Dans Party, film au titre ironique placé sous le signe de la partie, Manoel de Oliveira décline la division sous toutes ses formes : sexuelle, visuelle, semantique, structurelle.
Alors que l’extraordinaire ricanement méphistophélique du Couvent résonne toujours dans nos cervelles confites en admiration béate depuis ce jour mémorable sort le nouveau film de Manoel de Oliveira. Party est son titre cinglant et ironique car, en guise de fête, on a tempêtes et disputes. Depuis Val Abraham, le cinéma semble devenu quelque chose de très facile à faire pour Oliveira. Ce val-là fut un sommet, un point final. Libéré de ses obligations testamentaires et parvenu au faîte de son art, Oliveira n’a plus eu qu’à se laisser glisser le long de sa courbe de plus grande déclinaison pour prendre de la vitesse et lâcher ses films, systématiquement magnifiques.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Party est naturellement placé sous le signe de la partie, déclinée sous différentes formes, comme un traité de la division ce qu’il n’est qu’en partie. Mode d’emploi : hommes et femmes y sont plus que jamais les parties inconsolables de l’androgyne initial cher à Platon et Oliveira ; le film est lui-même en deux parties, visuellement très contrastées extérieur jour, intérieur nuit qui toutes deux se concluent par le départ précipité du couple Irène/Michel ; les champs-contrechamps deviennent burlesques par l’intrusion d’objets insolites (poisson géant empaillé, couple d’anges statufiés) qui coupent le cadre en deux parties, etc. C’est l’aspect, disons, amusant du film, sa partie géométrie élémentaire. L’autre est plus intéressante. Passé la frivolité du début qui étonne et qui étouffe aussi, par l’avalanche des mots d’esprit, le film change, sans que l’on voie très bien comment. Les masques tombent, les propos sont moins enjoués et les mots s’incarnent dans des voix malheureuses.
Là où tout n’était que gesticulations, où les gens faisaient semblant de se croire pour passer le temps tout en ayant conscience de jouer une comédie ridicule, et donnant un peu au spectateur l’impression de contempler une humanité vue du ciel, tout change et les situations deviennent cruciales, leurs résolutions vitales. De fait, le film donne parfois l’impression d’être un documentaire sur les acteurs, avec lesquels Oliveira travaille d’une manière curieuse : extrêmement précis quant à leurs déplacements dans le cadre, il ne leur donne en revanche aucune indication de jeu et leur parle peu. En capteur télépathe, Oliveira sait enrichir son film des circonstances, sans l’infléchir. D’où un drôle d’objet, à la fois abstrait et concret, cérébral et sensuel, cohérent et imprévisible, transformant les oxymores en évidences et qui en impose de n’avoir rien à prouver.
Ce qui frappe dans les derniers films d’Oliveira, c’est la grande désinvolture de leur composition, comme une capacité à faire feu de tout bois, un art opportuniste et pragmatique. Mais cette désinvolture n’est que la phase terminale d’un geste ample et sûr. Comme si Oliveira, en architecte, avait dès le début la vision d’ensemble de sa construction, mais ignorait avant la fin la nature des matériaux ou la disposition des pièces. Il prend ce qu’il y a sur place ; mais vu le niveau du tout-venant qui gravite dans ses parages, on mesure la faiblesse de la prise de risques : des grands acteurs, un texte renversant d’intelligence, une photographie magnifique.
Oliveira est un architecte génial mais d’un genre assez bizarre : c’est en barbare masqué qu’il use des acquis d’une culture bimillénaire, habillant de façades polissées et patinées ses palais ouverts aux vents violents, ses constructions babéliennes, ses baraques à la fois massives et convulsives. Goethe expliquant à Eckerman le second Faust, dont Oliveira s’est inspiré pour Le Couvent, a plutôt bien décrit le phénomène : « Ce qui importe dans ce genre de composition, c’est uniquement que les différentes masses soient significatives et bien claires, alors que l’ensemble demeure en tant que tel incommensurable, mais que, pour cette raison même, comme un problème non résolu, il incite sans cesse les gens à le considérer de nouveau. »
{"type":"Banniere-Basse"}