On connaît la chanson parle du mensonge des apparences, de l’usure des sentiments, de la dépression qui rôde et de la France d’aujourd’hui. Mais avec élégance : sa mélancolie est enrobée dans la légèreté d’une comédie. Le début en fausse piste d’On connaît la chanson est gonflé, surprenant, inattendu, tout sauf anodin. Passé un premier […]
On connaît la chanson parle du mensonge des apparences, de l’usure des sentiments, de la dépression qui rôde et de la France d’aujourd’hui. Mais avec élégance : sa mélancolie est enrobée dans la légèreté d’une comédie.
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Le début en fausse piste d’On connaît la chanson est gonflé, surprenant, inattendu, tout sauf anodin. Passé un premier clin d’oeil pendant le générique, on est devant un fondu au noir, puis une ouverture à l’iris sur une croix gammée : celle du drapeau nazi dressé devant le siège de la Kommandantur dans le Paris des années 40. Hein ?! On est venu voir ce qu’on croyait être une comédie « chantée » contemporaine d’Alain Resnais avec Azéma, Arditi, Bacri, Jaoui, Dussollier & co, et on se retrouve dans le bureau de von Choltitz, avec Hitler au téléphone qui ordonne en hurlant de raser Paris ! Que fait-on ici, pense-t-on, est-on sûr d’être dans le bon film ? Resnais enchaîne ensuite avec un gag kolossal qui pose le principe narratif du film. Finalement, ouf, Paris ne sera pas détruit : la capitale sera toujours là en 97, prête à servir de décor, de fond pictural et de terrain de jeux au nouveau film de Resnais : On connaît la chanson peut vraiment commencer.
Mais avant, on s’arrêtera quelques minutes sur ce départ en fausse piste, premier leurre d’un film bâti avec et sur les apparences. Clin d’oeil humoristique de l’auteur de Nuit et brouillard à l’enfance de son oeuvre lourde d’enjeux ? Peut-être. Mais aussi façon élégante et détournée de signifier que ce passé est toujours présent dans l’inconscient intime ou collectif. Alain Resnais est ce cinéaste qui propose aujourd’hui un film sur la comédie de la vie et les désordres amoureux, un divertissement grave-léger à base de comédie américaine, de théâtre de boulevard, de bande dessinée et de chansons de variétés ; mais c’est aussi un artiste de l’immédiat après-guerre et, à ce titre, indéfectiblement marqué par l’expérience de la guerre et de la découverte des camps. Et quoique On connaît la chanson semble à des années-lumière de cette expérience-là, son début sonne comme ce rappel : Auschwitz traîne toujours dans un recoin de nos consciences. Le génie de Resnais consiste évidemment à inscrire ce rappel dans le mouvement même de son film, dans son matériau humoristique et musical.
Nous voilà donc dans le Paris d’aujourd’hui, dans le film au présent, dans une histoire qui nous demande quelques minutes d’acclimatation progressive. Il faut d’abord s’habituer au principe du film, à ce qui fonde son identité : le surgissement de chansons populaires françaises de toutes époques au beau milieu des dialogues. De Joséphine Baker à Alain Bashung, d’Edith Piaf à Johnny Hallyday, de France Gall à Téléphone, tout ce qui a fait vibrer un transistor français défile ainsi en play-back dans la bouche des acteurs. Inspiré de la méthode de Dennis Potter, un réalisateur de téléfilms anglais, renvoyant également au principe de la série américaine Dream on, cette irruption de la chanson dans le tissu narratif fonctionne ici à plusieurs niveaux : simple relais d’un dialogue le plus souvent, mais aussi inconscient de tel personnage, image mentale de tel autre, commentaire ou critique ironique du film en train de se faire, révélateur de la vérité cachée sous les mensonges des apparences… Les chansons remplacent en quelque sorte le professeur Laborit de Mon oncle d’Amérique, mais avec l’immense avantage de ne pas rompre le mouvement fictionnel du film, de se fondre dans son flux narratif tout en le dédoublant : le son comme contre-feu aux leurres de l’image, comme outil esthétique permettant de dissocier le moi intime et le moi social, la chanson comme médium permettant d’exprimer ce que le langage ordinaire n’ose énoncer.
Une fois ce langage du play-back assimilé, une fois effectuée la mise en place des situations, on se retrouve en compagnie de six personnages engagés dans un jubilatoire jeu de pistes sentimentales, avec Paris comme décor et carte du tendre l’une des protagonistes est d’ailleurs guide, elle est notre cicérone dans le dédale parisien et dans le labyrinthe affectif du film. Deux femmes, quatre hommes, cent possibilités : Resnais et ses auteurs, Bacri et Jaoui, organisent toutes les combinaisons relationnelles plausibles, tissent une inextricable pelote d’affects. Il y a donc des soeurs (Azéma et Jaoui), des époux (Azéma et Arditi), des amants (Jaoui et Wilson), des amoureux qui ne se déclarent pas (Dussollier), des non-moureux qui font semblant, des maris volagesqui ont l’air de toutous fidèles, des employés qui courtisent sans le savoir la même femme que leur patron, les uns qui connaissent les autres qui ne connaissent pas les uns, etc. Comme dans les comédies américaines, comme dans le théâtre de boulevard, vies privée et professionnelle se mélangent, les quiproquos s’enchaînent, le spectateur est en avance sur certains personnages (et participe d’autant mieux au spectacle), en retard sur d’autres (et c’est la surprise différée)… Ce qui semble intéresser Resnais, ce qui fonde le système esthétique et thématique de son film, c’est l’écran de fumée des apparences, le leurre de la comédie sociale, l’illusion sous toutes ses formes : chaque personnage se trompe, tombe dans les pièges d’autrui quand il ne met pas en place ses propres chausse-trappes, se ment à lui-même ou à l’autre. Il y a divorce entre la vérité intime de chacun (plutôt dépressionnaire) et le rôle qu’il joue à l’extérieur (tout va bien), comme il y a divorce entre les désordres affectifs des hommes et l’ordre harmonieux de l’architecture parisienne dans laquelle ils évoluent, entre le manège déréglé des personnages et la précision graphique des plans composés par Resnais. De même que les fausses pistes relationnelles se reflètent dans les couloirs et fenêtres en trompe-l’oeil ou dans certains faux départs des chansons en play-back, les appartements vides visités par les protagonistes renvoient à leurs béances affectives.
La vie est un roman, parfois rose, souvent noir. Après avoir accompagné les personnages par groupes de deux ou trois, après avoir épuisé tous les recoins des impasses dans lesquelles chacun se fourvoyait, après avoir déroulé chaque pelote sentimentale, après avoir aussi gentiment rigolé de leurs méprises et de leurs travers, il est temps de regrouper enfin tout le monde et de faire tomber les masques. Ce sera fait au cours de la grande séquence finale de la pendaison de crémaillère, dans l’appartement flambant neuf du couple Lalande (Azéma/Arditi). Après que chacun a mené vaille que vaille sa barque amoureuse dans les couloirs étanches et secrets que ménage la vie (et les scénarios de films), tout le monde est réuni et chacun va devoir affronter sa vérité. Odile/Azéma va admettre qu’elle ne peut tout contrôler, Claude/Arditi va devoir avouer son adultère, Camille/Jaoui va enfin se rendre compte que son amant ne l’aime pas, Simon/Dussollier va avouer son amour à Camille, Nicolas/Bacri ne pourra plus cacher longtemps que sa femme le quitte… L’effondrement des rôles sociaux se produit sous les auspices de la plus étrange innovation formelle du film : une méduse qui flotte en surimpression et se balade au-dessus des têtes, d’un groupe d’invités l’autre. Facétie gratuite ? Phylactère marin ? Figure des vraies pensées de chacun ? Toujours est-il que la méduse fantôme, tel un dieu bien (mal)veillant, dénoue les noeuds coulants de la comédie sociale, réordonne les flux sentimentaux selon leur vérité. Si l’effet méduse est libérateur, il fait aussi très mal. Sous la légèreté de la comédie, derrière le simulacre des apparences, les sourires se figent, la mélancolie poisse, l’échec devient patent, les dépressions latentes remontent vers la surface. Symbole et résumé de toutes les arnaques sociales ou sentimentales, les Lalande se sont fait escroquer par leur agent immobilier : leur superbe vue sur le tout-Paris (encore un beau trompe-l’oeil de Resnais et de Jacques Saulnier, son décorateur) sera bientôt masquée par un futur immeuble voisin. Tout le monde est plus ou moins floué et n’a plus qu’à remâcher ses défaites.
Après la fête, il ne reste plus qu’un lieu déserté, des bouteilles vides, du champagne éventé, des cendriers froids : le sucre de la comédie s’estompe et laisse un arrière-goût d’amertume tenace. Quand tout se fane, seules restent les chansons : compagnes fidèles ou garces cruelles, elles seront toujours là pour accompagner les diverses tonalités émotionnelles de l’existence.
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