Alors qu’Arte consacre une soirée à Orson Welles, il est intéressant de dépasser l’icône du Génie du cinéma pour entrevoir une image plus complète et plus trouble : celle d’un cinéaste du bordel et du gâchis, roi de l’inachèvement, récidiviste du projet mort-né, incapable de sceller ses films du mot « fin ».
« Génie autodestructeur » : l’expression a été utilisée une bonne centaine de fois pour définir les méthodes du travail d’Orson Welles. Tel le scorpion de la parabole que racontait Arkadin dans Dossier secret Welles a été victime de sa nature, dont le trait principal était une énergie qu’il n’arrivait pas à canaliser. Ce que ses films illustraient à merveille : le long travelling sur les biens de Kane à la fin de Citizen Kane, le bazar causé par les préparatifs de la bataille dans Falstaff, les montagnes de livres entre lesquelles Anthony Perkins et Romy Schneider font l’amour dans Le Procès. Le cinéma de Welles était un cinéma du bordel (ne pas confondre avec un cinéma bordélique) en prise directe avec le désordre dans lequel lui-même baignait. Avant même de commencer sa carrière de cinéaste, à la radio et au théâtre, Welles était connu pour travailler sur plusieurs sujets à la fois, et tous d’une importance telle qu’aucun individu, même lui, ne pouvait les mener à bien. La manière dont il arrivait à se tirer de ses propres guêpiers relevait d’ailleurs du miracle ou du génie. Mais les miracles ne se reproduisent pas sur commande. Welles se moquait du facteur temps et, aussi génial fût-il, il se voyait obligé de déléguer. A l’exception glorieuse de Citizen Kane, sur lequel il exerçait un contrôle total, le cinéaste s’est toujours plaint d’avoir été trahi par les producteurs, coupables de dénaturer son travail en supprimant certaines de ses scènes, en en tournant d’autres dans son dos – ce qui fût malheureusement le cas pour La Splendeur des Amberson – ou en modifiant son montage initial. Mais, pour un film vraiment massacré, combien d’autres furent tout juste légèrement retouchés sans son accord (La Soif du mal, La Dame de Shanghai) – et encore parce que Welles n était pas là quand on avait besoin de lui dans la salle de montage ou parce qu’il n’arrivait pas à prendre de décision devant le fait accompli.
Les travaux sur Welles se sont multipliés ces vingt dernières années, dominés par deux biographies détaillées – l’une signée Barbara Leaming et l’autre, Charles Higham – construites sur deux thèses opposées : pour Leaming, Welles est un génie contrarié par Hollywood et le système ; mais selon Higham, Welles a creusé lui-même sa propre tombe, se révélant incapable de terminer un film. Sans trancher en faveur de l’un ou de l’autre, on peut regretter que le documentaire proposé par Arte s’aligne uniformément sur la thèse du Welles martyr pour se lancer dans l’hagiographie d’un génie dont chaque projet, durant ses vingt dernières années, semblait victime d’une malédiction qui devait remonter au moins aux pharaons. En nous présentant des extraits des films inachevés, Orson Welles -l’homme orchestre permet enfin de juger sur pièces et de prendre la mesure d’un gâchis dont on avait fini par oublier l’ampleur. De ce gâchis, on peut voir : Le Marchand de Venise, d’après Shakespeare, tourné en Yougoslavie sur la côte vénitienne pour la télévision britannique en I953, et dont plusieurs bobines se sont mystérieusement égarées ; The Deep, d’après le magnifique De sang sur une mer d’huile de Charles Williams avec Jeanne Moreau et Lawrence Harvey, interrompu par des problèmes financiers et définitivement arrêté à la suite de la mort d’Harvey ; The Dreamers, d’après Isak Dinesen, dont plusieurs scènes furent tournées dans la maison de Welles à Hollywood. Sans oublier les mythiques The Other side of the wind, produit par le beau-frère du Shah, bloqué en Iran depuis la révolution, et Don Quichotte, dont le tournage s’étend sur plus de quinze ans, souvent évoqués dans le documentaire mais jamais montrés. De fait, l’un des aspects les plus patents de la personnalité de Welles est son rapport à l’inachèvement, son apparente difficulté à terminer ce qu’il entreprenait. Ce qui n’est pas forcément surprenant de la part de quelqu’un qui vient du théâtre et est habitué à retoucher sa mise en scène tous les soirs. Ce problème n’est pourtant pas particulier à Welles : Hammett travaillait sur un dernier roman, December I, qui ne vit jamais le jour ; la plus grande partie des romans de Kafka ne comportent pas de fin ; Truman Capote avait consacré ses dernières années à rédiger un magnum opus qui devait se révéler introuvable. Faisant allusion à la « peur de l’achèvement » qui habitait Welles, Charles Higham essaie d’analyser l’obsession de la mort qui semble au c’ur de tous ses films : « Pour Welles, ses propres films sont morts, c’est pourquoi il ne peut supporter de les regarder, ce qui explique pourquoi il ne peut plus jamais les regarder à nouveau. » S’ils sont à ce point inertes pour lui, c’est parce qu’il ne pouvait plus jamais les modifier. Welles était capable de s’atteler à des changements de toute première importance comme ce fut le cas avec Voyage au bout de la peur, pour lequel, ironie du sort, il n’est pas crédité (Norman Poster le fut à sa place) alors que les copies étaient prêtes, les premières déjà organisées et les affiches imprimées. A non pas douter, Welles aurait agi de même pour ses autres films si on lui en avait donné la possibilité.
Au début des années 70, Welles laissait courir le bruit qu’il se préparait à ressortir La Splendeur des Amberson avec une nouvelle fin, située dix ans plus tard, qu’il tournerait bien évidemment avec les acteurs du casting original. Les derniers films de Welles semblent tous frappés du même sceau, « work in progress »: de Don Quichotte qu’il avait lui-même surnommé « Quand allez-vous finir Don Quichotte ? » à The Other side of the wind, pour lequel le gouvernement socialiste essaya sans succès de débloquer la copie au début des années 80. On ne peut évidemment pas négliger le facteur financier dans tous ces fiascos. Mais même si ces films finissaient par être montrés -ce fut le cas de certaines scènes de Don Quichotte au Festival de Cannes en 1985 et de fragments de The Other side of the wind que l’on put voir à la télévision américaine dans le cadre d’un hommage à Welles organisé par l’American Film Institute : après ces deux projections, la plupart des spectateurs privilégiés restèrent très dubitatifs -, on peut s’interroger sur leur éventuelle cohérence. « Le plus grand handicap du cinéma, c’est qu’il n’y a pas un seul film qui ne date. Le film, à cause de la manière dont il est fait, qui prend si longtemps, a déjà un an de retard quand il sort. Alors qu’il devrait être d’actualité, qu’il devrait refléter l’humeur de l’auteur au moment où il a conçu le film, et non au moment où il l’a réalisé, un an après », disait Welles. Tous les fragments que l’on peut apercevoir dans Orson Welles-l’homme orchestre ? de l’impressionnante reconstitution de Venise avec des mannequins en bois recouverts de costumes d’époque au monologue de Shylock que Welles récite à l’improviste devant une caméra, sur une route de fortune – sont à ranger dans une autre case, trop peu répandue dans le cinéma, mais très courante en littérature. Ce sont les centaines de titres de poèmes que Baudelaire griffonnait sans jamais leur donner suite, les Tireworks » de Jim Thompson faits de synopsis et de récits à peine ébauchés, ou Les Mémoires d’un fou que Flaubert laissera toujours en plan. Les fragments de The Deep ou de The Dreamers appartiennent à cette famille, à toutes ces uvres en creux qui n’ont de compte à rendre à personne, se contentant de promesses quelles ne tiendront jamais.
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