Quelques jours après sa sortie, le dernier Tarantino déclenche une réévaluation majeure du cinéaste, entre désamours et théories cinéphiles.
Que se dit Quentin Tarantino ces dernières semaines lorsque, une fois seul, et ruminant bien humainement, il se pose la question la plus universelle qui soit : est-il aimé ? C’est qu’elle n’a jamais été aussi épineuse depuis la sortie, le 26 juillet en Amérique du Nord et le 14 août un peu partout ailleurs, de Once upon a time… in Hollywood, avant-dernier film annoncé d’une œuvre (il a encore confirmé récemment son souhait de la limiter à dix films, et en est donc à neuf en comptant les deux Kill Bill comme un seul titre), à laquelle il reste donc un créneau vacant, mais dont semble pourtant déjà venu le temps du bilan.
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S’il veut se faire du bien, il n’écoute que les chiffres : à l’argus des recettes et des tickets vendus, QT n’a jamais été aussi plébiscité. Aux États-Unis, il réalise le meilleur démarrage de sa carrière, avec un chèque de 40,4 millions encaissé dès son premier week-end d’exploitation. En France, ses 1 132 000 spectateurs lui offrent aussi la tête pour une première semaine – dans un pays hautement symbolique, pour lui qui y a inscrit tant sa légende cannoise (la Palme de Pulp Fiction, la présidence du jury 2004) que sa légitimité critique.
Or voilà, déjà un endroit où le bât blesse : Tarantino a perdu le soutien de plumes historiquement acquises à ses films, comme celle de Michel Ciment, “profondément déçu” à Cannes – un divorce dont le réalisateur aurait tout aussi profondément pris ombrage. Au Masque et la plume, le film s’est mangé dimanche dernier une impressionnante volée de bois vert, poussée rétroactivement jusqu’à une remise en question des principes même de l’œuvre tarantinienne – Xavier Leherpeur ne “sauve aucun” de ses “copier-coller” et dégomme ce “génie surestimé”.
« Frère d’âme de Trump »
Le désaveu frenchie se connecte, bien sûr, à un désaveu américain qui frappe depuis déjà deux ans le cinéaste, à l’aune de l’affaire Weinstein (producteur de tous ses films pré-Once upon a time, timidement désavoué par son poulain) et de révélations éclaboussant certains de ses tournages (Uma Thurman rapportait en 2018 au New York Times le calvaire que fut pour elle Kill Bill, accusant le cinéaste d’exigences dangereuses et de comportements dégradants). Il se cristallise brutalement sur ce neuvième film aux accents burnés, qui selon l’éminent Jonathan Rosenbaum, par exemple, fait de Tarantino le “frère d’âme de Trump”.
Pour la sphère féministe, le verdict est sans appel : Once upon a time, entre blagues sur le féminicide et provocations de casting (la participation fort contestée d’Emile Hirsch, qui a plaidé coupable de l’agression d’une actrice en 2015), bétonne le statut d’épouvantail viriliste du cinéaste, par exemple soutenu – pour n’en citer qu’un et rester francophone – par une chronique généreusement partagée de Camille Wernaers pour la RTBF (« Tarantino ou le triomphe du mâle alpha »).
Intellos à la rescousse
Il flotte donc une forte odeur de soufre, répandue presque partout et difficilement camouflée par le succès public. En France où le désaveu de QT n’est certes pas au même point de rupture qu’outre-Atlantique, quelque chose semble néanmoins sur le point de céder, comme chez les Cahiers du cinéma qui n’y vont pas de main morte, dans un pamphlet intitulé Schnockllywood (lol). Aux Inrocks même, la décision de défendre clairement le film n’a pas fait l’économie d’un certain nombre de dissensions dans l’équipe, comme l’atteste le tableau d’étoiles cannoises. On imagine volontiers un processus similaire, au vu des conversations entendues et étoiles consultées, aboutir au florissant ensemble consacré au film par Libération, avec pas moins de trois signatures et angles critiques différents.Pourtant en même temps, et bien qu’on imagine difficilement l’ancien roi d’Hollywood consulter telles lectures, une cinéphilie plus pointue semble plus que jamais s’être emparée du cinéaste lâché par la cinéphilie pop. On pense aux places-fortes de la critique contemporaine à tendance cérébrale : Critikat salue l’adieu au “principe d’efficacité” tarantinien et la “vaste opération de synthèse” qui en découle ; Carbone en fait un Sunset Boulevard pour notre temps.
On pense encore plus généralement à la surenchère de théories alimentant quotidiennement et depuis trois semaines les espaces numériques de la cinéphilie 2010’s : Facebook ne désemplit plus de ces textes faisant du film une forêt de signes, de motifs résonants, d’appels du pied à la théorie. Les barons refont surface (un ancien rédacteur en chef des Cahiers tweete un appel à éditeurs pour une théorie censée casser le game à propos du cinéaste, l’intendant du Nouvel Hollywood arbitre le débat au moment où l’on commençait à peine à le voir refroidir), tandis que quelques belles idées s’aventurent, comme cette danse entre le film et le Mulholland Drive de Lynch.
Difficile de ne pas y voir une cohérence avec la douche relativement froide des retours publics : sur Allociné, le film réalise la pire note spectateurs de toute l’œuvre de Tarantino (3,5 étoiles, ce qui reste évidemment décent). Chez les déçus, les piques les plus récurrentes déplorent un film “trop long” quand il n’est pas “soporifique”, y compris chez des fans qui “attendai [ent] ce film comme le Messie”.
What next ?
Faut-il y voir le présage d’un mauvais bouche-à-oreille qui verra les œuvres courtement détrônées au démarrage (de deux millions aux États-Unis pour Inglourious Basterds, d’à peine 5000 entrées en France pour Django Unchained) récupérer leur première place sur le long-terme de l’exploitation ? Encore trop tôt pour le dire, mais toujours est-il que le statut de QT semble aujourd’hui radicalement reparamétré, sur tous les radars qui soient.
L’auteur le plus starifié du monde, emblème de la cinéphilie pop au tournant du siècle, s’est métamorphosé en pomme de discorde : rasoir pour ceux qui le trouvaient jouissif, ultramoderne pour ceux qui le trouvaient convenu, réac pour d’autres qui l’auraient rangé autrefois à la pointe de l’empowerment féminin (Jackie Brown, Kill Bill…). Mais en tout cas pour tous, plus attendu, plus inévitable, et aussi plus ambigu, plus complexe que jamais. Est-ce là ce qu’il se dit, lorsqu’il se retrouve seul ? Il ne lui reste qu’un dixième film pour y répondre.
Lire la critique des Inrocks de Once upon a time… in Hollywood
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