C’est une histoire terrible, une histoire d’après-guerre, qui raconte comment, au cœur d’un interminable hiver, des paysans et des ouvriers, réfugiés venus de toute l’Italie, sont entrés en conflit, parce que leur temps de travail et leurs moyens de survie ne concordaient pas. Les uns après les autres, douze personnages en quête d’auditeurs égrènent les […]
C’est une histoire terrible, une histoire d’après-guerre, qui raconte comment, au cœur d’un interminable hiver, des paysans et des ouvriers, réfugiés venus de toute l’Italie, sont entrés en conflit, parce que leur temps de travail et leurs moyens de survie ne concordaient pas. Les uns après les autres, douze personnages en quête d’auditeurs égrènent les faits de la pénurie et de la violente opposition qu’elle a entraînée. Ouvriers, paysans est un film-puzzle dont il faut rassembler toutes les pièces, et se souvenir de l’une pour l’imbriquer dans l’autre. Car tout se tient et se répond. Si son exigence est grande, ce n’est pourtant pas un film difficile. De la même manière que le long panoramique initial donne à voir et entendre une incroyable diversité de couleurs et de sons, comme si une forêt était filmée pour la première fois, et ainsi rendue à notre regard soudain dessillé par tant de beauté, chaque déposition rejette toute rétention. Rien n’est dissimulé, il faut que tout soit dit et entendu, ce jour ou jamais. De quoi ont besoin les Straub pour faire resurgir toute la complexité d’un monde englouti ? Un trou de verdure, un texte sublime d’un grand écrivain trop oublié, porté par douze comédiens et une mise en scène dont la rigidité apparente n’est qu’une promesse à toutes les ouvertures. Plutôt que de ressasser sur le soi-disant jansénisme des Straub, mieux vaut parler de leur sensualité et de leur capacité à réveiller chez le spectateur un flot débordant de perceptions soudain affleurantes. Si les histoires racontées ici ressemblent étrangement aux Raisins de la colère de Steinbeck, leur très ferme mise en corps et en espace appelle d’autres images. Celles du film de John Ford, par exemple, cinéaste ô combien chéri par les Straub, mais aussi des flux d’images et de pensées plus indécises, publiques ou privées, spectaculaires ou à peine esquissées, précises ou flottantes, proches de la rêverie éveillée ou de celles qu’appelle le rythme de la marche à pied. Alors que les paysans et les ouvriers se répondent, jusqu’à ce que la figure de leur conflit soit enfin complète, et leur querelle vidée, le spectateur de cette instruction se met lui aussi à dialoguer avec eux, dans un mouvement qui n’est pas de repli mais d’appétit sensuel. Ouvriers, paysans est un film qui donne faim de tout. Film policier aux intrigues entrecroisées, film de procès où on plaide à charge et à décharge, mais aussi film fantastique, où l’espace est soumis à de brusques distorsions et où un coin de forêt toscane se fait le réceptacle sans limites du vaste monde, de tous ses lieux et de toutes ses histoires, les nôtres et les leurs, corne d’abondance et creuset d’une fécondité qui donne le vertige. Et cette histoire antédiluvienne d’affamés de devenir notre absolue contemporaine. D’ores et déjà le plus beau film de l’année, Ouvriers, paysans a la générosité inépuisable du très grand art.
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