Equipé d’un iPhone 7 Plus, Soderbergh filme avec un vrai sens de l’angoisse le calvaire psychiatrique d’une jeune femme internée contre son gré et harcelée par un infirmier stalker.
Jamais là où on l’attend – ou au contraire précisément à cet endroit, tant on finit par anticiper les virages de sa carrière labyrinthique –, Steven Soderbergh signe avec Paranoïa un film entièrement tourné à l’iPhone, un thriller psychologique prenant place dans un hôpital psychiatrique. Après une fausse retraite, un remake redneck de son Ocean’s Eleven et une minisérie à choix multiples (Mosaïc), le plus prolifique des cinéastes américains contemporains continue ici son expérimentation tous azimuts des formats, des budgets, des récits, mais reste attaché à son personnage de prédilection : le stratège en environnement hostile.
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En l’occurrence une jeune femme, brillante data analyst, qui mène une nouvelle vie en Pennsylvanie après qu’un homme toxique l’a poussée à déménager, et qui se retrouve internée contre son gré, de surcroît suivie par celui qu’elle croit être son harceleur (terrifiant Joshua Leonard, aperçu il y a vingt ans dans Blair Witch Project et plus tellement depuis). L’est-il vraiment, ou n’est-il que le fruit de son cerveau malade ? C’est bien dans le gaslight movie que se niche ici le cinéaste, du nom de ce chef-d’œuvre de 1944 signé George Cukor (Hantise en français) qui fixa les règles du genre et donna lieu à une expression très courante de la langue anglaise : enfumer quelqu’un (to gaslight), profiter de sa fragilité psychologique pour brouiller sa perception du réel et le faire passer pour fou (ou folle, le plus souvent).
Soderbergh reprend en quelque sorte, et en la faisant aboutir, une idée qu’il avait explorée sans conviction dans Effets secondaires : la frontière floue, surtout dans un asile, entre ce qui s’affirme et ce qui est, entre ce qui est montré et ce qui a vraiment eu lieu. Mais plutôt que de s’attacher à dénoncer une vaste conspiration sur fond de whodunit – c’était aussi l’erreur de Mosaic –, il consacre plutôt son énergie à dévoiler les rouages implacables de l’institution psychiatrique, et signe, l’air de rien, un brûlot politique. Cette espèce d’impavidité avec laquelle l’héroïne Sawyer Valentini (excellente Claire Foy, Elisabeth II dans la série The Crown), venue pour une simple consultation, se retrouve internée pour des raisons essentiellement économiques, glace le sang.
Que Soderbergh force ou non le réel, il pointe ici avec netteté le traitement des malades mentaux (qui, en dépit de ses progrès au cours du XXe siècle, conserve de scandaleuses béances), mais plus généralement la situation des femmes qu’on refuse de croire (juste après que #Metoo a jeté une lumière crue sur cette réalité), voire, à un niveau métaphorique, le destin d’une humanité “monitorée” dans un monde chaque jour plus kafkaïen, une humanité embourbée dans des sables mouvants où chaque geste pour s’en sortir l’y enfonce un peu plus encore.
L’iPhone (7 Plus), loin de faire office de gadget, est une pièce maîtresse de la démonstration. Les contours coupants de la réalité que sa petite caméra laisse à voir, sa photographie excessivement contrastée, sa distorsion des lignes accentuée par l’emploi de focales courtes, sa rapidité d’installation et d’exécution enfin, tout cela rend palpable l’état de panique mentale dans lequel se débat Sawyer, ce dédale où chaque petit signe est une potentielle agression, où l’insignifiant le plus désarmant rejoint le sur-signifiant le plus écrasant.
Dans cet asile qui évoque par moments celui de Shock Corridor (où un journaliste se faisait enfermer, pour ne plus réussir à en sortir), la morale n’est pas tant affaire de travelling (comme l’écrivait Luc Moullet dans sa critique du film de Samuel Fuller en 1959), que de choix d’angle de caméra. La mise en scène de Soderbergh, simple en apparence – au point, hélas, qu’un grand formaliste comme De Palma a pu la déclarer inerte dans un entretien récent pour Le Point –, est en fait toujours en quête de l’angle juste. C’est ainsi que peut se démêler le vrai du faux, la paranoïa de la lucidité, ainsi seulement que l’individu, acculé, parvient à exercer encore un peu de sa liberté. Dans l’angle mort, montre Soderbergh, on est tous foutus ; devant son œil, on peut encore bouger.
Paranoïa ( Unsane) de Steven Soderbergh (E.-U., 2018, 1 h 38)
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