À l’occasion de la sortie d’“Élémentaire” de Peter Sohn, reportage dans la banlieue de San Francisco où sont installées les équipes de Pixar. Supposément en perte de vitesse, le studio d’animation entend redorer son image et faire à nouveau trembler le box-office.
Ce n’est pas une matinée comme les autres pour le studio Pixar – et pas seulement parce qu’il pleut, une petite étrangeté pour un mois d’avril à Emeryville, dans la banlieue de San Francisco en Californie. Pour la première fois depuis le Covid, le flamboyant campus où travaille une bonne partie des 1300 “pixarien·nes”, comme ils et elles aiment à s’appeler, ouvre ses portes à des journalistes venu·es du monde entier pour une visite et une présentation de sa dernière production : Élémentaire.
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L’enjeu est grand. Les précédents films du studio n’ont pas gagné d’argent en salle (Buzz l’Éclair) ou n’y sont simplement pas sortis à cause de la pandémie (Soul, Luca ou Alerte rouge, balancés sur la plateforme Disney+ comme de vulgaires produits d’appel).
Dans un contexte politico-culturel compliqué pour l’empire de Mickey et tandis que le parti républicain est entré en guerre contre cette entreprise soi-disant “woke”, Élémentaire doit prouver aux actionnaires qu’un scénario original sur une thématique progressiste (le multiculturalisme) peut encore faire trembler le box-office. Longuement fermé durant la pandémie – comme toutes les boîtes de la Silicon Valley –, le studio d’animation numérique fondé (entre autres) par Steve Jobs, John Lasseter et Ed Catmull s’est donc mis sur son trente-et-un pour accueillir le petit troupeau de reporters curieux·ses.
“L’idée de Steve était de réunir tout le monde sous le même toit, pour favoriser les rencontres par inadvertance” Jeanette Marker, notre guide
Après nous être engouffré·es sous un grand portail de briques et de métal noir et être passé·es devant une lampe géante éclairant un ballon (le logo de la compagnie, inspiré de son premier court métrage, Luxo Jr.), nous pénétrons dans le Steve Jobs Building, où la majorité des employé·es travaillent. Plusieurs statues à l’effigie des stars de la maison (Woody et Buzz, Flash McQueen, la famille Indestructibles…) nous attendent dans le vaste atrium lumineux qui sépare les deux ailes – ou “lobes du cerveau Pixar” : l’artistique et le technique.
“L’idée de Steve, qui a personnellement conçu le campus avec cette minutie qu’il appliquait à tous ses projets, était de réunir tout le monde sous le même toit, pour favoriser les rencontres par inadvertance, sans égard de hiérarchie”, souligne notre guide pour la journée, Jeanette Marker.
Haut de seulement deux étages mais très étendu, le bâtiment héberge ainsi toutes sortes de professions, des innombrables animateur·rices aux multiples scénaristes, en passant par les informaticien·nes et différent·es managers, réparti·es dans des bureaux chamarrés décorés aux couleurs du principal film en cours. Une ruche très précise où chacun·e est néanmoins susceptible de changer de rôle épisodiquement et d’interpeller n’importe qui, dans une horizontalité théorisée par l’ancien directeur Ed Catmull (dans son livre Creativity Inc.).
Pixar, on s’en rend vite compte en y mettant les pieds, ressemble à un studio à l’ancienne, ces véritables usines à films où des équipes pléthoriques embauchées sur le temps long travaillaient alternativement sur de multiples projets. Aujourd’hui, les studios hollywoodiens sont pour l’essentiel des hubs commerciaux dominés par les marchand·es plutôt que les fabricant·es, qui ne s’agrègent que le temps d’un projet avant de s’envoler ailleurs.
Huit ans pour un long métrage
Au contraire, “à Pixar, les carrières sont généralement assez longues, évolutives, et il y a un esprit maison très fort”, nous confie Mathieu Cassagne, qui y travaille depuis quinze ans, après trois ans passés chez Dreamworks. Ce quadragénaire formé en France, aux Beaux-Arts et à Supinfocom, est lighting artist : son job consiste à éclairer numériquement les scènes de façon subtile pour transmettre les émotions voulues par le réalisateur ou la réalisatrice.
Attablé dans un coin de l’atrium, sirotant un café, il nous explique avoir bossé sur la plupart des productions à partir de Là-Haut, en 2009, en sachant qu’il y a toujours dans les tuyaux six ou sept projets en cours (longs, courts, séries, pubs), à des stades de développement variés.
Un long métrage comme Élémentaire prend en moyenne huit ans à partir du premier pitch, la dernière année concentrant toutefois l’essentiel du travail. Mais à deux mois et demi de la sortie (le 21 juin), le travail artistique est terminé, Mathieu Cassagne peut partir en vacances, et ce sont les 151 000 processeurs (“un record pour un film d’animation”) qui prennent le relais en turbinant pour effectuer les rendus à temps. Le réalisateur Peter Sohn, lui, doit bien entendu tout superviser et commencer à assurer la promotion de son film, le vingt-septième produit par Pixar.
Dans l’une des trois salles de cinéma que compte le campus, il nous accueille, accompagné de sa productrice Denise Ream. Et se lance dans un exercice très américain : un exposé sur son propre film, slides Powerpoint à l’appui.
Le réalisateur de 46 ans a fait pratiquement toute sa carrière chez Pixar – à part un petit crédit d’animateur sur Osmosis Jones des frères Farrelly en 2001 –, où il a pu signer son premier long métrage en 2015, Le Voyage d’Arlo, qui n’a pas laissé un souvenir impérissable. Aujourd’hui, il est venu faire une opération séduction devant la presse, prenant le temps de raconter par le menu ce qui a guidé son inspiration depuis ce jour de 2015 où lui est venue l’idée. Il donnait, se rappelle-t-il, un discours devant un public ethniquement diversifié à New York.
Ode à l’immigration et au multiculturalisme, “Élémentaire” narre la rencontre amoureuse entre deux jeunes éléments que tout oppose
Ses parents étaient présents et il leur a rendu hommage, détaillant leur départ de Corée dans les années 1970, leurs sacrifices pour monter une épicerie communautaire dans le Bronx et leur désir d’offrir à leur enfant l’avenir dont ils auraient rêvé pour eux-mêmes. En dix minutes et autant de diapositives, le rêve américain défile sous nos yeux, montrant le chemin créatif parcouru, des photos de famille jaunies aux premiers croquis d’Élémentaire.
Ode à l’immigration et au multiculturalisme, le film narre la rencontre amoureuse entre deux jeunes éléments que tout oppose (le feu et l’eau) dans une ville où vivent aussi l’air et la terre. “Les clients de mon père venaient de partout, c’était des gens qui, comme mes parents, avaient quitté leur foyer d’origine pour venir dans un nouveau pays et qui se sont tous mélangés dans de beaux petits quartiers avec leurs cultures et leurs langues”, précise Peter Sohn. “Il n’y a cependant pas de correspondance entre un élément et une communauté particulière”, insiste le cinéaste, qui souhaite renouer avec une forme d’abstraction métaphorique, longtemps marque de fabrique de Pixar.
Retour aux sources de l’identité Pixar
Plutôt vague en interview lorsqu’on l’amène sur le terrain politique, Sohn donne l’impression de vouloir éviter la confrontation. De ménager des intérêts contradictoires. C’est-à-dire à la fois perpétuer la ligne inclusive prônée par Pixar depuis quelques années (avec de belles réussites comme Coco, qui explorait les traditions mexicaines, Soul, qui rendait hommage à la musique afro-américaine, ou Alerte rouge, qui se lovait dans la culture chinoise) tout en revendiquant un certain universalisme, plus propice au succès international.
C’est aussi la première fois depuis une douzaine d’années (Raiponce) que Disney ou Pixar se confronte à nouveau, de manière frontale, à la comédie romantique. En effet, le choix avait été fait, ces derniers temps, de se détourner du modèle “boy meets girl” – typiquement La Reine des neiges, où la farouchement indépendante Elsa avait mieux à faire que de tomber dans les bras d’un prince tout sauf charmant.
Sohn explique qu’il s’agit en l’occurrence d’un “développement naturel”, qu’il s’est “simplement” inspiré de sa propre histoire avec son épouse non coréenne et qu’il n’a eu aucune demande éditoriale de la maison-mère. Mais, là encore, on notera que ce retour aux sources de l’identité Disney tombe à pic.
C’est que Pixar n’est plus tout à fait cette imparable machine à hits qui l’a conduit au firmament de l’animation. En février 2023, signe des temps, Alerte rouge s’est incliné face au Pinocchio de Guillermo del Toro (produit par Netflix) dans la course à l’Oscar du meilleur film d’animation – dont la firme d’Emeryville possède tout de même onze exemplaires, visibles dans une galerie que nos hôte·sses ne manquent pas de nous faire visiter.
Pixar n’a pas connu le succès depuis “Toy Story 4”, en 2019. Et la concurrence en profite
En 2022, le mal-aimé (et néanmoins excellent) Buzz l’Éclair a fait un bide retentissant, ne rapportant que 226 millions de dollars au box-office pour un budget bien supérieur (en comptant la promotion, on évoque 350 millions). Et difficile de savoir si ses trois prédécesseurs (Soul, Luca, Alerte rouge), sortis directement sur Disney+, où le succès est plus difficile à mesurer, ont marché. Quant à En avant, sorti le 6 mars 2020, il a vu sa carrière drastiquement écourtée par le Covid. En somme, Pixar n’a pas connu le succès depuis Toy Story 4, en 2019. Et la concurrence en profite.
Illumination, le studio franco-américain marié à Universal, a pu prendre la place de dauphin grâce à ses franchises Moi, moche et méchant, Les Minions ou Sing. Fabriqués pour des budgets deux à trois fois moindre que ceux des productions Pixar (soit 60 à 80 millions de dollars pièce), ces films ont rapporté en moyenne près de 700 millions de dollars chacun. Soit un total de 9 milliards, à comparer aux 14 des créateurs de Toy Story, mais en seulement treize ans d’existence.
Leur tout dernier bébé, Super Mario Bros., bat record après record et, avec plus d’un milliard de dollars de recettes, talonne désormais Les Indestructibles 2 et La Reine des neiges 1 et 2.
Un tournant inclusif qui hérisse les réactionnaires
Certain·es commentateurs et commentatrices, essentiellement de la droite américaine, veulent voir dans cette lutte pour la suprématie du marché de l’animation l’écho de leur guerre culturelle contre le sempiternel “wokisme”. Depuis que Disney imagine des personnages lesbiens (dans Buzz l’Éclair) ou une Petite Sirène noire. Depuis que son PDG (aujourd’hui débarqué) Bob Chapek s’est opposé à la loi dite “Don’t say gay” (interdisant d’évoquer les problématiques LGBTQI+ dans les écoles) du gouverneur républicain de Floride, Ron DeSantis, provoquant un combat pour le contrôle du Disney World d’Orlando. Depuis aussi que l’entreprise tente d’instaurer une politique de recrutement plus inclusive et de lutter contre le racisme insidieux au sein de ses équipes.
Bref, depuis que cette multinationale essaie, à petits pas, de régler quelques-unes des plus élémentaires discriminations, le peuple conservateur bouderait ses produits en masse. Tandis que Super Mario Bros., affirment ces éditorialistes réacs, est au fond un bon vieux conte de fées, avec son chevalier blanc et sa princesse. Que cette dernière soit puissante et indépendante a sans doute échappé à leur lecture simpliste de ce film politique où se promène par ailleurs une drag queen…
Le succès des plombiers italiens ne serait ainsi qu’un juste retour de la bienséance dans les salles de cinéma, où les toxines progressistes ne feraient plus recette. L’avenir dira si cette sinistre prophétie se réalisera – et surtout si les causes et les effets sont bien celles et ceux envisagés par les réacs, ce qui reste à prouver.
La journaliste Rebecca Keegan estime que Pixar est désormais “plus ouvert aux femmes et aux minorités en général”
À Emeryville, en tout cas, on affiche une certaine sérénité face à cette adversité politique. Est-ce uniquement une façade ? Là aussi, seul l’avenir le dira. Après l’éviction du directeur créatif John Lasseter (réalisateur de Mille et Une Pattes, Toy Story, Cars…) en plein mouvement MeToo, pour cause de “gestes déplacés et de comportements inadéquats”, son successeur Pete Docter semble être parvenu à créer un environnement de travail sain.
La journaliste Rebecca Keegan, qui a enquêté pour le Hollywood Reporter sur cette succession d’autant plus délicate que le génie derrière Monstres et Cie, Là-Haut, Vice-Versa et Soul considère Lasseter comme son mentor, estime que Pixar est désormais “plus ouvert aux femmes et aux minorités en général”.
Sur les murs de l’atrium ont été collées des affiches annonçant les nombreux événements internes destinés à célébrer le Women’s History Month. “Ce n’est plus du tout un boys club”, nous confirme Mathieu Cassagne, qui souligne en outre que le programme de courts métrages SparkShorts a permis, entre 2018 et 2020, à des voix émergentes de s’exprimer. Pete Docter a de son côté affirmé vouloir donner la priorité à des productions originales, tout en admettant que la mise en chantier de nouvelles suites aux franchises les plus populaires seront “nécessaires pour l’équilibre financier” de la boîte.
Vice-Versa 2 a ainsi été annoncé pour 2024. Docter est probablement la personne idéale pour diriger Pixar dans cette période troublée où la grâce ne suffit plus à engranger les dollars. Élémentaire, son premier projet chapeauté de bout en bout en tant que directeur créatif, sera assurément un test qui indiquera son degré de liberté pour les années à venir. S’il reste aussi élevé que celui que Docter a manifesté en tant que réalisateur, les studios Pixar ont encore de beaux jours devant eux.
Élémentaire de Peter Sohn (É.-U., 2023, 1 h 33). En salle le 21 juin.
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