Chétif, timide, la parole hésitante : cet homme est un terroriste aux yeux des institutions britanniques bien-pensantes. Traquant les turpitudes du pouvoir et louant les qualités de la classe ouvrière, Ken Loach tente depuis vingt-cinq ans de réveiller à coups de films-électrochocs la conscience d’une société vérolée. Personne ne sait combien le malade est mal en point, crie-t-il dans Hidden Agenda et Riff-raff. Pas de théorie, peu d’idéologie mais du fait, de l’image brute et de l’humour.
Dans Hidden agenda, quelle est la part de faits réels et la part
d’imaginaire ?
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Tous les événement principaux du film sont basés sur des faits qui ont réellement eu lieu. Il y a eu des rapports d’associations de Droits de l’homme à propos des traitements et des tortures subis par des détenus politiques. La Grande-Bretagne a été reconnue coupable, par la Cour Internationale de Strasbourg, de traitements humainement dégradants sur des prisonniers politiques. Des gens ont été abattus dans leur voiture sans être arrêtés et personne n’a rendu de comptes. Les enquêtes de police ont été étouffées par des politiciens britanniques. Les techniques de propagande utilisées contre l’IRA ont été utilisées contre certains politiciens. Nous le savons grâce à de nombreuses personnes impliquées dans ces campagnes, qui sont sorties de l’ombre pour en parler.
Dans le film, le complot visant à faire tomber le Parti travailliste et à amener Thatcher au pouvoir est affirmé sans la moindre hésitation : vous citez les noms réels.
Ces faits ont été révélés par plusieurs personnes qui y ont participé. Le personnage de Harris, qui dévoile et prouve le complot, est inspiré de deux hommes qui ont tout confirmé publiquement, nous ont aidés sur le script et soutiennent le film. L’un était officier de l’armée dans les services secrets, l’autre était un civil travaillant pour l’armée au service des renseignements, section propagande. Lorsque l’officier a voulu arrêter en se disant qu’il n’était pas soldat pour abattre les gens de sang-froid en Irlande, il a été forcé de démissionner de l’armée, interné en hôpital psychiatrique pendant trois mois et a passé dix ans à tenter de dévoiler la vérité. L’autre homme, le civil, a été victime d’un coup monté qui a abouti à son inculpation pour meurtre et a été envoyé sept ans en prison. La vaste campagne de propagande inspirée par l’Intelligence Service avait pour nom Clockwork Orange (Orange mécanique), elle visait les politiciens trop à gauche ou bien trop faibles. Son objectif était de remettre le Parti conservateur au pouvoir avec un nouveau leader, qui se trouvait être Margaret Thatcher. Un pouvoir conservateur qui pourrait en finir avec les syndicats, maintenir la guerre froide, faire preuve d’autorité en Irlande, etc. Les preuves de ce complot émanent de plusieurs sources différentes.
Hidden agenda, vu son style et votre réputation, pouvait être pris par le public non pas comme un thriller basé sur des faits réels, mais comme une reconstitution quasi documentaire. N’y avait-il pas là un risque de manipulation ?
Le but n’était pas de tromper les gens, mais de leur faire se poser des questions. Il est grand temps qu’ils se demandent ce qui a été fait en leur nom. Lorsque nous donnons des noms, c’est qu’il y a des preuves, des témoignages concordants. Le problème est qu’ils n’ont été publiés que dans des magazines à faible tirage, dans un livre boycotté par les médias, qui ont constamment refusé de discuter de son contenu. Car nous prétendons que le contre-espionnage et les services secrets ne protègent pas la démocratie mais, au contraire, l’ébranlent, qu’ils travaillent contre nous. Ils sont incontrôlés, ont leur propre programme politique, travaillant à l’encontre du processus démocratique. Mais ce n’est pas une allégation extraordinaire. Notre société, tout comme la vôtre, est fondée sur la supposition que nous sommes une démocratie, que nous contrôlons notre armée, nos services secrets. Moi, je dis que non. Il faut bien que quelqu’un l’affirme de manière choquante, quitte à provoquer le scandale, ne serait-ce que pour lancer une discussion.
Y êtes-vous parvenu ?
Les Britanniques sont très malins. Ils restent muets, ne réagissent pas. De leur point de vue, c’est la meilleure chose à faire. S’ils réagissent, il y aura controverse. Alors que s’ils ne réagissent pas, c’est comme s’ils frappaient un oreiller : ils ne reçoivent rien en retour, le problème s’évanouit.
Comment se fait-il que la sortie du film en Angleterre n’ait pas fait plus de bruit ?
Nous avons été attaqués par les critiques, qui ont dit aux gens de ne pas le croire. Tous les films qui affirment qu’il existe en Irlande des problèmes un peu plus complexes que les organisations terroristes sont sévèrement critiqués, car c’est un point de vue que l’establishment britannique ne veut pas écouter. Et si vous laissez entendre qu’un groupe de gens conspirent avec les services secrets, vous êtes là aussi attaqués. Les Britanniques veulent croire que ces choses-là n’existent pas, que ce sont des théories de conspiration gauchistes naïves.
Vous êtes tourné en ridicule. Il y avait donc une intention délibérée de détruire le film.
Vous avez même été accusé de paranoïa.
L’accusation de paranoïa est classique de la part de ces gens. Mais la paranoïa ne veut plus rien dire lorsque les services secrets agissent comme ils le font. Il existe des documents qui prouvent l’implication d’importants politiciens dans cette propagande. Elle n’est même plus sérieusement niée. Un militaire de haut rang, Lord Carver, a reconnu publiquement à la fin des années 70 qu’il y avait eu, quelques années plus tôt, de très sérieuses discussions parmi les plus hauts responsables militaires sur le besoin d’une intervention dans la politique. Peter Right a écrit un livre en affirmant strictement la même chose. Colin Wallace
? Harris dans la vie réelle ? aussi.
Si ces faits ont été prouvés, pourquoi n’y a-t-il pas eu de réel scandale ?
Pour faire un scandale, il faut une campagne de presse, comme ce fut le cas pour l’affaire du Watergate. Ou bien des affirmations incessantes des opposants politiques leaders. Sinon, il n’existe pas de pression pour une enquête. Il y a eu des articles dans des journaux comme l’Independant ou le Guardian, qui ne sont pas contrôlés par la droite, mais pas suffisamment. Les leaders de gauche sont trop mouillés, ils n’ont jamais dénoncé ça.
Hidden agenda se présente d’abord comme un film traitant spécifiquement du problème irlandais. Or, très vite, se greffe ce complot pour le pouvoir en Grande-Bretagne. N’auriez-vous pas dû choisir entre les deux questions ? N’est-ce pas trop pour un même film ?
Les deux questions sont liées par le personnage d’Harris. Il a été impliqué dans la propagande visant l’IRA et dans celle visant les politiciens britanniques. Dans la vie réelle, ces deux questions sont liées.
Quels obstacles avez-vous rencontrés pour tourner le film ?
Principalement financiers, il nous a fallu trois ans pour réunir le budget. Finalement, nous n’avons bien sûr pas obtenu d’argent britannique, tout provient d’une compagnie américaine.
Mais le tournage n’a pas été très difficile. La Grande-Bretagne n’est pas un bloc monolithique totalitaire, et nous n’expliquions pas tout dans les moindres détails, nous affirmions tourner un thriller. Obtenir les autorisations pour les lieux de tournage n’était pas compliqué. Si nous avions affirmé tourner un film en faveur de l’IRA ? ce que nous n’aurions pas pu faire, car je ne me prononcerai pas pour un soutien inconditionnel à l’IRA ?, nous aurions rencontré des difficultés. Il n’y a eu aucune pression pour tenter d’arrêter le film. Vous avez déjà entendu parler de tolérance répressive ? Les choses sont tolérées, mais les démocraties occidentales sophistiquées ont une manière de permettre aux allégations de juste flotter dans l’air. Si ça ne se transforme pas en campagne médiatique ou en scandale public, c’est inoffensif. Ça préserve l’illusion d’une société ouverte. S’ils essayaient de supprimer le film, les effets seraient très négatifs, nous pourrions ensuite démontrer que c’est une société anti-démocratique. Ils sont beaucoup plus subtils : ils vous laissent affirmer et puis ça s’envole. C’est une façon très britannique d’affronter les choses : prétendre qu’elles n’existent pas.
Vous êtes plus dangereux, vous voulez les toucher et provoquer le scandale.
Les cinéastes ne sont pas si dangereux que ça. Mais s’ils le deviennent, on utilise les mêmes techniques qu’à l’encontre des autres. Arthur Scargill, le leader des mineurs pendant leur grève, par exemple : on l’a fait passer pour un fou fanatique corrompu. Ils n’attaquent pas de front, ne nient pas, de façon à éviter un débat public qui étalerait tout au grand jour. Ils préfèrent vous faire passer pour un fanatique ou un trotskiste.
Comment expliquez-vous le fait que vous soyez le seul cinéaste anglais à faire des films politiques ?
En Grande-Bretagne, nous n’avons pas de tradition
cinématographique tout court. Lorsque Riff raff est sorti à Londres, nous avons fait les comptes : il se jouait quatre films britanniques dans de petites salles et huit films français. Tous les autres étaient américains. Les films britanniques ont disparu. C’est la loi du marché, on fait des films similaires à ceux qui ont gagné de l’argent l’année précédente. Le film est finalement un produit, en aucun cas un outil de communication, surtout pas de communication politique. Si un film a un contenu politique, c’est par hasard. Mes producteurs américains voulaient bien sûr que ce film puisse se vendre, mais le souhaitaient également engagé. Ils avaient déjà fait Salvador. Mais il faut que ça puisse être avant tout suivi en tant que récit, ne pas dégoûter les gens en les laissant penser qu’on ne va leur parler que de politique. C’est un mot qu’il vaut mieux essayer d’éviter si on ne souhaite ne pas repousser les gens.
Dans la scène finale de Riff raff, le bâtiment qui fut le théâtre du récit est en flammes et les rats, affolés, tentent de fuir. Doit-on le prendre comme le symbole du désir de voir brûler la société thatchérienne ?
C’est un bâtiment en feu, rien de plus (rires)? Ça laisse juste entendre que les gens vont répliquer. Ce n’est pas une réaction très bien formulée. Il arrive un point où les gens disent ?Ça suffit !? La réponse est violente car il s’est passé des choses très violentes : ils travaillent dans un lieu très dangereux, un de leurs amis a été tué, c’est un lieu d’exploitation. Sous le coup de la colère, ils décident de jeter une allumette là-dedans. La réaction n’est pas politisée, mais compréhensible.
Qui sont les rats ?
Il ne faut pas trop spéculer sur les métaphores. Le film est conçu
comme un microcosme. Dans ces domaines, il faut être un peu énigmatique, car lorsque vous commencez à minutieusement placer des symboles, puis à les expliquer, ça devient très ennuyeux. Et ceci n’est pas un film didactique, il est censé vous faire aussi sourire. C’est avant tout un film sur les ouvriers du bâtiment, il devait être assez terre-à-terre, concret.
Cette fin rappelle celle de Do the right thing : là aussi, le lieu principal du film, la pizzeria, est détruite par une explosion de colère. Comme si là aussi, la seule issue est la violence.
La colère et l’acte de violence sont nécessaires avant qu’il puisse y avoir une solution. Une détermination à ne pas permettre que ça continue. Personnellement, ma réponse serait d’agir comme le personnage de Larry, j’organiserais le syndicat local. Leur réponse fut d’y mettre le feu. Et je peux le comprendre.
Riff raff traite de nombreux problèmes sociaux : le déracinement, le chômage, la marginalisation, le logement, la drogue. N’y en a-t-il pas trop ?
Si vous êtes dans cette situation, tout ça fait partie de votre vie quotidienne. Il serait mensonger d’isoler les problèmes, car ils sont tous liés. Mais si les gens y survivent, c’est grâce à l’humour. J’ai toujours été frappé par leur sens de l’humour, ce sont des gens très drôles, roboratifs. Dans le film, leurs dialogues étaient pour moitié écrits, pour moitié improvisés. Pour bien le capturer, ils doivent se sentir libres de faire ce qu’ils veulent, sans pour autant laisser faire n’importe quoi. J’ai rencontré Bill Jesse, qui a écrit le script alors qu’il vivait sur un tel chantier. Les personnages sont chaleureux, ont un bon sens de l’humour, de la camaraderie, de l’irrévérence, c’est ce qui m attirait dans le fait de travailler avec eux.
Même lorsque ces gens sont le plus odieusement exploités, ils gardent un grand sens de la dignité et de l’humour. Cela peut-il expliquer la passivité de la classe ouvrière anglaise ?
Si vous êtes vulnérable, si vous n’êtes pas en position de force, la seule chose à faire est souvent d’en rire ou de marmonner dans votre barbe. Car vous ne voulez pas vous faire mettre à la porte. C’est comme à l’école, vous ne pouvez pas toujours tenir tête au prof, vous essayez de garder d’une manière ou d’une autre votre dignité. Je ne crois pas que la classe ouvrière britannique soit toujours passive. Elle s’est parfois battue jusqu’au sang, comme lors de la grève des mineurs. Mais c’est très difficile, elle a essuyé de nombreuses défaites et elle n’a pas de meneur politique, car le Parti travailliste est très à droite. Donc pas de dirigeants politiques qui ont du poids. Ces gens n’ont pas le sens de leur propre force puisqu’elle ne leur est pas renvoyée par les médias. Ce sont donc des groupes isolés. Mais il existe beaucoup de ressentiment et de colère. De 79 à 85, il y avait chaque année une grève importante, mais toutes ont été brisées ou désorganisées par la direction des syndicats ou par le Parti travailliste. Au lieu de s’unir, les leaders syndicalistes se sont arrangés pour que les gens ne combattent pas côte à côte. Ils n’ont jamais tenté de lier les luttes des cheminots, des mineurs, des infirmiers. Mais dans les premières années de l’ère Thatcher, il y avait une grande capacité de réponse.
En 1966, vous avez réalisé une série TV sur les sans-abri qui a fait beaucoup de bruit, Cathy come home : pourquoi un tel effet à l’époque n’est-il plus possible aujourd’hui ?
Elle a été réalisée au moment de la percée des fictions de la télévision, que nous avons enfin fait descendre dans la rue. Le public de la télévision était à l’époque plus frais, la plupart des gens n’avaient pas grandi avec elle au milieu des années 60. Lorsqu’on passait à la télévision, on parlait à la nation entière, je crois que quinze millions de personnes suivaient la série, c’était une expérience commune à tous. Le film racontait une histoire assez bouleversante : comment une famille peut se défaire si elle n’a pas d’endroit où habiter. Il serait beaucoup plus difficile d’avoir un tel impact maintenant. La presse en a fait grand écho, c’est devenu un enjeu national : des articles partout, des débats au parlement. Mais l’effet fut de courte durée. Ça a juste contribué à lancer le mouvement de charité. Le problème est pire aujourd’hui.
Beaucoup de personnages de vos films sont de la classe prolétarienne. Quand vous êtes-vous attaché à eux ?
Je ne veux pas que ça sonne de façon condescendante. Je crois que c’est le groupe social le plus important, car si les choses doivent changer en mieux, ce sera par leur action. J’imagine que j’ai un point de vue très démodé sur cette question. Je ne suis pas d’une famille bourgeoise, mon père était d’une lignée de mineurs, lui était électricien. Je ne me considère donc pas comme un anthropologue qui étudie une tribu étrangère. Je crois que ces gens ont beaucoup plus le sens de la générosité, de la solidarité et de la force de groupe. Car ils doivent compter les uns sur les autres. Les choses que vous voulez célébrer ressemblent donc beaucoup aux vertus de la classe ouvrière. Mais ce n’est pas un engagement romantique à ses côtés, c’est la certitude que s’il doit y avoir un changement, il viendra d’eux. Les mouvements pour le changement ont toujours été fondés sur la classe ouvrière. Il n’y a pas eu de révolutions chez nous, juste des réformes. La classe ouvrière n’a fait que ramasser les miettes, elle n’est pas au pouvoir en Grande-Bretagne, mais ça changera. Car elle est constamment attaquée, en ce moment pour la rendre compétitive face à la main-d’ uvre étrangère. L’opportunité ne disparaîtra donc pas demain.
Avez-vous partagé leur vie et leurs expériences ?
J’ai grandi pendant vingt ans dans une maison très ordinaire. Evidemment, lorsqu’on entre dans notre métier, on est comme déclassé, on vit confortablement. Mais ce n’est un problème que si vos centres d’intérêt changent. J’espère que si ces gens vont voir mes films, ils sentent que ce n’est pas quelqu’un de l’extérieur qui parle d’eux. Mais les spectateurs de cinéma ont beaucoup de mal à accepter ce qui n’est pas américain sur un écran. Il ne s’agit donc pas uniquement de faire un film qui ne les regarde pas d’en haut, mais d’abord de les préparer à aller voir un film qui n’est pas plein de stars américaines.
Avez-vous parfois peur du manichéisme, le bon peuple contre le mauvais système ? Ou faut-il aussi présenter les choses de façon aussi extrême pour provoquer la réaction ?
Si vous travaillez sur un chantier de construction, comme l’auteur du script, Bill Jesse Le matin, vous apportez un sandwich et lorsque vous voulez le manger, il a été dévoré par les rats. Toutes les semaines, il y a un blessé. Vous voyez des gens engagés le lundi et renvoyés le vendredi, qui ne peuvent pas payer leur loyer. Vous ne voyez pas ça en termes de bons ou de mauvais, vous décrivez juste ce qui se passe. C’est une description, c’est tout. Si vous vous y promeniez, c’est ainsi que vous le verriez.
Vos films fonctionnent sur deux axes : le sens du détail humain et un commentaire politique très affirmé, les petites gens et le pouvoir, du très concret et de l’abstrait. Y ressentez-vous parfois une contradiction ?
Absolument pas, car c’est le détail, le vécu qui vous rend politique. Abstraire la politique de la vie des gens ne m intéresse pas. Lorsque vous voyez que quelque chose ne marche pas, que des gens en souffrent, que la société porte des contradictions dont vous constatez les conséquences en termes humains, vous avez la responsabilité de demander pourquoi. Pourquoi avons-nous des gens sans travail qui sont d’habiles ouvriers, sans endroit pour vivre ? Ce sont des questions très concrètes, évidentes. Ça nous est présenté comme un acte de Dieu, c’est censé être la liberté, la manière dont nous devons vivre, on prétend que l’Histoire est maintenant terminée, que dorénavant les choses seraient ainsi. On a donc une famille qui n’a nulle part où habiter, alors que le père est ouvrier du bâtiment : il doit bien y avoir là quelque chose qui ne va pas. C’est ce qui m intéresse.
Vos films, notamment en France, sont plutôt distribués dans le circuit art et essai. N’est-il pas frustrant pour vous, qui les faites pour les gens de la rue, de les voir réservés aux spécialistes ? Même en Angleterre, le grand public ne va pas voir vos films en masse.
C’est en partie la faute aux films, ils devraient être meilleurs. On pourrait accuser le système de distribution, mais on ne peut accuser le public. S’il ne vient pas voir les films, c’est notre faute. Il y a aussi le fait qu’on travaille dans un milieu très hostile. Les gens concernés n’ont d’habitude pas l’occasion de voir ce genre de films dans les cinémas.
Pensez-vous rater votre but ?
C’est une lutte, vraiment, mais y a-t-il la moindre alternative ? Finalement, tous les films passent à la télévision. Même s’ils n’ont qu’une courte durée de vie au cinéma, ils existent, ils peuvent tourner, on peut les projeter à des réunions, ils vivent. Ce n’est pas le plus grand cinéma de la ville, mais c’est quand même vivant. Et pour le moment, c’est tout ce que nous sommes en droit d’espérer.
Avez-vous parfois l’impression de pisser dans un violon ?
Absolument (rires)? Mais je ne peux pas être assis là à dire que c’est la faute au public. Je dois reconnaître ma responsabilité et me dire que le prochain doit être meilleur. Même si le vrai problème, en Angleterre, est qu’on n’arrive pas à mettre le film en contact avec le public. Si le film était mis à l’affiche d’un nombre raisonnable de salles et que le public ne s’y rendait toujours pas, là ce serait ma faute. Mais on ne leur donne même pas cette chance.
Il est étonnant que vous ne soyez pas beaucoup plus populaire dans votre propre pays.
Nous n’avons pas de culture cinématographique. Les autres cinéastes britanniques sont partis pour l’Amérique. Il est très difficile de faire carrière chez nous en faisant des films de cinéma, voire impossible. Moi, je n’ai jamais voulu travailler là-bas. C’est déjà suffisamment dur de travailler dans un pays dont vous comprenez la culture et le langage. Ceux qui partent là-bas finissent par faire des films américains, absorbés par le système américain. C’est un empire, il domine notre culture. Moi, je préfère faire un documentaire en Grande-Bretagne.
Vous avez été étudiant en droit à Oxford. Etait-ce difficile pour un garçon de la classe ouvrière ?
Non, j’étais un élève studieux. J’ai passé les examens et reçu une bourse de la région pour aller à l’université. Ma génération fut la première à voir des gens de familles ordinaires entrer à l’université. Je n’ai pas eu de problèmes pour être accepté. Comme ma mère, qui venait d’un autre coin du pays, ne parlait pas avec l’accent de ma région de naissance, je n’avais pas de fort accent, mon origine ouvrière n’était pas très marquée. Et lorsque j’étais jeune, j’étais très intéressé par Shakespeare, la musique, le théâtre, toutes ces choses très étrangères à la petite ville ouvrière dans laquelle je vivais, qui me différenciaient des enfants de mon âge. Je ne suis pas entré à l’université en tant que fils de mineur, mais par intérêt pour toutes ces choses.
Etes-vous un fan de cinéma ?
J’aime bien certains films, oui (du bout des lèvres)? Mais je ne suis pas du style à lire des magazines, je ne trouve pas ça très intéressant (rires)? Personnellement, je préfère aller voir un match de football. Mais c’est idiot, on ne peut pas être béotien à propos du travail des autres. Je crois qu’il est bon de se tenir à l’écart. L’un des problèmes des écoles de cinéma, c’est que les gens en sortent la tête pleine de films d’autres gens. Plus votre relation avec le contenu de votre film est intime et moins vous vous référez aux films des autres, mieux c’est.
Le cinéma n’étant pas important dans la culture anglaise, qu’est-ce qui vous a attiré vers lui ?
Capturer des expériences, des vies, des relations, des images humaines fortes et puissantes. J’ai toujours trouvé les photographies de l’agence Still très évocatrices. Je crois que l’excitation originelle est venue de ces photos, autant que de films. Et comme j’ai commencé à la télévision, c’était une réaction contre les formes de spectacle très théâtrales qui étaient en vigueur à la télévision. Tout l’effort de notre groupe de cinéastes consistait à essayer de s’en éloigner, de descendre la caméra dans la rue, de la rapprocher de la vie. Je travaillais parallèlement aux informations, principalement sur des documentaires. Nous voulions être considérés avec le même sérieux que les informations, non pas dire qu’il y avait le monde réel d’un côté et l’art de l’autre. Nous voulions proclamer notre appartenance au monde réel.
Votre style documentaire très brut, est-ce un choix esthétique ? Ou bien est-ce pour vous une philosophie de faire les choses rapidement et pour peu cher ?
C’est en partie aimer un certain type d’images, un certain type de lumière, mais aussi essayer de trouver une technique qui permette qu’il se passe des choses devant la caméra. Je pense que c’est la prise qui doit être organisée au bénéfice de ce qui se passe devant, et non le contraire. Dans ce cas-là, vous pouvez parler d’authenticité, les personnages sont plus libres pour se comporter de façon spontanée. C’est donc un mélange de ce qui est agréable esthétiquement et d’une importance accordée à la spontanéité et à l’authenticité. Il était primordial pour le genre de films que j’ai réalisés de ne pas être trop chers, ça leur donne plus de liberté.
Est-ce un choix délibéré de ne pas engager d’acteurs célèbres, pour que les spectateurs s’identifient aux personnages ?
Oui, c’est le personnage et rien d’autre. Et les gens inexpérimentés sont prêts à prendre des risques, ils n’ont rien à perdre. Une star de cinéma a plus à perdre que moi : pourquoi m écouterait-elle ?
Les Smiths chantaient dans Panic Hang the DJ, because the music he constantly plays means nothing to me about my life.? Etait-ce ce que vous ressentiez lorsque vous avez commencé le cinéma, rejetant ce qui se passait ailleurs pour faire des films sur la vie des gens ?
La haine n’est pas une motivation, la colère en est une. Mais je voulais avant tout apprécier et célébrer les nombreuses qualités de ces gens.
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