Enfin un événement qui mérite son appellation. Après vingt-cinq années de blocage par Stanley Kubrick, le film qui a tatoué la conscience d’une génération, influencé une partie du rock et du cinéma à venir, sort en vidéo : Orange mécanique, enfin disponible à l’étal de toutes les bonnes épiceries, n’a rien perdu de sa pertinence.
Pour une fois, les tocsins et trompettes embouchés par les services marketing à grandes louches de superlatifs et de points d’exclamation ne sont pas usurpés. Toute personne ayant grandi dans les années 70 et découvert le film de Stanley Kubrick lors de sa sortie en 72 ou peu après peut en témoigner : Orange mécanique est de ces films qui tatouent une époque, impriment durablement la conscience d’une génération, le genre de pellicule addictive qui incite à de multiples revoyures.
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Pendant longtemps, le film ressortait à intervalles réguliers, dans des copies de plus en plus usagées. Pour mon septième rendez-vous avec le film, j’ai dû me contenter d’une version française aux couleurs roses délavées, scratchée de toutes parts et amputée de deux ou trois mètres à chaque changement de bobine une orange vidée de sa pulpe et de son jus. Le problème, c’est que ce grand génie malade de Kubrick bloquait obstinément les droits de sortie en cassette : mégalo, parano, mais pas vidéo, le Stan.
Il y a quelques années, quand Orange mécanique est ressorti en copies neuves dans une belle combinaison de bonnes salles, il a dépassé les 100 000 entrées sur Paris en d’autres termes, ce qu’on appelle un méga-carton pour une reprise. Ce succès prouvait deux choses : Orange mécanique résiste bien à l’épreuve du temps ; une non-sortie vidéo prolongée provoque un remplissage de salles selon le bon vieux principe des vases communicants appliqué à la distribution.
Or, finalement, après vingt-cinq années d’entêtement, Kubrick a donné son feu vert à Orange : les aventures d’Alex et ses Droogs sont enfin accessibles à tout un chacun, disponibles pour un nouveau et large public. Dès lors, la question à poser est de savoir s’il n’est pas trop tard. A l’heure d’Internet et du virtuel, au moment où la violence urbaine jaillit de partout, après la génération Cameron/Tarantino/THX, la fable de Kubrick sur l’ultraviolence demeure-t-elle toujours aussi pertinente ?
Kubrick transforme la castagne en ballet
Claire comme un exposé de sciences-po, la démonstration nihiliste d’Orange mécanique s’organise en trois mouvements. Premier mouvement : le déchaînement de la violence. On fait la connaissance d’Alex et sa bande, on les accompagne dans leurs exactions diverses. Le trouble ne vient pas de la violence elle-même (on a vu pire et plus sanguinolent) mais de son esthétisation. Enfants des classes moyennes, Alex et ses Droogs ne sont pas misérables et ne cognent pas pour le fric mais par dés’uvrement, pour le geste. Ils fonctionnent un peu comme un groupe de rock, avec leurs costumes, leur leader, dandys morbides mus par des pulsions où mort et esthétique se rejoignent : on rêve d’orgies antiques en écoutant Beethoven, on tabasse un bourgeois en fredonnant Singing in the rain, on assomme une vieille dame avec une sculpture en forme de phallus.
Manipulateur pervers, Kubrick transforme la castagne en ballet et fait adopter au spectateur le point de vue de ses gouapes. Second mouvement : la punition de la Loi. Alex est pris, envoyé en taule pour un long séjour. Kubrick pointe son ironie sur le système de défense d’une société classiquement répressive, selon les principes de ce qui ressemble à une droite ordinaire. On se protège du Mal en l’enfermant derrière les barreaux mais sans jamais s’attaquer à ses racines.
Troisième mouvement : la prévention et tout le monde se retrouve dos à dos. Un gouvernement que l’on suppose « de gauche » essaye de sortir de l’impasse de la répression classique en cherchant des solutions préventives. Alex va servir de cobaye au traitement Ludovico, basé sur une sorte d’ancêtre des jeux virtuels d’aujourd’hui. On force Alex à regarder pendant des heures des images violentes. Kubrick fait ainsi défiler une anthologie du Mal au XXe siècle : nazisme, camps de concentration, tabassages gore sont enfoncés de force dans le regard et le cerveau d’Alex.
A la sortie du traitement, notre héros est devenu une chiffe molle, incapable de toucher les seins d’une fille ou de répliquer à une agression. Alex s’est fait quasiment lobotomiser, le traitement Ludovico s’avère encore plus terrifiant que ce qu’il est censé guérir. Les nouvelles méthodes sont en fait crypto-fascistes et Kubrick renvoie toutes les politiques dans la même impasse, proposant une vision d’une ironie noirâtre : la violence est inhérente à la nature humaine ; tenter de la manipuler, c’est manipuler l’Homme lui-même. Seule solution : faire passer la violence du « bon côté » de la loi, c’est-à-dire dans les rangs du pouvoir.
Douze ans plus tard, Kubrick affinera son pessimisme misanthrope (ou sa clairvoyance extralucide, c’est selon) en concluant son Full metal jacket d’un définitif « Je suis dans un monde de merde. » Enfin, on allait oublier de préciser que par son invention visuelle, son humour, sa rigueur cartésienne et sa dimension opératique, Orange mécanique captive surtout par sa mise en scène. Une amplitude stylistique qui allait marquer la génération suivante des Coppola, Scorsese et autres Cimino.
Serge Kaganski
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