En octobre 2018, le réalisateur tournait “Once upon a Time… in Hollywood”. Ce film nous plonge dans le monde cinématographique des années 1960, marquées par la fin des utopies.
La nuit tombe sur Burbank, porte d’entrée de la Valley, banlieue calme au nord de Los Angeles, qui héberge quelques grands studios (Warner et Disney, Universal pas bien loin) et d’autres, plus olé olé, qu’on nomme par euphémisme “adultes”. Davantage que de l’autre côté des collines, à Hollywood, c’est aujourd’hui là que réside véritablement l’industrie du cinéma américain.
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Juste avant le crépuscule, en ce jour d’octobre 2018, Quentin Tarantino tourne sur une large avenue des scènes en voiture pour son nouveau long métrage, le neuvième : Once Upon a Time… in Hollywood.
Look sixties et voitures vintage
La police municipale bloque les rues, mais une petite foule de badauds se tient derrière les cordons de sécurité, d’assez près pour observer la scène. Devant la devanture blanche du restaurant Chili John’s, un vieux bus est garé, avec sur son flanc une publicité pour la série télé The Invaders (l’originale, avec David Vincent). Des passants habillés style sixties se promènent sur les trottoirs.
Des voitures vintage passent. L’une d’elles attire particulièrement l’attention : une Cadillac beige montée sur une large remorque qui fait des allers-retours devant le restaurant où badine une jeune fille. Au volant, Brad Pitt. Sur le côté droit, une caméra le filme, de profil, à travers la fenêtre.
Et derrière la caméra, bien calés sur la remorque, on aperçoit la silhouette massive et le bandana de Tarantino, la tignasse et la barbe blanche de Robert Richardson (son chef op depuis Kill Bill), la veste XXL et les lunettes noires de William Paul Clark (son premier assistant depuis Pulp Fiction).
Un tournage sous le regard des badauds
Toute la famille est réunie. Dans le film, cette scène sera celle où Brad Pitt fait connaissance avec une hippie jouée par Margaret Qually, membre de la nettement moins sympathique Family de Charles Manson…
Contrairement à la plupart des tournages de cette ampleur, retranchés dans le secret des studios ou derrière de larges panneaux protecteurs, celui-ci est ouvert. Il est certes interdit de prendre des photos, mais le dispositif léger (quelques assistants plutôt impavides) ne permet pas vraiment d’empêcher les photos volées.
Internet regorge ainsi de paparazzades amateur, documentant chaque jour de tournage en extérieur – et il y en eut de nombreux durant les six mois qu’a duré cette production colossale. C’est que le maître n’a rien à cacher, au contraire : pour la première fois depuis Kill Bill, il tourne dans sa ville natale, un film sur le cinéma de surcroît, et il entend bien en faire une fête.
Rumeurs à gogo
Il y a longtemps, à vrai dire, que Los Angeles n’avait pas connu une telle effervescence pour un film. Depuis le début de l’été, la métropole californienne bruissait en effet de mille rumeurs sur ce projet ultra-ambitieux. On se tuyautait quotidiennement sur les lieux de tournage (c’est ainsi par l’entremise d’un fan que je me suis retrouvé là).
On essayait d’imaginer comment Tarantino allait s’y prendre pour raconter l’assassinat de Sharon Tate et ses convives, par trois suppôts cinglés du diable Manson
On devisait sur les courbettes hallucinantes consenties par tous les studios pour se payer la marque QT, perdue par Weinstein suite à la fameuse affaire (Sony aurait lâché 95 millions de dollars, 25 % des recettes et tout contrôle créatif au cinéaste, mais surtout, fait quasi unique dans les annales, la rétrocession des droits après dix ou vingt ans).
On commentait jusqu’à plus soif les choix de casting, égrenés au fur et à mesure pour le plus grand plaisir des exégètes (il y aurait un livre à écrire sur le sujet). On essayait enfin d’imaginer comment Tarantino allait s’y prendre pour raconter l’assassinat de Sharon Tate et ses convives, par trois suppôts cinglés du diable Manson, la nuit du 9 août 1969, dans la villa du 10050 Cielo Drive.
Pour l’amour du cinéma
Si l’on pouvait se douter que le réalisateur d’Inglourious Basterds et Django Unchained allait à nouveau tordre l’histoire, peu avaient anticipé la dimension profondément proustienne de ce récit : ranimer le souvenir vivace d’une madeleine, en l’occurrence une poignée de films, de visages et de néons qui ont marqué à jamais un enfant de 6 ans à Los Angeles en 1969.
“Les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus”, écrivait Marcel Proust, dans Le Temps retrouvé. Le paradis perdu, en l’occurrence, c’est le vieil Hollywood décadent, celui d’après l’âge d’or et d’avant la renaissance, cette décennie ingrate, qui pourtant constitue le cœur de la cinéphilie de Tarantino.
Ce moment de transition où les grands maîtres (Hawks, Ford, Hitchcock…) réalisaient leurs derniers films et où la place, pas encore prise par les jeunes loups du Nouvel Hollywood, est occupée tantôt par des productions kitsch à budget pharaonique (péplums, films catastrophe, comédies musicales), tantôt par des relectures pop et télévisuelles de genres canoniques (comme les westerns en série que tournent Rick Dalton/Leo DiCaprio et sa doublure Cliff Booth/Brad Pitt).
Un film qui capte le crépuscule d’une époque
Il n’y a pas qu’au cinéma que 1969 marque une transition : pour la culture hippie, c’est aussi un crépuscule. Rétrospectivement, la vague de meurtres perpétrés par la secte de Manson annonce le déclin de ce mode de vie.
Cet événement, qui plane tel un spectre sur Once Upon a Time… in Hollywood, bien que son “exécution” n’en occupera qu’une petite partie, signe symboliquement, en Amérique, la fin de l’innocence, du Flower Power et d’une certaine contre-culture, éclaboussée par le sang de Sharon Tate et des autres – à quoi s’ajoutera la même année, même si Tarantino n’en parle pas, l’assassinat d’un jeune spectateur noir par des Hell’s Angels durant le concert des Stones au festival d’Altamont. Le ver était dans le fruit.
Ce que filme ici Tarantino, c’est donc un monde qui court à sa perte, mais ne le sait pas encore. Il en a la puce à l’oreille (voir les scènes tordantes où DiCaprio se sait ringard et condamné à l’oubli), mais il se dit qu’après tout rien n’est jamais écrit.
Des thèmes très chers à Tarantino
Rien n’est écrit : c’est la grandeur morale de Tarantino que de prendre cette idée au sérieux, comme il l’avait fait précédemment avec Inglourious Basterds et Django. L’histoire n’est écrite que lorsqu’on la mire depuis le futur, jamais quand on s’y baigne au présent.
Tarantino aborde sa fiction en maïeuticien, désireux de faire accoucher l’histoire de ses plus beaux enfants
Once Upon a Time… in Hollywood se déploie ainsi dans un pur présent ; ou plutôt un passé ramené au présent, avec un compteur précis de jours, et même d’heures. Nulle courbure spatio-temporelle ici, nul bluff scénaristique ou structure rhizomatique, mais un récit linéaire et flegmatique, seulement troué d’une grosse ellipse (un voyage en Italie qu’on aurait aimé voir, et qui existera peut-être dans une version plus longue) et de quelques digressions opportunes.
Aussi, plutôt qu’en croque-mort cherchant à vérifier la rigidité du cadavre avant de s’en aller, la mine triste, vers sa prochaine dépouille, Tarantino aborde sa fiction en maïeuticien, désireux de faire accoucher l’histoire de ses plus beaux enfants. Ce n’est plus celle, majuscule, de la Seconde Guerre mondiale ou de l’esclavage, mais celles, bien plus petites, de sa ville, de son art et de son enfance, tressées délicatement dans une élégie trompeuse, en ce qu’elle se refuse à la mélancolie.
Pas de mélancolie
On peut préférer l’autre L.A. movie de QT, Jackie Brown, qui baignait, lui, dans la nostalgie ; on peut ne voir là qu’un geste immature, une incapacité à se confronter à la tragédie : imagine-t-on Antigone se retournant soudain vers Créon pour lui annoncer que, tout bien réfléchi, elle annule tout et laissera son frère sans sépulture ?
Mais au fond, pourquoi pas ? C’est peut-être ça, l’audace. Beaucoup s’en chargent déjà fort bien, de la tragédie et de la mélancolie, c’est même devenu la préoccupation première de l’Occident. L’ambition de Tarantino n’est pas moins noble : non pas accorder béatement la réalité à ses désirs puérils, mais accorder (au sens d’offrir) un peu de répit à des gens qui ont de toute façon déjà perdu.
Leur construire un écrin plutôt qu’un cercueil, sans pour autant se mentir sur leur destinée. Ils disparaîtront, c’est certain, mais pour l’heure, laissons-les jouir des derniers feux, aussi tendrement que possible.
Brad Pitt en loser magnifique
Tendre est l’épithète qui qualifie le mieux le regard de Tarantino sur ses personnages, les trois principaux du moins.
Rick Dalton, d’abord, starlette de télévision et de western B jouée par un Leonardo DiCaprio comme à son habitude fiévreux, à même de rendre toute la fragilité de celui qui se sait dépassé. Cow-boy de pacotille perdu sur un plateau, il a droit à quelques belles scènes richement dialoguées (notamment un duel verbal avec une gamine surdouée et une répétition de prises d’une incroyable virtuosité technique), qui pâtissent cependant de leur manque d’enjeu narratif.
Brad Pitt est celui des deux qui emporte le morceau ici. Cascadeur, factotum et âme damnée du premier, son Cliff Booth charme d’abord par l’intensité de son regard et par sa façon de se mouvoir, lente, nonchalante. Le peu de mélancolie du film, c’est lui qui la porte, lorsqu’il arpente Hollywood Boulevard et ses néons aujourd’hui disparus (que Tarantino fait clignoter dans une scène sublime).
Mélancolie mais aussi drôlerie (face à Bruce Lee), bonhomie (face au doux mépris de son patron), puissance (face aux filles de Manson, dans un pastiche de western) et ambiguïté (face aux accusations de féminicide). C’est un personnage follement complexe et retors, loser magnifique qui incarne à lui seul les contradictions de son créateur.
Sharon Tate, sublimement ressuscitée
Enfin, Margot Robbie, qui interprète Sharon Tate, est le point de capiton du film, la fleur de son secret. Elle n’a qu’une grande scène, mais quelle scène !
Tarantino la filme, solaire et extatique, dans le Fox Village Theatre de Westwood, l’un des plus beaux cinémas de la ville, ses pieds nus posés sur le siège devant elle (son petit kink à lui), se mirant dans le tout dernier film de Sharon Tate (Matt Helm règle son compte, une comédie d’espionnage mineure de Phil Karlson, avec Dean Martin).
Elle se voit sur l’écran (ou plutôt son double réel, ce qui est beaucoup plus troublant qu’une recréation), elle rit, regarde les autres spectateurs rire (peut-être que parmi eux se trouve un petit Quentin, 6 ans), et l’on comprend la raison d’être de toute cette fiction : faire que ce moment dure éternellement
Coolitude
Si Once Upon a Time in America, le grand récit proustien du maître de Tarantino, Sergio Leone, carburait à l’opium et au ressouvenir, cet “Il était une fois” se shoote plutôt au cannabis : drogue par excellence de la coolitude et du temps qui coule. Il s’agit ici de faire durer le plaisir avant la fin inéluctable, de retarder au maximum la chute du paradis.
Tarantino, qui a toujours fonctionné selon ce principe d’écriture, le pousse ici à son paroxysme, non plus à l’échelle d’une scène mais de tout un film, et rejoint ainsi Inherent Vice de Paul Thomas Anderson, Mektoub, My Love d’Abdellatif Kechiche ou Everybody Wants Some !! de Richard Linklater dans leur tentative de capter une pointe temporelle dans sa brièveté infinie – sa singularité.
Reste que, à la fin, c’est une autre drogue que prend Brad Pitt : du LSD. Et l’ultime séquence qui en découle, tout en étant jouissive, laisse un drôle de goût en bouche. On y retrouve l’éternel paradoxe de la violence chez Tarantino : elle est inévitable (en cela, il demeure un pessimiste), elle est délectable, mais elle vient aussi gâcher le plaisir (la palabre qui s’étire) en le concluant – comme un orgasme conclut le sexe.
Il y a quelque chose d’un peu trop goguenard dans cet ultime geste, Tarantino ne pouvant s’empêcher d’en rajouter dans la grosse gouaille qui tache, alors qu’il avait partie gagnée la minute d’avant. Plutôt que de tenir l’ambiguïté quant à ce soi-disant âge de l’innocence dont il est trop intelligent pour en ignorer les failles, il penche du côté de la restauration pure et simple.
Et si le post-coït est ici particulièrement émouvant (une discussion devant une grille qui résonne comme un rêve d’enfant), il aurait été encore plus fort lesté d’une perte – quoi de plus beau qu’un enfant acceptant de se séparer de ses jouets ?
Once upon a Time… in Hollywood de Quentin Tarantino, avec Leonardo DiCaprio, Brad Pitt, Margot Robbie, Emile Hirsch, Dakota Fanning (E.-U., 2019, 2 h 45)
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