Rencontre avec l’insaisissable Leos Carax à la villa Médicis.
Il y avait dans Boy Meets Girl (1984), le premier long métrage de Leos Carax, une idée magnifique (parmi de nombreuses autres) propre à faire chavirer tous les cœurs adolescents de l’époque. Le héros, Alex (Denis Lavant), avait affiché un plan de Paris dans lequel il avait associé à un lieu toutes ses premières fois : telle croix désignait la première fois où il a dit “Je t’aime”, telle autre la première fois où il a projeté de tuer quelqu’un…
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Moi, c’est une carte du monde que je pourrais constituer dans ma tête, marquée d’une croix à tous les endroits où j’ai pu voir, ou apercevoir, Leos Carax. À New-York au hasard d’une rue, alors que j’accompagnais le photographe des Inrocks qui shootait Agnès Varda (la réalisatrice l’a pris alors dans ses bras et l’a obligé de tout son charme autoritaire à poser aussi) ; au Japon, à l’époque de son court métrage dans Tokyo ; à Paris souvent, avec pour seul compagnon son chien, dans un café près du métro Pyrénées, ou une autre fois passant en visiteur sur un tournage de Claire Denis, où je faisais un reportage, ou encore plus récemment au cinéma La Clef, où il présentait Une chambre en ville de Jacques Demy, en soutien au combat du collectif cinéphile menacé d’évacuation.
La présence médiatique de Carax est si rare, son œuvre si peu profuse, et sa personne tellement nimbée d’un halo mythologique, que cela constitue toujours un fait un peu marquant. Tiens, Leos Carax. On est pris alors de l’irrésistible envie de l’épier ou de le suivre.
Rencontre à la villa Médicis
Je pourrais désormais ajouter Rome dans le planisphère rêvé des lieux où j’ai vu de loin Leos Carax. De loin seulement, puisqu’à chaque fois que nos routes se croisent dans des phalanstères cinéphiles, je fais une demande d’interview et il la refuse (comme la plupart des demandes d’interviews pour la presse – aux Inrocks néanmoins nous avons eu la chance l’interviewer deux fois en trente-cinq ans, soit nettement plus que la plupart des médias nationaux).
“Oui, faire un film, c’est une tentative de s’affranchir de la gravité, de s’élever”
Si Carax accorde peu d’interviews, il accepte parfois les rencontres avec le public. C’était le cas le week-end dernier au Festival de la villa Médicis. Pour sa troisième édition (dont nous parlerons plus en détail dans un prochain post), la manifestation avait organisé une projection en plein air, dans le piazzale de la villa, de la copie restaurée de Mauvais sang, théoriquement présentée par lui – mais il renonça à monter sur scène. Le lendemain cependant, Carax honorait la proposition connexe qui lui avait été faite, celle d’une master class donc, animée par la programmatrice du festival Lili Hinstin.
“Pensez-vous que faire un film, c’est à chaque fois sauter dans le vide ?” lui demande d’emblée son interlocutrice après avoir ouvert la conférence par un sublime extrait de Mauvais sang : l’étreinte en parachute d’une Juliette Binoche évanouie et d’un Denis Lavant possédé. “Oui, faire un film, c’est une tentative de s’affranchir de la gravité, de s’élever” dit le cinéaste, qui, plus que tout autre, a filmé des scènes de courses, de danses, de sauts, de chutes et plus globalement la lutte de la pesanteur et de la grâce, avec pour champ de bataille tous les états du corps humain. “Et puis, ajoute-t-il, faire un film, c’est toujours aussi un coup de bluff. On promet des choses qu’on n’est jamais sûr de savoir faire. Un metteur en scène, en fait, c’est quelqu’un qui ne sait rien faire. Il ne sait ni monter, ni éclairer, ni jouer, ni filmer… Mais il doit faire croire à tous les chefs de poste qu’il a un savoir sur tout. C’est vraiment du bluff. Alors oui, il faut trouver l’élan pour se jeter en avant, pour sauter dans le vide.”
Muses et incarnations
De son interprète Denis Lavant, Carax dit qu’il fait partie “des trois ou quatre personnes sans qui je n’aurais pas pu faire de cinéma”. Ils se rencontrent lorsque tous deux ont à peine franchi la vingtaine. Carax élit le comédien pour interpréter ses doubles fictionnels dès son premier long, Boy Meets Girl.
“Mais dans Boy Meets Girl, dit-il, je trouvais que j’avais filmé Denis de façon trop statique. Pour les suivants, j’ai tenu à mieux utiliser ses grandes capacités physiques. Je voulais le voir courir, danser, voler presque. Denis et moi faisons la même taille, avons le même âge. D’une certaine façon, je me suis vu en lui. Mais quand nous nous sommes rencontrés, je n’avais aucune idée de comment on parlait à un acteur. Lui-même ne l’était pas encore. D’ailleurs, je ne sais toujours pas diriger un acteur. Je ne sais pas ce que ça veut dire. Pour le théâtre, j’en serais incapable. Je n’arrive à travailler avec un acteur que parce qu’entre nous, il y a une caméra.”
Il développe ensuite sur l’étrangeté d’une pulsion, celle de vouloir filmer une personne. “C’est vraiment une envie étrange. Souvent, on ne comprend pas très bien ce qui la provoque. Pourquoi a-t-on envie de filmer quelqu’un ? Quelque soit son âge, quelque soit son genre… Il n’y a finalement pas tellement de gens qu’on a envie de filmer dans une vie. J’ai eu la chance d’en rencontrer quelques-uns. Je n’ai jamais écrit sans savoir pour qui. C’est quelque chose qui, pour moi, vient en amont de tout : l’envie d’écrire en pensant quelqu’un, l’envie de le ou la filmer.”
Créateur-création : un rapport poreux
Lili Hinstin l’interroge alors sur le motif de la muse qui semble structurer son cinéma, probablement hérité de quelques binômes mythiques de l’histoire du cinéma (Godard/Karina en tête). “Quand j’avais 20 ans, cela faisait partie des mythologies qui me constituaient. Je n’avais pas vécu grand-chose. Je pensais qu’entre une fille et moi ça ne pouvait marcher que si il y avait une caméra. Boy Meets Girl est le titre de mon premier film. Mais il aurait tout aussi bien pu être celui des trois premiers. C’est ce qui m’importait à filmer. C’était le fait majeur de ma vie et ce à quoi me donnait accès le cinéma. Aujourd’hui, je suis complètement revenu de cette mythologie de la muse. La construction marche dans les deux sens. Et Juliette Binoche m’a peut-être plus formé que je ne l’ai formée.”
Parmi les “trois ou quatre personnes sans qui il n’aurait jamais fait de cinéma”, il cite aussi le chef-opérateur de ses trois premiers films, Jean-Yves Escoffier, disparu en 2003 (et qui après sa collaboration avec Carax a beaucoup travaillé aux États-Unis, notamment sur Gummo d’Harmony Korine ou Will Hunting de Gus Van Sant). “Je ne sais vraiment pas ce qui serait passé si je ne l’avais pas rencontré. Il a rendu beaucoup de choses possibles. La plus importante est qu’au cinéma je me sente chez moi. C’est le fait essentiel. Un réalisateur, comme je le disais, c’est quelqu’un qui ne sait rien faire. Mais l’important est que le cinéma devienne chez lui. Je ne parle pas du fait de se sentir à l’aise sur un plateau. Je parle de façon plus large du cinéma. C’est comme un paysage. Ça procure le sentiment un peu rêvé d’être à sa place.”
Après une heure de dialogue et quelques questions du public (dont celle, un peu chauvine, de savoir si il aime l’Italie et aimerait y filmer – réponse : “Je ne connais rien au Japon et j’y ai filmé. On devrait pouvoir filmer partout”), Leos Carax s’évanouit encore. On le recroisera pourtant encore une fois le lendemain, à une fête romaine sur une terrasse, toujours un peu fantomatique. On attend surtout son nouveau film, tourné ces derniers mois avec Denis Lavant, dont on dit qu’il serait un autoportrait, mais qui bien sûr s’intitule C’est pas moi.
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