A l’occasion de la sortie de l’épisode spécial d‘Euphoria mettant en scène la jeune comédienne transgenre Hunter Schafer, nous nous sommes interrogés sur la situation de la communauté trans dans le cinéma français. Entre exclusion, imaginaire stéréotypé et recherche d’authenticité d’une nouvelle génération de cinéastes, état des lieux entrelacé du témoignage des personnes concernées.
« Nous existons« . C’est ainsi que s’ouvrait la lettre de l’actrice trans Rose Harlean adressée au cinéma français dans Têtu le 19 août 2020. Impulsées par les fictions américaines (de Boys don’t cry à Danish Girl), les apparitions de personnages transgenres se multiplient en France depuis peu (Laurence Anyways de Xavier Dolan en 2012, Une nouvelle amie de François Ozon en 2014, Lola Pater de Nadir Moknèche en 2017, jusqu’à l’annonce de la sortie prochaine du film A Good Man de Marie-Castille Mention-Schaar — sans oublier le belgo-néerlandais Girl de Lukas Dhont en 2018)
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Omise pendant de longues années ou souvent confondue avec l’idée de travestissement dans des comédies aux traitements caricaturaux (Ma femme s’appelle Maurice, Madame Irma), la représentation de la transidentité semblait ainsi entamer un tournant favorable en France. Pourtant, ce jour d’été, c’en était trop pour Rose. La raison est qu’au-delà de leur sujet conjoint, les films cités précédemment partagent un point commun : ils mènent le récit d’une identité transgenre tout en ayant recours pour les incarner à des acteur·rices cisgenres (Melvil Poupaud, Romain Duris, Fanny Ardant, Noémie Merlant et Victor Polster). Des films sur la transidentité donc, mais dont les personnes concernées sont totalement absentes.
Malgré toutes les bonnes intentions que peuvent porter ces fictions, une grande partie de la communauté trans leur reproche une logique de travestissement de leurs interprètes qui a pour effet d’invisibiliser la transidentité : « Si les seules représentations de nos vies et expériences sont incorrectes, alors elles nient nos identités et inventent une fausse lecture de la réalité. Si nous n’existons pas sur les écrans, alors nous n’existons pas dans la société. » explique Rose Harlean dans sa lettre.
Six mois plus tard, alors que le cinéma français est touché de plein fouet par la crise sanitaire et doit traverser l’une des plus grandes crises de son histoire, où sont les acteur·rices trans dans le cinéma français ? Cette question nous la posons au moment d’une date qui nous semblait symbolique, le jour de diffusion du deuxième épisode spécial de la série Euphoria, chapitre centré sur le personnage de Jules et interprétée par la jeune comédienne transgenre Hunter Schafer.
Un surgissement tardif d’interprètes trans en France
Exister, c’est pouvoir être quantifié, recensé. Si, en octobre 2019, les études estiment la part de population transgenre à 0.3 % aux États-Unis et 0,1 % au Chili, aucune statistique n’est disponible en France à ce jour. Les Etats-Unis et le Chili étant les deux seuls pays à avoir rendu à ce jour une étude dont les chiffres sont accessibles au public. « Les personnes transgenres sont inquantifiées donc invisibles, même à l’ère des data et de la quantophrénie obsessionnelle » écrivait le directeur de casting Stéphane Gaillard dans une tribune publiée dans Libération. Exister alors, c’est être vu·e. Si l’on note au moins deux apparitions marquantes d’actrices transgenres dans le cinéma d’auteur français du début des années 2000, (Pascale Ourbih dans Thelma de Pierre-Alain Meier en 2001 et Stéphanie Michelini dans Wild Side de Sébastien Lifshitz en 2004), c’est de l’autre côté de l’Atlantique que la situation va véritablement progresser.
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Dans les années 2010, on assiste en effet aux révélations successives de plusieurs comédien·nes trans : Laverne Cox dans Orange is the new black (2014), Kitana Kiki Rodriguez et Mya Taylor dans Tangerine (2015), Jamie Clayton dans Sense8 (2015), Daniela Vega dans Une femme fantastique (2017), Rhys Fehrenbacher dans Il ou elle (2017), Mj Rodriguez dans la série Pose (2018), Hari Nef dans Assassination Nation (2018) ou encore Leyna Bloom dans Port Authority (2019).
En France, alors qu’on aurait pu attendre des propositions venues du cinéma d’auteur, c’est le feuilleton grand public Plus belle la vie qui prend les devants. En 2018, le jeune Jonas Ben Ahmed rejoint la distribution et devient le premier acteur trans à intégrer le casting d’une série française. Il sera suivi la même année par Claude-Emmanuelle Gajan-Maull dans Climax en 2018 puis Lux Æterna ou encore Adrián De La Vega dans la saison 2 de la web-série Les Engagés.
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Autre moment déterminant, le public voit naître sur les écrans de cinéma le visage de Mya Bollaers dans Lola vers la mer de Laurent Micheli à la fin de l’année 2019. Un portrait délicat d’une jeune fille trans qui bénéficie d’un très bon accueil de la communauté et dont beaucoup affirment qu’il présente une antithèse au cisgaze développé par Girl. En octobre 2020, Miss de Ruben Alves, célèbre pour sa part la présence androgyne d’Alexandre Wetter qui incarne un garçon tentant de remporter le concours de Miss France. Interrogée sur ces deux films, l’autrice de la lettre ouverte Rose Haldean considère ces deux propositions comme totalement opposées. Si Lola vers la mer a insufflé en elle « un vent d’espoir et d’optimisme.« , l’actrice pointe dans le film de Ruben Alves une grande maladresse : « Ce sont des films caricaturaux qui n’ont aucune base sur le réel et qui heurtent la représentation trans avec la non-distinction transidentité/travestissement. Ce détachement face à la réalité que l’on voit dans ces comédies ou la complexité des personnages est quasiment nulle empêche une représentation respectueuse autour des questions de genre et de la transidentité. »
La représentation de la transidentité, entre fantasmes et authenticité
Cette différence de regard et de traitement semble trouver sa source au-delà de la transidentité ou non de l’interprète principal·e, comme l’indique Océan, auteur d’une web-série documentaire centré sur sa transition de genre : « C’est important qu’il existe des personnes trans (et jouées par des personnes trans évidemment) dans les fictions mainstream. Mais pour que ces personnages soient bien écrits et intelligemment filmés, il faudrait aussi que des scénaristes et réalisateur·ices trans accèdent aux milieux mainstream, y compris aux postes de producteur·rices, diffuseur·euses etc. »
« Il existe un voyeurisme dans le regard cis qui me fait croire en la nécessité de consultants présents sur chaque tournage, du cinéma à la télévision, comme c’est le cas dans les séries américaines » souhaite Rose Harlean. Une nécessité à laquelle consent pleinement Karine Espineira, sociologue des médias spécialisée dans la représentation de la transidentité et co-fondatrice de l’Observatoire des transidentités : « On le ressent immédiatement, c’est plus authentique. Ça pourrait aussi participer à une meilleure représentativité puisque ce sont des points de vue situés que l’on va entendre et non des gens qui fantasment sur ce que pourrait être la transidentité. »
Dans ce souci d’exactitude et de respect de la représentation transgenre, la chercheuse explique qu’elle a été approchée et interrogée par des réalisateur·trices et scénaristes afin d’enrichir la matière de leur film. Une démarche qu’elle considère comme extrêmement positive. « A l’opposé, j’ai rencontré des gens qui viennent vous poser des questions et lorsque vous leur donnez les réponses qui ne sont pas celles qu’ils souhaitent, ils se froissent et se retranchent dans leur imaginaire.«
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Des rôles encore stéréotypés
Malgré le surgissement récent de nouveaux visages dans le cinéma français, un autre constat s’impose. Contrairement aux fictions américaines (Sense8, Euphoria, Pose), le cinéma et les séries françaises semblent encore avoir des difficultés à écrire ou filmer un personnage trans sans que sa transidentité devienne le principal enjeu du récit. « Le personnage trans devrait être là et point barre. Il n’est pas obligatoire de construire tout le film autour de sa transidentité » relève Karine Espineira. « Je n’ai jamais vu un personnage transgenre dont la seule fonction n’était pas de parler aux spectateurs du parcours médical, des hormones, des opérations, du jugement familial et/ou sociétal sur les écrans Français » note Rose Harlean.
Sur cet écueil encore tenace, Océan raconte : « En 2019, j’ai passé trois castings pour des rôles d’hommes trans. Les projets n’avaient absolument rien à voir et pourtant, le contenu de la scène était plus ou moins exactement le même : la personne trans qui révèle sa transidentité comme on dévoile un lourd secret de famille (rires), l’héroïne cis qui se pâme, se trouble et s’étonne, le mec trans qui fait une leçon de vie à la meuf cis parce que bien sûr un peu de mansplaining ne fait jamais de mal, et après tout à quoi bon devenir un bonhomme si ce n’est pas pour leur expliquer la life à ces bécasses ! Et je pense que dans les trois cas, les scénaristes devaient être super fier d’avoir écrit des rôles de personnes trans qui ne soient pas des sociopathes serial-killer…«
De la même manière, les interprètes trans sont généralement réduit·es à interpréter un certain type de rôles bien précis relevant d’un imaginaire très peu fourni. C’est ce dont témoigne l’actrice révélée par Wild Side, Stéphanie Michelini dans le documentaire Absolument trans de Claire Duguet et Stéphanie Cabre diffusé sur Arte en 2017: « Il y a très peu de rôles. On m’a proposé des choses stéréotypées, des petites choses…la prostituée de service dans des séries. De toute façon, en France nous avons toujours 10-15 ans de retard sur les Etats-Unis, donc ça va venir. Il faut attendre un petit peu » conclut-elle d’un sourire qui ne dissimule pourtant pas son amertume. « Si l’on donne un rôle et ensuite on enferme les gens dedans, on tue leur carrière. Leur premier rôle c’est le dernier » ajoute Karine Espineira.
Pour une représentation plus juste
Afin d’assister à un dépassement de ce schéma trop systématique et découvrir d’autres regards, il faut aller chercher du côté d’une nouvelle garde du jeune cinéma d’auteur français. Dans les courts-métrages De la Terreur, mes sœurs ! d’Alexis Langlois avec Nana Benamer, Naëlle Dariya, Raya Martigny et Dustin Muchuvitz et Dustin de Naïla Guiguet – qui ont en commun la présence de l’incandescente Dustin Muchuvitz – La transidentité est ici fixée à travers l’intimité des expériences de vie et grâce à une véritable connaissance de celles et ceux qui sont derrière la caméra. Chez Langlois, l’identité trans est également envisagée en tant que projet esthétique porteur d’une transgression : elle permet de dépasser un certain naturalisme pantouflard au profit d’une célébration d’une imagerie kitsch considérée habituellement comme de mauvais goût. C’est tout un rapport à la norme qui est ici interrogé et redéfini. « Je me retrouve dans ces personnages » se réjouit Rose Harlean. Un enthousiasme partagé par Océan : « Leur qualité de cinéastes est mise au service des questions trans dans une réelle intelligence. »
Interrogé sur la lettre ouverte rédigée par Rose Harlean sur l’invisibilisation des acteur·rices trans, le comédien poursuit : « Je suis absolument d’accord avec elle. J’ajouterai à cela la question matérielle : tou·tes les acteur·rices trans galèrent pour travailler – à l’instar de tous les corps de métiers – il y a une exclusion très forte des personnes trans du marché du travail. Donc si en plus on s’accapare leur possibilité de jouer, c’est une violence extrême, c’est dire : ‘nous n’avons pas besoin de vous, on ne veut pas vous voir, nous ne ferons rien pour que vous ayez votre place dans la société. On préfère jouer à être vous et nous complaire dans un entre-soi cisgenre dont nous vous excluons.’
Depuis la publication de son texte dans Têtu, Rose Harlean déclare toutefois recevoir davantage de propositions d’auditions de la part des directeur·rices de casting. « Je me rends compte qu’il existe une recherche d’acteurs et d’actrices trans pour interpréter des personnages trans. La situation de la représentation de la transidentité va donc dans le bon sens mais à un rythme très lent et avec beaucoup de maladresses. » De son côté, Océan remarque des mutations encore fragiles : « Ça bouge peut-être un peu, mais c’est encore largement insuffisant et la première chose à faire est de lutter collectivement contre la transphobie pour que les jeunes trans puissent faire leurs études dans de bonnes conditions, accéder aux mêmes écoles et au marché du travail avec autant de chances que les autres. (…) C’est de la responsabilité de tou·tes de changer cela et de regarder les personnes trans comme leur égale« . Un appel à la responsabilité mais aussi à l’audace comme l’encourage Karine Espineira : « Quand on verra des personnes trans jouer des rôles de cisgenres. Là on pourra dire : ‘Putain, c’est gagné.’ »
Un espoir matérialisé lorsqu’en 2018 la comédienne américaine trans Jen Richards interprétait une femme cisgenre dans la saison 4 de Blindspot. De même, suite à son coming-out non-binaire en décembre dernier et à l’annonce d’une nouvelle saison en production de la série Umbrella Academy, Elliot Page deviendra la première personnalité trans à incarner un personnage cisgenre dans une production de cette envergure. Les regards se dirigent désormais vers le cinéma français. « Vous n’avez plus aucune excuse« , lui lançait Rose Harlean en août dernier en conclusion de sa lettre.
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