Les victoires de “CODA” et “Dune” marqueront sans doute moins que le geste imprévu qui a renversé la soirée.
C’est sans doute tout ce que l’on retiendra de cette 94e cérémonie, et c’est tout de même assez regrettable : Will Smith grimpant sur scène pour gifler Chris Rock en plein sketch, en réaction à une vanne douteuse sur l’alopécie de son épouse, Jada Pinkett Smith. Un “moment de télévision” comme les oscars ont certes coutume d’en offrir, qui marque évidemment par sa violence, mais qui mérite tout de même d’être abordé avec un peu de pondération. Un peu plus en tout cas que celle dont la machine hollywoodienne a été contrainte de faire preuve pour parvenir à intégrer habilement l’incident à son spectacle.
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Car plus impressionnante encore que la gifle elle-même, c’est la façon dont la cérémonie s’est instantanément réécrite autour et avec, transformant un étrange moment d’indélicatesse, de vexation et de brutalité en un événement symbolique, cathartique, presque politique – la preuve par la manière dont Smith lui-même articulera quelques minutes plus tard autour de lui toute sa victoire suprême, l’Oscar du meilleur acteur pour King Richard (La Méthode Williams, en français). “Richard Williams [le père de Venus et Serena, qu’il interprète dans le film, NDLR] est un défenseur féroce de sa famille”, a entamé l’acteur et producteur de 53 ans sous quelques rires entendus de la salle (qui avait pu entretemps canaliser la tension grâce aux pauses pub et aux efforts de quelques aîné·es pour calmer le jeu, notamment Denzel Washington), avant de se fendre d’un discours assez poignant sur la résistance à l’affront et à l’humiliation, nappé de silences forcément lourds de sens. S’il s’est finalement excusé auprès de l’Académie (mais pas de Rock), il sort comme le grand gagnant de la soirée.
Rock de son côté passe au mieux, très au mieux, pour un mufle, mais au pire et plus probablement pour le grand méchant – incarnation symbolique des humiliations infligées par le système de l’entertainment, et qu’il serait grand temps de cesser d’accepter. La gifle de Smith s’en veut la réparation, et c’est quelque part le sens que les Oscars ont décidé de lui reconnaître via l’arbitrage faussement cool de la maîtresse de cérémonie Amy Schumer (un fist bump ostentatoire à l’épouse outragée). On a presque déjà oublié que la vanne d’où tout part, pour grossière, n’est pas pour autant interdite par la saine morale de la satire – Ricky Gervais n’en sort-il pas vingt du même acabit à chaque fois qu’il présente les Golden Globes ? Il est presque déjà trop tard pour se poser la question.
Hommages-anniversaires
En voilà en tout cas une belle excuse pour parler le moins possible de cinéma, ce qui semble d’une certaine manière arranger cette cérémonie dédiée à un art qui y fait paradoxalement figure d’espèce déjà éteinte. Le programme affiche un nombre record d’hommages-anniversaires : 60 ans de Bond, 50 ans du Parrain, et même les “28 ans” de Pulp Fiction, ce qui signifie, dans la mesure où le chiffre n’est pas rond et où le film est sorti en octobre, que l’on peut considérer que c’est l’anniversaire de tout le monde tout le temps (pratique pour meubler les cérémonies). Cette patrimonialisation sent le sapin, au moment où les plateformes maintiennent leur emprise sur le palmarès (pour la première fois le meilleur film revient à Apple TV+, avec CODA) et où les cris d’alarme sur le cinéma d’auteur en salles n’en finissent plus de retentir. Dans ce contexte, le discours de Kevin Costner, souvenir mélancolique de sa première grande émotion en salles, au légendaire Cinerama Dome (fermé définitivement depuis la pandémie) devant les trois heures de fresque western en Technicolor La Conquête de l’Ouest, sonnait comme la complainte inconsolable d’un temps révolu. Une émotion presque moquée juste après par Jane Campion (“merci Kevin, c’était très dramatique !”), à qui Costner était venu remettre l’Oscar de la meilleure réalisation pour The Power of the Dog, un film Netflix.
Ledit film Netflix était le plus nommé du programme mais restera comme le grand déçu du palmarès, tombant d’onze nominations à celle seule statuette. Il la cède à un relatif éparpillement de récompenses dont émergent surtout les logiques Oscars techniques de Dune, au nombre de six (dont musique pour Hans Zimmer, son deuxième en douze nominations), et le sacre relativement anticipé de CODA, remake de La Famille Bélier promu meilleur film et meilleur second rôle masculin pour Troy Kotsur.
Mais y a-t-il encore une pertinence à commenter outre mesure le palmarès d’une cérémonie dont il est clair qu’elle a perdu beaucoup de sa prééminence et de sa superbe, et qu’elle n’a plus grand chose d’autre à proposer d’autre qu’une tiédeur quasi léthargique (du spectacle proposé comme du palmarès délivré), éventuellement rehaussée d’événements de direct superficiellement “historiques” mais somme toute très anecdotiques ? C’est ce que l’on peine de plus à croire, forcés de constater l’insignifiance de tous les films (King Richard, CODA) sur lesquels s’appuiera le “récit” de cette soirée, récit qui peut au fond bien se passer d’eux.
Le palmarès complet :
Meilleur film : CODA
Meilleure réalisation : Jane Campion, The Power of the Dog
Meilleure actrice : Jessica Chastain, The Eyes of Tammy Faye
Meilleur acteur : Will Smith, La méthode Williams
Meilleure actrice dans un second role : Ariana DeBose, West Side Story
Meilleur acteur dans un second role : Troy Kotsur, CODA
Meilleur scénario original : Belfast, Kenneth Branagh
Meilleur scénario adapté : CODA
Meilleur film d’animation : Encanto
Meilleure photographie : Dune
Meilleur documentaire : Summer of soul
Meilleur court-métrage documentaire : The Queen of Basketball
Meilleur court-métrage de fiction : The Long Goodbye
Meilleur court-métrage d’animation : The Windshield Wiper
Meilleur film étranger : Drive my car
Meilleur montage : Dune
Meilleur son : Dune
Meilleurs décors : Dune
Meilleure musique originale : Dune par Hans Zimmer
Meilleure chanson originale : No Time to Die de Billie Eilish
Meilleurs coiffures et maquillages : The Eyes of Tammy Faye
Meilleurs costumes : Cruella
Meilleurs effets spéciaux : Dune
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