Tranquille et audacieux, théorique et incarné, Pas de scandale excelle à conjuguer les contraires. Le cinéma de Jacquot, très proche ici du meilleur Sautet, retrouve toute sa chair. Avec Pas de scandale, Benoît Jacquot trouve son point d’équilibre et livre enfin le meilleur de son versant classique, comme La Fille seule était son grand film […]
Tranquille et audacieux, théorique et incarné, Pas de scandale excelle à conjuguer les contraires. Le cinéma de Jacquot, très proche ici du meilleur Sautet, retrouve toute sa chair.
Avec Pas de scandale, Benoît Jacquot trouve son point d’équilibre et livre enfin le meilleur de son versant classique, comme La Fille seule était son grand film expérimental, l’aboutissement éclatant de recherches formelles longtemps trop glaciaires. Sur un embryon de roman de Jérôme Beaujour, coauteur du scénario et meilleur complice de Jacquot, Pas de scandale commence par poser un théorème fictionnel qui laisse présager le pire : un grand patron (Luchini) sort de prison après avoir purgé quatre mois pour « abus de biens sociaux », retrouve sa vie bourgeoise dans le xvième arrondissement, sa femme qu’il vouvoie (Huppert) et son frère (Lindon), journaliste-vedette à la télévision. Impossible de ne pas penser à Tapie et PPDA, lourd handicap de départ, risque de ridicule achevé. D’autant que Beaujour et Jacquot en rajoutent plusieurs couches, dans le langage « air du temps » (« T’es un peu jetlagué, non ? », « Je vais le briefer ») comme dans l’exacerbation de certains codes sociaux (la très parisienne Huppert est toujours mal garée, le très médiatique Lindon se nourrit de « tartare-salade-brouilly » et abuse de la lampe à bronzer, et il y a un peu trop de téléphones portables dans le hall de l’entreprise). Pas de scandale fait donc partie de ces films finalement assez rares, et rarement réussis qui osent se coltiner l’écume des apparences pour nourrir leur propos. Alors qu’un Chabrol traite ça par le grotesque trivial (le personnage d’Antoine de Caunes dans Au coeur du mensonge, par exemple), et qu’un Lelouch ne pense qu’à jouir des nouveaux gadgets comme de son implantation « showbiz », Jacquot refuse la charge antibourgeoise comme la complaisance de classe pour se retrouver à son corps défendant ? du côté du plus mésestimé des grands cinéastes français, Claude Sautet.
En renouant frontalement avec des ambitions solidement classiques (multiplicité de personnages d’horizons antagonistes, tous traités, dialogues ciselés et comédiens en rapport, mise en scène d’une élégance invisible), Jacquot leste son cinéma d’une nouvelle épaisseur, qui manquait cruellement à sa précédente tentative, L’Ecole de la chair. C’est qu’il a abandonné le registre d’oppositions et de contrastes, qui tournait vite à la simplification abusive et aux clichés, pour un système d’entrelacs, fait de liens secrets et d’interstices à ne surtout pas combler. En bon lecteur de Debord, il préfère traiter la société spectaculaire par une série de vignettes incisives, et se servir de ses propres instruments de contrôle (la télévision, au premier chef) pour en montrer toute la pernicieuse vacuité marchande. Mais il s’agit moins de dénoncer un « ici et maintenant » sociétal que de voir comment des constantes romanesques vieilles comme Balzac ou Dostoïevski peuvent encore s’y engouffrer, et venir le perturber, avant d’être aussitôt intégrées dans l’ordre des choses. Le film jette donc un « idiot » dans le jeu de quilles et enregistre la stabilité globale du système en même temps que les microbouleversements intimes provoqués par cette intrusion.
Comme Ingrid Bergman dans Europe 51 (référence évidente), Luchini ne peut plus agir comme si tout allait de soi. Mais lui n’est ni un révolté ni un saint ; il est plutôt sujet à des absences qu’apte à la Révélation. Avec un air gentiment hébété, qui démontre une fois de plus que la rétention est la meilleure alliée de la performance d’acteur, il se contente de jeter un regard étonné sur toute chose. Ce soudain décalage entre un homme et son milieu familial et social est un excellent facteur de comédie, dont Jacquot et Beaujour profitent pleinement pour tirer le film vers une drôlerie un peu cassante et jamais insistante. En jouant le Pierrot lunaire et planant, Luchini apporte un malaise qui permet à la fiction de brouiller les cartes et de redistribuer le jeu. Le film peut alors se permettre de vagabonder sans perdre son fil directeur, de passer d’un personnage à l’autre, d’un salon de coiffure chic à un deux pièces à Levallois, sans se départir d’une légèreté qui contraste agréablement avec ses enjeux idéologiques. Parti sur des bases très théoriques, Pas de scandale délaisse vite toute psychologie pour virer au conte philosophique, le typage premier des personnages étant tellement intégré au projet qu’il se fait vite oublier pour laisser place à une étrangeté à la fois inquiétante (un peu) et burlesque (beaucoup). Mais la grande force du film réside aussi dans sa capacité à faire exister très vite, d’un seul coup d’un seul, ses lieux et sa population.
Directeur d’acteurs hors pair et maître du casting, Jacquot sait prendre ses comédiens pour ce qu’ils paraissent être (Huppert et Lindon, tels qu’on les imagine, à tort ou à raison, peu importe) ou ne pas être (Luchini, réduit au silence). Mais il sait aussi les immerger dans des décors qu’il parvient à faire vibrer avec une rapidité d’observation qui laisse pantois. Il excelle à filmer les lieux sans qualités : cafés (presque aussi présents que chez Sautet, encore), rues de Paris, appartements scénographiés, immeubles de brique et atroce front de Seine. C’est ce sens de l’infinie variété du réel, encore magnifiée par la palette très subtile de la photographie de Romain Winding, qui nourrit le film, lui donne de la chair et lui permet d’éviter toute sécheresse didactique. Moelleux et sévère, ramassé et éclaté, épais et pétillant, très écrit et finalement très libre, Pas de scandale réussit à résoudre les contraires. Et se pose en modèle de film (très) français.
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