La douleur : qu’est-ce que c’est ? En tentant de définir son essence et de la traduire en images à partir d’une multitude de témoignages de grands malades, le cinéaste d’avant-garde Stephen Dwoskin réalise, avec Pain is…, un film étrange et dérangeant, personnel et émouvant. La douleur est un paradoxe qui appartient à tous et […]
La douleur : qu’est-ce que c’est ? En tentant de définir son essence et de la traduire en images à partir d’une multitude de témoignages de grands malades, le cinéaste d’avant-garde Stephen Dwoskin réalise, avec Pain is…, un film étrange et dérangeant, personnel et émouvant.
La douleur est un paradoxe qui appartient à tous et quelque chose dont tout le monde parle. La douleur est notre humanité, notre faiblesse, ce que nous connaissons tous intimement mais dont la compréhension nous échappe complètement. Véritablement mystérieuse et déroutante, il semble que nous l’expliquons et l’exprimons chacun d’une façon toute personnelle.« C’est suite à une proposition de la Fondation de France que Stephen Dwoskin s’est penché sur les mystères de la douleur, en réalisant Pain is… (simplement traduit Douleurs…) qu’il présente comme une « quête personnelle au coeur de la controverse et de l’inconnu ». Tout l’enjeu de ce documentaire étrange et envoûtant consistait à élaborer des images de la douleur, à la « traduire cinématographiquement », et à lui trouver un sens. Car, comme le fait remarquer le philosophe Bertrand Vergely (dans La Souffrance, recherche du sens perdu, Folio Essais), « si la souffrance est toujours signe, elle est rarement sens », précisément parce qu’il existe toujours une résistance à sa traduction dans un langage, écrit, parlé ou filmé.
L’effort de Dwoskin de s’en approcher, de tenter de la définir, de s’attacher à en comprendre l’essence est d’autant plus intéressant. Tout au long du film, une série de questions, dignes d’un cours de philosophie de terminale, se posent au spectateur : qu’est-ce que la douleur ? comment la circonscrire, la cerner ? comment la subir, l’endurer, la surmonter ? comment la décrire, a-t-elle une forme, une taille ? peut-on vivre sans la douleur ? ou a-t-on besoin d’elle ? Mais on aurait tort de s’attendre, malgré toutes ces questions averties, à une longue et pesante démonstration didactique, à une énième réflexion théorique sur le sujet. Car Pain is… est avant tout un formidable film de cinéma, fascinant car profondément libre, qui ne ressemble à rien d’autre qu’à Dwoskin lui-même, qui s’éloigne radicalement des règles convenues du documentaire. Car ce cinéaste américain, vivant en Angleterre depuis 1964 et considéré comme l’un des derniers représentants d’une certaine avant-garde du cinéma (il fut, avec des cinéastes comme Jonas Mekas, Michael Snow, Jack Smith…, lié à la revue Film culture et à la Film Maker’s Cooperative dans les années 60), est précisément tout sauf un théoricien, encore moins un sage dont la parole nous éclairerait sur les mystères obscurs de notre humanité. Avant tout homme d’images, Dwoskin s’implique beaucoup plus dans la forme de son travail que dans l’énonciation d’un métadiscours, globalisant et définitif. Au terme de son « enquête », il avoue qu’il ne sait toujours pas ce qu’est la douleur, que son essence restera toujours insaisissable. La douleur n’est qu’un puzzle infini, dont il tente de recoller les morceaux épars à l’aide de témoignages de personnes qui souffrent. Tout l’intérêt du film réside ainsi moins dans la résolution d’une énigme que dans la richesse d’une mosaïque de dialogues (parfois muets), dérangeants et émouvants, projections familières et/ou incompréhensibles de nos propres obsessions.
La force de toutes les rencontres que Dwoskin a faites dans un hôpital londonien (où lui-même est soigné depuis des années) mais aussi chez certains de ses amis tient sans doute à sa propre expérience : atteint de poliomyélite depuis l’âge de 9 ans, Dwoskin filme assis sur sa chaise roulante. Pour lui, filmer, c’est se déplacer, voyager, rencontrer l’autre. « Ce qui m’intéresse, ce sont les êtres, dans leurs expressions multiples. La caméra est une personne qui découvre une autre personne.« Le cinéma de Dwoskin est toujours sous-tendu par cette question du regard sur l’autre : celui d’une femme sur l’infirme (Behindert, 1974), celui d’un fils sur sa mère (Further and particular, 1989), ou encore celui porté sur les anormaux (Face of our fear, 1992)…
Ici, derrière la douleur affichée qui tente de prendre forme, de dire son nom des personnes interviewées, on pense sans cesse à celle de Dwoskin. Cette proximité « naturelle » du cinéaste avec ses interlocuteurs prend forme dans le filmage lui-même. « Ce que tu regardes te regarde », dit Dwoskin, signifiant son investissement par rapport au sujet filmé. Caméra au poing, qui zoome sans cesse sur les visages, toujours cadrés en plans rapprochés, Dwoskin abolit la distance entre lui et les autres. Cette proximité le conduit même à s’engager physiquement, face à une femme, grande praticienne des relations sadomaso, dominatrice de surcroît, et qui dit tout le plaisir qu’elle a à fouetter le cinéaste, qui se laisse faire, et qui la filme simultanément en pleine séance de flagellation.
Beaucoup d’autres images évoquent le rapport au corps (obsession chez Dwoskin), et particulièrement le plaisir que l’on peut éprouver à le violenter. Vieille idée, le plaisir que l’on tire de la douleur n’échappe pas à la sagacité (perverse ?) de Dwoskin, qui outre le fait de se faire fouetter, promène sa caméra dans des lieux secrets et angoissants, où des femmes (rarement des hommes) livrent leur corps à des plaisirs infinis et obscurs : on découvre par exemple une femme percée et tatouée de partout, une autre ligotée, suspendue en l’air, la peau trouée par des attaches, une autre encore qui joue avec le feu, et se fait brûler.
Socrate déjà, il est vrai, parlant de la chaîne qui lui cisaillait la jambe, reconnaissait lui-même : « Quelle chose étrange que le plaisir. Et quel singulier rapport de celui-ci avec la douleur. Ils refusent de se rencontrer ensemble chez l’homme, mais que l’on poursuive l’un, on est sûr d’attraper l’autre… C’est ce qui m’arrive présentement. Après la douleur que me causait ma chaîne, je sens venir le plaisir qui sait quand on l’enlève » (Phédon). Dwoskin s’intéresse ainsi aux expériences des limites et rappelle, à l’instar de Georges Bataille dans son ouvrage L’Erotisme, qu’il existe une forme de « triangulation » entre la violence, la sexualité et le sacré. Après quelques images de corps meurtris, Dwoskin filme une église et cite les paroles de sainte Thérèse sur les « douceurs » de la douleur (« La douleur est une caresse d’amour si douce entre l’âme et Dieu que je prie Dieu dans sa bonté de la faire éprouver à quiconque pourrait croire que je mens »).
Mais l’on découvre aussi, dans Pain is…, des visages pleins de tristesse, de souffrance immense, pour qui la notion même de plaisir reste une abstraction. Une femme, muette, bougeant simplement ses lèvres, tente en vain de s’exprimer (le silence bergmanien de la douleur), une femme voudrait « sortir de son corps » pour mettre fin à la souffrance qui l’habite (le désir de la délivrance), une autre hurle sans qu’on sache pourquoi (le cri munchien de la douleur). Un homme, « assailli par des pensées désagréables » depuis vingt ans, parle, lui, de sa douleur comme d’une « irritation », « comme si tout son corps était en feu ».
A travers la présence et l’absence de paroles, les hurlements, les gestes tendres et brutaux, les regards perdus, s’exprime ainsi de manière fragmentaire ce que nous supposons être la douleur. Au bout de cette errance réellement poétique, jamais macabre dans les méandres de la douleur, quelques images fortes demeurent. Comme celle de cet homme en pleurs, qui souffre de son incapacité à soulager la douleur de sa femme, malade depuis vingt ans. Souffrir de ne pas pouvoir soutenir l’autre. Souffrir de cette solitude immense consubstantielle à l’expérience de la douleur qui, à la différence du bonheur, ne se partage jamais.
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