En cette période de calme plat rayon sorties (Cannes oblige), on retournera aux paysages de Paris, Texas, film phare de notre cinéphilie naissante, œuvre clé de l’éternel dialogue Europe/Amérique. Afin de prolonger le rêve d’un cinéma américain en panne de mythes et d’histoires, Wenders pénétrait dans le tableau longtemps admiré pour remettre un peu de charbon dans le réservoir à fiction. Cette empoignade entre un artiste et ses « parents nourriciers » fait aujourd’hui le prix de Paris, Texas.
Paris, Texas est un film qui revient de loin. Du temps, douze ans déjà, où Wim Wenders était notre héros. Juste avant, il y avait eu L’Etat des choses, la collision improbable et magnifique d’une série B d’Allan Dwan (The Most dangerous man alive) et d’un film de Raoul Ruiz. Qu’il soit salarié de Coppola (Hammett) ou au chevet de Nicholas Ray (Nick’s movie), Wenders faisait des films avec nos rêves.
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Cet héritier d’Antonioni et de Godard avait l’honnêteté naïve de mettre son désir d’Amérique au centre de ses histoires. Toujours entre deux continents, tiraillé entre plusieurs pères, son cinéma trouvait à chaque fois la distance juste pour nous émouvoir sans nous accabler. Grand frère parfait, il était celui qui a réussi, qui a su provoquer la chance et forcer le destin. Quand il partait, c’était pour mieux revenir, riche de ses rencontres avec nos idoles jusqu’alors inaccessibles.
Généreux, il les ramenait parfois avec lui : Dennis Hopper se retrouvait alors à Hambourg, Samuel Fuller à Lisbonne. Si lointains et finalement si proches. Plutôt que des fétiches cinéphiliques, ils devenaient les symboles de films indispensables à la poursuite du rêve. En les mettant devant sa caméra, Wenders les prenait pour ce qu’ils étaient : des dieux de l’Olympe en visite chez les mortels. Si le cinéma américain cessait de faire son boulot, on pouvait toujours compter sur l’ami Wim. Grisés d’avoir enfin pu monter dans le train de La Mort aux trousses le temps d’un fascinant voyage immobile, on aurait pu croire que ça allait durer toujours.
On ignorait alors que, pendant les durs préparatifs d’Hammett, Wenders avait enfin trouvé son ami américain en la haute silhouette de Sam Shepard. Acteur, dramaturge et nouvelliste de talent, ce Gary Cooper intello avait tout pour nous plaire. Motif de fascination supplémentaire, il était le boyfriend officiel de Jessica Lange. Plus aurait été trop. Pour oublier les polaroïds opaques d’Alice dans les villes, le New York trop européen de L’Ami américain et de Nick’s movie, les imitations de studios de Coppola et le parking de L’Etat des choses, Shepard donne à Wenders la clé qui lui manquait, celle du paysage américain et de toutes les histoires qu’il a suscitées.
Dès la première image, un plan d’hélicoptère sur le désert Mojave, Paris, Texas annonce la couleur. Cette fois-ci, pas question de biaiser avec le mythe, le film sera un western ou ne sera pas. Privé de cheval et de mémoire, de ses attributs comme de sa fonction, le cowboy est un revenant. Figurant dans La Prisonnière du désert, petit garçon devenu adulte de L’Homme des vallées perdues, on l’a oublié dans le décor. Sentant le moment de faire sa réapparition, il s’est remis en marche. Quand il apparaît, le faucon emblématique le reconnaît comme un vieil ami. Rescapé du cinéma ancien, celui de John Ford ou d’Anthony Mann, le fantôme a senti l’appel d’un désir nouveau. Il ne fait qu’y répondre.
En s’appropriant cet archétype, Wenders aborde enfin de front ce qui sous-tendait son cinéma depuis toujours. Qu’on l’appelle road-movie ou cinéma de l’errance, son modèle avoué est le western, lui-même adaptation moderne de L’Odyssée. Comme le justicier solitaire arpentant la plaine en attente d’une histoire qui veuille de lui, comme Ulysse avant de rentrer à Ithaque, le Travis de Paris, Texas a patienté longtemps. Son retour n’en est que plus émouvant.
Maintenant que la multitude de spots publicitaires ayant utilisé à tort et à travers la musique de Ry Cooder est oubliée, ces images retrouvent toute leur force. Elles marquent l’entrée fracassante de Wenders dans le territoire secret de son imaginaire, le saut dans le tableau qu’il contemplait. De ce point de vue et au-delà de son immédiate signification narrative, Paris, Texas est le titre le plus malin, et pourtant le plus franc, pour un film qui jette un pont suspendu entre un regard européen et une légende américaine. Tout le projet de Wenders est contenu dans la virgule qui sépare et unifie ces deux indications spatiales. L’utopie du titre recouvre entièrement celle du personnage.
Pour reconstituer sa propre généalogie, le spectre doit d’abord se soucier de sa descendance. Une fois recouvré l’usage de la parole et assemblés quelques morceaux épars de son puzzle intime (la photo d’un terrain minable, celle de sa femme et de son fils, le souvenir de ses parents), il doit se mettre en quête d’un auditoire. Porteur d’une histoire désuète, il lui faut y intéresser un public nouveau pour conserver l’espoir de la voir se continuer. Pris entre La Guerre des étoiles et la consommation de Vache Qui Rit que lui impose une très française mère de substitution, son jeune fils est loin de lui être acquis d’avance. Pour le séduire et le gagner à sa cause, Travis doit se façonner une image acceptable. Après le choc causé par la séquence d’ouverture et le long retour avec le frère, Wenders et Shepard ont eu l’intelligence de traiter la conquête du fils sur le mode mineur.
Proches de l’autoparodie (le « Just driving » au volant d’une Volkswagen rouge) et osant la comédie (la recherche de « l’image du père » avec la bonne mexicaine), ces scènes évitent le piège du sentimentalisme. Et, quand il faut montrer le bonheur perdu, c’est le cinéma lui-même et son pouvoir d’immédiateté qui sont convoqués avec la projection des films super 8. Grâce à ces images faussement hésitantes, la connivence entre le père et le fils, spectateurs unis devant le même spectacle, remplace la méfiance. Pourtant, l’arrivée inopinée de Travis met fin à l’harmonie familiale. Avec lui naissent la peur et le doute. En proposant à son fils de le suivre, il cherche moins à recréer une famille idéale, et suivre ainsi le scénario américain classique et banal, qu’à l’entraîner dans son propre univers fictionnel. Ce n’est pas de famille que l’on change, de la factice à la génétique, mais d’imaginaire.
En se lançant à la recherche de sa femme et en y entraînant Hunter (prénom presque trop signifiant), le cowboy vérifie ce qui lui reste de pouvoir d’attraction. Bien sûr, il est intact. Wenders en est si sûr qu’il se permet de nombreux temps morts et quelques digressions. La plus belle d’entre elles, car la plus mystérieuse, est la rencontre de Travis avec un illuminé. Du haut d’un pont, un homme hurle des imprécations confuses à l’encontre des automobilistes. Cette scène étrange est une référence directe, quoique bien camouflée, au film sublime de Don Siegel, L’Invasion des profanateurs de sépultures. Comme Travis, ce pauvre hère est un fantôme de celluloïd surgi d’un film oublié. Mais lui, personne ne l’écoute, personne ne lui rendra la vie.
Dans toute cette première partie, Paris, Texas n’a pas pris une ride. Au contraire, il frappe par sa cohérence et la simplicité de son déroulement. Mais en passant de l’infiniment grand (le désert) à l’infiniment petit (le peep-show), de l’image forte à son explication par la parole, Wenders doit affronter un nouveau problème. Le piège, c’est le théâtre, ou plutôt la tentative maladroite d’y échapper. Bien que touchant, à mi-chemin entre La Musica de Duras et Johnny Guitare, le texte de Shepard introduit le risque de la logorrhée. Face à l’interminable « tunnel » des retrouvailles entre Travis et Jane, le cinéaste tente d’inventer un dispositif pour le contourner au lieu de l’aborder de front. Et là, il en fait un peu trop. Du couloir, qui rappelle celui d’Alphaville, aux différents décors des cabines montrés comme des studios miniatures, tout est mis en place pour filer la parabole de la projection cinématographique. La vitre sans tain comme écran, le jeu sur les reflets, la position du spectateur, la séparation son/image, la nécessité de l’obscurité, l’envers du décor : autant de concepts trop évidents, d’enjeux trop forts pour la littérature sentimentale de Shepard. Du coup, pour la première fois, le film sent le procédé, il devient besogneux. Pourtant, malgré cette encombrante surcharge théorique, la séquence reste émouvante grâce aux interprètes. Et sur son élan de départ, le film résiste victorieusement à la tentation de la mise en abyme, inutile et par trop voyante.
Depuis ce film magnifique, Wenders semble s’être perdu, du pataud Si loin, si proche à sa calamiteuse participation au dernier Antonioni. Comme si, en écrivant la dernière phrase de son dialogue fécond avec l’Amérique, il s’était rapidement retrouvé à court d’inspiration. Après le sursis des Ailes du désir, il est passé du statut de héros à celui de has-been. On aimerait bien le voir revenir. On l’a tellement aimé…
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