Pour l’ampleur de son uvre, la cohérence de ses sujets et une méthode rigoureuse sans interviews et sans commentaires, Frederick Wiseman est considéré comme le plus grand documentariste américain. Pourtant, bien loin d’un corpus dogmatique, son cinéma apparaît comme une grande uvre narrative, captivante par son art de raconter à la fois l’histoire de l’Amérique contemporaine et les bribes d’histoires de centaines d’anonymes.
Est-ce votre activité de professeur de droit qui vous a amené à filmer les institutions américaines ?
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Tout le monde pense que mes films sont le reflet de mon intérêt pour le droit, mais ce n’est pas du tout le cas. Ça m’a beaucoup aidé parce que les gens sont intimidés : ils croient que je suis avocat et que je suis très sage sur toutes ces questions. Je ne suis pas sage du tout mais si je ne dis rien, ils pensent que je suis calé.
Lorsque vous réalisez en 1967 votre premier film, Titicut follies, vous avez 37 ans. Que faisiez-vous avant ?
C’est par hasard que j’ai enseigné le droit : lorsque je suis revenu de France, je ne pouvais pas trouver d’autre travail. J’avais déjà quitté l’enseignement depuis deux ans lorsque j’ai commencé Titicut follies. Avant, j’étais dans l’armée américaine parce que c’était obligatoire juste après la guerre de Corée, avant celle du Vietnam. Je me sentais proche des gens qui refusaient d’aller à la guerre, mais je ne sais pas si j’aurais eu leur courage. Après l’armée, j’ai habité Paris pendant deux ans, à la fin des années 50. J’étais inscrit en droit mais je suis allé souvent au cinéma et j’ai tourné beaucoup de films en 8 mm à cette époque, notamment un sur les magasins de la rue des Martyrs. Je détestais le droit et je préférais lire des romans que d’aller en classe. J’ai choisi la fac de droit parce qu’à 21 ans, je ne savais pas quoi faire et que je viens d’une bonne famille bourgeoise, où il faut avoir une profession.
Qu’est-ce qui vous a poussé à passer à l’acte avec Titicut follies ?
Lorsque j’étais enseignant, j’ai emmené les étudiants en visite dans plusieurs endroits : des maisons de fous, des procès, etc. Un de ces endroits fut Bridgewater, la prison pour fous de Titicut follies. Lorsque j’ai quitté l’université afin de faire un film documentaire, j’ai pensé que Bridgewater pouvait être un bon sujet. J’étais un peu ami avec le chef, qui a tout de suite accepté que je tourne parce qu’il ne recevait pas assez d’argent de l’Etat il espérait que le film l’aiderait à en recevoir davantage. Après, il m’a fallu dix-huit mois pour obtenir les autorisations de ses supérieurs. J’ai tourné vingt-neuf jours étalés sur trois mois. Lorsque tous ces gens ont vu le film, ils l’ont beaucoup aimé. Mais ensuite, il est passé au New York Film Festival et certains journalistes en ont profité pour faire une critique très dure de l’Etat du Massachusetts. Et c’est à cause de ces articles que les hommes politiques ont commencé à avoir peur du film. Tout le procès contre le film est venu de questions politiques.
Qui a financé ce film ?
Quelques amis m’ont prêté de l’argent mais l’essentiel a été payé à crédit, une grande méthode américaine. Payer le labo m’a demandé sept ans.
Vous avez produit un premier film de Shirley Clarke…
Son troisième, Cool world. C’était mon premier essai dans le « vrai » cinéma et c’est suite à cette expérience que j’ai décidé de faire des films moi-même.
Préparez-vous vos films en allant sur les lieux du tournage sans caméra, en essayant de vous faire accepter, en vous documentant ?
Jamais, parce que je ne veux pas être là à regarder simplement les choses. Il peut se passer quelque chose de très intéressant et je serais trop triste de ne pas pouvoir le filmer. En plus, ça ne sert à rien de se déplacer sans filmer car il n’y a aucune répétition des événements chaque jour on mange, mais pas exactement de la même façon. Pour Titicut follies comme pour mes autres films, il est important d’avoir le sens de la vie quotidienne et le sens de l’endroit. Et on peut comprendre ça en deux jours. En ce qui concerne la documentation, il n’y a en général aucune chose qui ait été écrite sur l’endroit où je vais tourner, mais souvent j’essaie de trouver un roman ou une pièce qui traite du même sujet. J’ai beaucoup de difficultés avec les écrits des sociologues parce que je n’aime pas leur langue.
Comment faites-vous pour que les gens que vous filmez ne soient pas gênés par votre présence ? Essayez-vous de vous rendre familier aux gens de sorte que vous fassiez partie des meubles ?
Ça n’est pas nécessaire. Les gens ne me voient jamais avant le tournage. Je n’ai aucune explication pour ça. Ce n’est pas un comportement particulièrement américain puisque lorsque j’ai tourné à la Comédie-Française, c’était pareil.
Vous utilisez des zooms. Est-ce pour être loin de ceux que vous filmez, pour diminuer votre part d’intervention ?
Je ne suis jamais à plus de 4 ou 5 m et très souvent encore plus près.
Est-ce qu’il vous arrive de poser des questions, d’essayer de provoquer des situations ?
Jamais. C’est très important pour moi de dire aux gens qui s’intéressent à mes films qu’il n’y a aucune provocation, aucune mise en scène. Il est absolument nécessaire de tourner beaucoup de bobines et surtout, lorsque l’on décide de tourner en plan-séquence, de ne jamais s’arrêter. Car on ne sait jamais ce qui va faire événement et si l’on commence à s’arrêter de tourner pour reprendre après, on est sûr de rater l’essentiel.
Vous ne cherchez pas à accentuer l’aspect documentaire de vos films. Au contraire, vous les tirez vers un découpage classique.
Je crois que les films documentaires sont aussi des films dramatiques : il doit y avoir une structure, une histoire, même si l’histoire est un peu abstraite de temps en temps. Je sais qu’il y a des documentaristes qui pensent que le cinéma a tellement de pouvoir qu’il faut montrer aux gens le faux dans le film. Mais, documentaire ou fiction, un film est un film : c’est toujours un mensonge, tous les films sont des mensonges dans le bon sens parce que c’est une sélection, c’est très subjectif.
Dans Hospital (1970), il y a une scène étrange où un vieil homme a honte de parler de sa maladie à la femme médecin et pleure ; il ne semble pas se rendre compte que ce qu’il dit au médecin, il le dit aussi à la caméra.
Oui, c’est incroyable. C’est un exemple extrême mais c’est toujours comme ça. Et nous, on est à deux mètres en train de filmer. Si les gens me trouvent indésirable, je pars, c’est tout simple. Heureusement, ce n’est presque jamais le cas.
Vous n’êtes pas gêné par ce à quoi vous assistez, vous arrivez à conserver une certaine froideur ?
Ce n’est pas une question de froideur, je suis là pour faire un film. Si les gens n’ont pas d’objection, je les filme. Je ne suis pas médecin, ni gendarme, mon but est de tourner le meilleur film possible. Naturellement, on est affecté par ce qu’on voit, mais on pense à bien faire. Au moment de Near death (1989), j’étais dans la chambre quand une dame est morte j’avais déjà vu des gens mourir, mais quand même, c’est très dur. Mais on est là pour tourner.
Acceptez-vous parfois une censure autre que celle des gens que vous filmez ? Vous ne vous dites jamais « Là c’est trop, il faut que je parte » ?
Une ou deux fois, il m’est arrivé d’arrêter de tourner. Pendant Hospital, un homme complètement brûlé a été amené aux urgences, il était employé dans le métro et avait marché sur un câble. Il était en train de mourir mais ne sentait rien, toute sa famille était autour de lui et j’ai pensé que c’était trop : j’ai arrêté. Mais c’est probablement une erreur du point de vue du film. Ils acceptaient ma présence. Et au montage, c’est la logique du film qui m’amène à garder ou à rejeter certaines séquences. Mais je suis le logicien.
Est-ce que vous essayez de rendre vos films bouleversants ou, au contraire, les amenez-vous vers une certaine impassibilité ?
C’est une question de construction dramatique : je ne commence pas Hospital par les scènes les plus dures, mais j’y amène le spectateur. Et puis le film a besoin de moments de calme, de silence, pour contrer les moments tristes, comiques ou tragiques. C’est un travail qui m’intéresse beaucoup : comparer le travail dramatique dans un film par rapport à un roman ou une pièce.
Vous ne respectez jamais dans votre montage l’ordre de tournage ?
Je respecte toujours l’ordre des événements dans une séquence, non pas par objectivité mais par honnêteté. Mais l’ordre de ces séquences n’a rien à voir avec l’ordre de tournage : je peux mettre au début du film ce que j’ai tourné le dernier jour c’est une question d’ordre dramatique. Il faut rester fidèle à l’esprit de la situation originale.
Comment expliquez-vous ce réflexe qui consiste à accepter la fabrication dans un film de fiction et à la refuser dans un film dit documentaire ?
C’est la même attitude qui a fait naître cette horrible expression française « cinéma-vérité », alors qu’on devrait dire « cinéma fausse-vérité ». Une personne ne regarde pas les événements de la même façon qu’une caméra, un objectif n’est pas un œil et la vie ne passe pas sur l’écran de la même façon. Mes films sont vrais en ce sens que rien n’est écrit ou prévu, mais la façon dont on regarde quand on filme est très différente de celle dont on regarde dans la vie et surtout, l’ordre est complètement différent, c’est un ordre fictionnel.
Lorsque vous avez commencé Titicut follies, saviez-vous déjà que vous ne tourneriez que des documentaires, et uniquement sur les institutions américaines ?
Oui, c’est ça qui m’intéressait. En tournant Titicut, je me suis dit que ce serait intéressant de faire la même chose dans d’autres endroits et c’est ainsi que m’est venue l’idée de tourner plusieurs films sur les institutions américaines. Si on peut tourner dans une prison pour les fous, on peut faire de même dans une école publique. Ça n’a pas été sans problèmes. Titicut est passé pendant six semaines puis s’est arrêté à cause du procès. Le verdict disait que le film pouvait être montré à un public de spécialistes, des étudiants en droit ou des juristes, dans des conditions très strictes. A chaque projection, je devais signer un papier certifiant que le public n’était constitué que de spécialistes. Ça a duré jusqu’en 91, où j’ai gagné le procès au nom du premier amendement de la Constitution sur la liberté d’expression.
Comment avez-vous pu produire High school (1993) juste après, malgré tous ces problèmes ?
Une fondation m’a donné une bourse pour High school. Il n’y a presque pas d’aides publiques aux Etats-Unis, mais beaucoup de fondations privées qui, pour des raisons fiscales, font du mécénat. Je crois que le budget culture de la ville de Lyon est équivalent à celui de tous les Etats-Unis. La télévision publique m’a aussi donné de l’argent, dès mon troisième film. C’est très difficile de trouver de l’argent pour le cinéma documentaire et l’apport de la télévision ne représente que 20 % du budget du film. Cependant, ça permet à mes films de passer sur 350 stations publiques et d’être vus par un public important. Je préférerais qu’ils soient projetés, mais je m’accommode de la télévision parce qu’en Amérique, c’est le seul moyen de montrer mes films.
Est-ce que vous côtoyez les autres cinéastes indépendants américains ?
Tout le monde se connaît mais on ne travaille jamais ensemble car, en fait, tout le monde se déteste, est jaloux de l’argent de l’autre.
Y a-t-il une intention critique vis-à-vis de l’Amérique dans votre uvre ?
Pas seulement, car il faut aussi montrer les bonnes choses. Mes premiers films étaient fortement critiques. Titicut follies critique le bâtiment, la vétusté des lieux, les médecins mais pas forcément les gardiens, car c’est la complexité des événements qui m’intéresse. Si on veut comprendre un événement, il faut l’appréhender dans sa complexité. Je crois que depuis Law and order (1969), je suis moins naïf. Après les émeutes dans les rues de Chicago, en 1968, il était très clair pour tout le monde que les policiers étaient des cochons, particulièrement pour les gens qui n’ont aucune expérience de la police. Mais quand je suis allé à Kansas City pour ce film sur la police, on comprenait au bout de vingt secondes passées dans leur voiture ce qui fait la nécessité de la police et que les gendarmes sont avant tout des ramasseurs de poubelle. Ce n’est pas une pensée très profonde, mais à cette époque, c’était tout à fait contre l’idéologie dominante. Le film montre les gendarmes faire des choses épouvantables, comme tuer, mais aussi des choses utiles et honnêtes. Il faut montrer les deux aspects.
Etes-vous engagé politiquement ?
J’ai des convictions, je vote, mais je ne suis pas militant. Il y a un discours politique dans mes films mais qui ne correspond pas aux discours des partis. C’est un discours plus anarchique qu’idéologique. C’est parce que je déteste le didactisme que je ne fais pas d’interviews ou de commentaires dans mes films. Il y a un point de vue, mais je l’exprime d’une façon indirecte, par les structures dramatiques. La complexité, on ne fait jamais que la suggérer, même dans un film de six heures. Mais c’est ce que j’essaie de faire. J’essaie, lorsque je tourne, d’être le plus ouvert possible à ce qui arrive et ensuite, lorsque je monte, je peux réfléchir à ce que j’ai vu. De cette façon, le film est une réponse à l’expérience du film. Je ne veux pas imposer les idées que j’avais en commençant le film car avant le tournage, je ne connais presque rien au sujet. Je suis ouvert pendant le tournage mais pas pendant le montage, parce qu’il faut sélectionner.
Vous dites être ouvert mais vos films prennent toujours pour cadre des lieux clos et vous n’essayez jamais d’en sortir.
Le lieu clos a la même fonction que les lignes sur un court de tennis. Lorsqu’on reste dans un même endroit, on est vraiment dans le bain et c’est alors qu’on commence à comprendre les connexions entre les différents éléments qui font cet endroit. On a plus de possibilités de rendre compte de la complexité en se concentrant sur un seul endroit.
Peut-on dire que vous faites effectivement un travail de metteur en scène mais avec des paramètres en moins, le choix des acteurs ou des décors.
Oui, car la vraie mise en scène est dans le montage. Je n’ai aucune idée de structure avant le tournage, il est fréquent que je change d’avis lorsque je monte et que je cherche comment agencer une séquence avec une autre. C’est l’envers d’un film de fiction parce que pour une fiction, le travail commence au scénario. Pour le documentaire, il n’y a aucun scénario, on accumule beaucoup d’événements et on trouve le film pendant le montage.
Avez-vous été marqué par le travail de certains cinéastes ?
J’ai commencé en 66 ; avant, il y avait Leacock, les Maysles, Pennebaker qui n’ont pas tourné exactement le même genre de films que moi, mais selon la même technique. J’ai vu des possibilités dans leur travail, notamment cette idée de travailler avec une petite caméra et un magnétophone, avec une lumière naturelle et en suivant les gens.
Vos films ont une identité visuelle très reconnaissable. A ce titre, on peut dire que la méthode est aussi un style.
Oui, mais le style change en fonction du sujet. Dans Zoo, il y a environ deux mille coupes parce qu’il n’y a pas de longues séquences où les gens parlent les animaux ne parlent pas bien l’anglais. Un film comme Welfare (1975), très dépendant des mots, connaîtra des plans beaucoup plus longs.
Il est étrange que vous n’ayez jamais fait de films sur des institutions politiques : un parti, un ministère, le Congrès, etc.
Pas encore, mais c’est très difficile : si je veux tourner un film sur une campagne politique, je ne peux rien faire à moins que l’on me donne la permission d’être avec eux dans les hôtels très tard le soir. Car c’est le contraste entre représentations publiques et débats privés qui est intéressant. Et j’ai peur, si je filme la permanence d’un parti ou un cabinet d’avocats, ou le Congrès, d’être trop dépendant des mots. C’est trop technique, les débats sont trop compliqués. Ou alors il faut faire un film dada sur la politique, mais c’est trop facile et moins intéressant.
Comment choisissez-vous les sujets de vos films ?
J’ai toujours une petite liste dans ma tête… Je fais des films sur la vie institutionnelle parce que ça donne une trace de la vie quotidienne américaine, pour que l’ensemble soit un document sur la façon dont nous vivons à notre époque. En ce moment, je monte un film sur les HLM à Chicago. J’ai déjà fait un film de fiction, Seraphita’s diary, et mis en scène trois ou quatre pièces de théâtre. J’aimerais faire un autre film de fiction d’après un roman de Vassily Grossman, Vie et destin.
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