sa collection de manuscrits, revendue pour tourner Les Maris, les Femmes, les Amants (1989).
Homme de grande culture sous ses dehors débonnaires, cinéphile hors pair, l’auteur des Zozos, Pleure pas la bouche pleine, Le Chaud Lapin ou Confidences pour confidences s’est aussi retrouvé à Millau pour soutenir José Bové dans sa lutte contre la mondialisation. Parce qu’il lui semblait que ce combat rejoignait celui des cinéastes français dans leur refus du rouleau compresseur hollywoodien. Rencontre avec un humaniste jouisseur, qui est aussi un fin observateur des comportements humains.
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Comment se remet-on d’un succès comme La Dilettante ?
Pascal Thomas Pour faire Mercredi folle journée ! le succès de La Dilettante m’a protégé comme un bouclier. Je n’ai donc pas eu à convaincre qui que ce soit pour faire accepter la méthode qui était celle de mes premiers films : un scénario esquissé, mais avec assez d’éléments pour partir en production sans devoir attendre que tout soit écrit et bouclé. Au départ, le fil rouge était l’histoire d’un père et de son fils. Mais le gamin qu’on avait choisi a préféré faire un autre film. C’est devenu alors l’histoire d’un père et de sa fille, et ma propre fille s’est retrouvée à interpréter le rôle de la fille de Vincent Lindon, alors que je lui destinais un plus petit rôle. Et le film s’est nourri autrement. De la même manière, le choix de tourner à Nantes a enrichi le film. On décide d’abord de faire un film avec des enfants, puis on s’aperçoit qu’il faut aussi parler des parents, de leur métier, puis des quartiers où ils vivent, de la ville, et ainsi de suite. Jusqu’à ce qu’on ait le sentiment que le personnage du film, c’est peut-être la société française d’aujourd’hui. Mais ça, on ne s’en aperçoit qu’en cours de route… Moi, je me trouve bien dans une position de mécénat. Et je trouve très pénible cette situation actuelle des Commissions qui a conduit à la fausse croyance du « scénario en béton ». C’est d’une connerie… Déjà pour Les Zozos, mon premier film, je n’avais pas trouvé mon « double » parmi les adolescents que j’avais rencontrés pour le film. Puisque j’étais à la fois très bon élève, déjà cinéphile, et commerçant puisque je vendais des produits américains à mes camarades. Alors j’ai décidé de casser mon personnage en plusieurs, et j’ai fait une sorte d’autobiographie collective. C’est là que je me suis rendu compte que j’avais le réflexe pour l’écriture des scènes au dernier moment, que j’invente mieux sur le plateau, en faisant mon marché sur le vif.
C’est une façon de se mettre en danger ?
Je n’aime que ça. Quand j’ai fait La Pagaille, j’ai été respectueux du scénario, que je pensais réglé au millimètre, avec des scénaristes prestigieux, et toutes les décisions ont été mauvaises. Ce qui démontre bien que, ni film ni roman, un scénario ce n’est rien. Quand j’étais journaliste, j’avais demandé à Samuel Fuller quelles devaient être les qualités d’un metteur en scène, et il avait hurlé : « Energie ! » La substance même du cinéma est tellement en accord avec la vie qu’elle ne passe pas forcément par l’écrit. Même des gens comme Guitry, Pagnol ou Mankiewicz, leur génie est purement cinématographique. Et ma méthode me paraît en accord avec ce qu’est la création cinématographique, surtout dans une époque où on veut tout formater, à commencer par le scénario. Le pire au cinéma, c’est le « C’est comme ça qu’on fait… et pas autrement ! » C’est la phrase préférée des directeurs de production ! Mon rêve, c’est le vicomte de Noailles qui donne un chèque à Buñuel en lui disant : « Mon cher Buñuel, voici un million pour faire un film. » Sans même savoir de quel film il s’agit ! Et c’est L’Age d’or. Vous voyez le scénario de L’Age d’or faire le tour des Commissions ?
Dans votre carrière, vous vous êtes arrêté deux fois : d’abord pendant neuf ans, avant Les Maris, les Femmes, les Amants, puis pendant six, sept ans, jusqu’à La Dilettante. Pourquoi ces deux trous ?
Je ne voulais plus faire de cinéma. D’abord parce qu’il fallait trop demander. J’aime les choses faciles. On plaît ou on ne plaît pas… Faire un film, c’est comme tenter de séduire quelqu’un, on essaie une fois ou deux, et on se plaît ou on ne se plaît pas. Trop insister devient vite barbant. Toscan du Plantier a voulu que je revienne, on a écrit La Dilettante, mais il n’avait pas réuni assez d’argent pour qu’on fasse le film. Alors j’ai mis tout ce que j’avais gagné au jeu dans le film, et je me suis retrouvé dans le rôle des anciens producteurs, les producteurs-joueurs : j’ai fait banco. De toute façon, si on ne joue pas banco à chaque fois, c’est pas marrant. Le jeu est lié à la nature même du cinéaste dans sa relation avec l’argent, et le jeu est à l’origine de toutes les choses plaisantes, y compris diriger les enfants sur un tournage. Il ne faut pas les contraindre, mais jouer avec eux, et leur parler comme à des adultes, pour ne pas tomber dans l’infantilisme et la mièvrerie.
Le film mélange plusieurs histoires et beaucoup de personnages. Comment faire pour ne perdre personne en route ?
C’était le plus passionnant et le plus difficile. Je m’en suis sorti grâce au montage traditionnel, en refusant le montage virtuel. C’est là que l’assemblage s’est fait. Dès qu’on avait trouvé une solution, on projetait le film, et sa vérité se trouvait à la projection. Jacques Rozier, qui était l’un des premiers spectateurs, m’a empêché de couper, m’a aidé à résister aux « C’est trop long ». Et nous avons pu garder au montage les miracles du tournage. L’élément unificateur du film et de ses différentes histoires, c’est la ville, c’est Nantes. L’autre élément commun à tous les personnages, c’est qu’ils rêvent tous à quelque chose, les enfants comme les adultes : ils sont tous en fugue, des fugues réelles ou imaginaires. Quand Lindon rencontre le personnage de la junkie, interprété par Isabelle Carré, ils parlent des villes où ils aimeraient vivre : lui rêve de villes où on joue, elle de villes où on se drogue. Les rêveries ne s’accordent pas. Mais cette organisation des rêves a été façonnée au montage.
Pourquoi le choix de Nantes ?
Les personnages devaient avoir des relations de proximité, de voisinage, ce qui excluait Paris et les très grandes villes. C’est une petite société dans laquelle les gens se connaissent, ils s’appellent par leur prénom. C’est un type de communauté qui appartient peut-être au passé, et on peut voir aussi le film comme une rêverie sur une société qui a disparu. Un film, c’est des bons choix successifs. Et Nantes nous a fait le cadeau de sa lumière. Et tout s’est bien organisé autour du premier choix de la ville. Mais j’ai évité de filmer les endroits déjà filmés par Demy… On a pris Nantes comme une ville en perpétuelle transformation, et le personnage de Lindon est capable de se déplacer socialement, d’être accueilli partout, chez les riches comme chez une famille arabe des nouveaux quartiers de la ville. Même si la classe sociale du film, c’est la moyenne bourgeoisie.
Avez-vous pensé à Julien Gracq et à son livre sur Nantes, La Forme d’une ville ?
Le titre du livre de Gracq reflète toute la complexité de Nantes, avec tous ces quais qui ne vont nulle part. C’est la ville des rencontres impossibles, des surréalistes et du plus anglais des écrivains français, Jules Verne. Et puis, il y a une lumière à Nantes qui appelle le Sud. C’est une ville atlantique, mais il y a des palmiers, et le souvenir de la traite et des comptoirs, avec un vieux fond de culpabilité.
Le film est plus contemplatif que d’habitude : c’est à cause de la ville ?
Sûrement. Et puis j’étais très en forme physiquement, très attentif et très sensible. J’avais la sensation d’être en accord avec tout. Peut-être que ce sont les enfants qui ont amené ça. Ils ont tiré toute l’équipe vers un état d’hypersensibilité, un énorme appétit de tout. Le film doit beaucoup à leur énergie. Leur pleine forme et leur bonne mine devaient contraster avec la grosse fatigue de Lindon.
C’est une comédie, mais qui contient une part de tragique avec l’overdose de la junkie.
Si on embrasse la vie pendant une journée, il y a la naissance et aussi la mort, des rencontres qui se font et des rêves qui se défont. C’est aussi basique que ça. Et puis la drogue a été très présente dans nos vies, à François Caviglioli (coscénariste du film) et moi. On a des amis qui en sont morts. Et ce personnage de mère qui se drogue et qui en meurt, c’est la mère de Bambi tuée par les chasseurs. C’est une forme de rêverie, de fuite, qui s’achève par son suicide. Mais je ne sais pas pourquoi j’y tenais tant. D’ailleurs, je ne sais toujours pas pourquoi j’ai fait Les Zozos, mon premier film, alors…
Le seul personnage vraiment négatif est un dealer. C’est du « politiquement correct » ?
Non, c’est le contraire. Tous les personnages du film qui incarnent les institutions et l’autorité détestent l’autorité. L’instituteur est clairement anarcho-syndicaliste, ce qui est d’ailleurs très nantais. Le dealer est vachement intégré, c’est un petit commerçant. Ce qui est antipathique chez lui, c’est qu’au lieu de donner de la bonne came qui ne tue pas, il fourgue de la merde mal raffinée. Mais je n’ai aucun point de vue moral sur lui, sinon qu’il vend de mauvais produits. Il n’est pas plus coupable que ces paysans qui ont amené des moutons anglais en changeant les étiquettes.
Le « politiquement correct », ça aurait été de faire la figure habituelle du commissaire salaud. Là, on a préféré transformer le commissariat en nurserie, avec un flic qui est du côté des mômes. Et je suis sûr qu’il y a plus de respect des autres dans un commissariat de police que dans le monde de la publicité, qui est aussi évoqué hors champ. Mon « politiquement incorrect », c’est aussi d’avoir évité toute scène de cul. Comme il y en a partout, n’en mettons pas ! Souvent, quand les gens s’embrassent, l’histoire s’arrête, et moi j’attends que ça passe, alors pas de baisers et pas de scènes sexuelles ! Parce que ce n’était pas nécessaire. Et je crois que ça n’empêche pas le film d’être sensuel et charnel.
Le personnage principal de Martin Socoa (Vincent Lindon) est-il un autoportrait ?
Il y a toujours des éléments qui viennent de moi ou de Caviglioli. Le côté fuyant et encombré de problèmes, et puis le jeu, et les ennuis avec les femmes… La scène de jalousie de Catherine Frot, je l’ai vécue, avec jet de chaises et tout. Mais la personne qui m’a fait cette scène l’a aussi écrite, en s’en amusant. C’est Nathalie Lafaurie, la mère de Victoria. Donc, bon… Il faut que les vraies scènes de ménage nourrissent les scènes de comédie du film, c’est même à ça que ça sert ! De la même manière, la première fois que je me suis battu au lycée, j’ai arrêté de me battre pour regarder le poing qui m’arrivait droit sur la gueule ! Même dans l’action, il y a toujours une part de contemplation qui persiste. Le film est fait de beaucoup de choses vues ou vécues, puis transformées. En voyant le film fini, je me suis aperçu que certaines scènes sont liées à des souvenirs d’enfance que j’avais oubliés et qui ont resurgi à mon insu.
Socoa est un joueur compulsif. Mais votre vision du jeu n’est pas noire.
Les grands films sur le jeu ont souvent été faits par des cinéastes qui n’étaient pas joueurs eux-mêmes et qui trouvaient ça terrible, effrayant, mortifère. Moi, je suis joueur, j’ai joué à tout, et je tenais à la vérité du jeu, à son côté joyeux. Les joueurs qu’on voit dans le film sont de vrais joueurs, et le film s’est enrichi de leurs expressions. Des expressions comme « C’est le cheval qui m’a téléphoné » ou « C’est pas possible, il a joué la pliure du journal ! », on ne peut pas les inventer. Les non-joueurs ne peuvent pas comprendre que perdre est aussi un plaisir qui vous ramène au niveau du commun des mortels. Le jeu est un monde assez joyeux, avec des types de parole, où l’argent est moins sacralisé qu’ailleurs. C’est le goût de la lecture qui m’a sauvé du jeu. Et puis ça prend trop de temps, c’est absurde ! Et puis je ne fume plus, alors… A l’arrivée, j’ai été un joueur plutôt heureux, avec des mauvaises fortunes bien sûr, mais aussi de très bonnes.
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