Journaliste, essayiste, romancier, scénariste, Olivier Guez est un éclectique qui s’intéresse aussi bien à la géopolitique moyen-orientale qu’au football brésilien, à l’état de l’Amérique qu’à la musique électro. Entretien à l’occasion de la sortie de Fritz Bauer, un héros allemand , film qu’il a co-écrit sur le premier chasseur de nazis allemand.
Comment vous êtes-vous retrouvé scénariste de Fritz Bauer, un héros allemand ?
Olivier Guez – Le point de départ, c’est la traduction en allemand de mon livre Juifs allemands : l’impossible retour. Le réalisateur Lars Kraume l’a lu, il m’a contacté pour écrire une histoire autour de ce thème. On s’est finalement arrêté sur le personnage de Fritz Bauer, qui avait sombré dans l’oubli. Or, il fut l’un des principaux initiateurs du travail de mémoire sur le nazisme en Allemagne.
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Au-delà de la figure « héroïque » de Bauer, le film rappelle que dans les années cinquante, l’appareil judiciaire allemand était truffé d’anciens nazis ou sympathisants…
Pas que l’appareil judiciaire, toutes les institutions : police, enseignement, santé, industrie… Mais c’était normal, on était quelque dix ans après la guerre. Tous les membres de l’administration et des super-structures du pays étaient les mêmes, c’était des nazis qui avaient juste troqué leurs uniformes pour des costumes plus sobres. Quand je faisais mes recherches pour le livre, j’étais fasciné par cet après-guerre parce que c’était une période très ambigüe, très grise, très sombre.
Le film montre bien qu’histoire et morale sont deux choses bien différentes.
Ah, elles font rarement bon ménage ! Le film essaye vraiment de montrer la complexité de cette période avec la realpolitik de la RFA, des Etats-Unis, d’Israël, etc. Bauer évolue au milieu de ce labyrinthe géopolitique dont il ne détient pas les clés. C’est un solitaire qui n’a que son travail et son idée de la justice dans la vie. C’est un héros de western ! C’est l’inspecteur Harry mais dans un genre un peu différent. Bauer a redonné envie d’être allemand à cette génération grandie dans l’après-guerre.
Il y a eu pléthore de films sur le nazisme. Fritz Bauer est-il un film de plus sur le sujet, au risque de la saturation, ou pensez-vous qu’il y a toujours à apprendre sur cette période ?
Il n’y a aucun flashback années 30 ou 40 dans le film, aucune croix gammée – sauf sur l’affiche française qui n’est pas de nous. L’imaginaire de notre film, c’est les films d’espionnage des années 50, un peu comme dans Le Pont des espions de Spielberg : John Le Carré, Preminger, cette veine… L’après-nazisme est finalement assez peu traité au cinéma. Prenons l’affaire Eichmann, c’est une histoire de guerre froide. Les services allemands savent qu’Eichmann se cache en Argentine dès 1952, et la CIA le sait dès 1956, mais personne ne bouge. Eichmann est une figure trop importante, il pourrait faire vaciller la RFA.
Vous-même, avez-vous vu beaucoup de films sur le nazisme ?
Je vais vous faire une confession, je n’ai jamais vu Shoah. Récemment, j’ai vu Le Fils de Saul, qui m’a bouleversé. Quelle claque ! Le parti-pris de coller à ce visage est absolument dingue. Je pense que chacun est libre de faire ce qu’il veut, de filmer ou d’écrire comme il le sent sur ce sujet, Mel Brooks comme Spielberg et autant que Lanzmann ou Laszlo Nemes. Après, à titre personnel, je ne suis pas dingue des films larmoyants sur le sujet. Je ne suis pas un shoah freak (rires)…
Votre livre, L’Impossible Retour, parle des Juifs qui sont revenus vivre en Allemagne. Pourquoi « impossible » ?
Parce que si les Juifs peuvent vivre en Allemagne, il est impossible de recréer le monde juif germanique d’avant-guerre. Ce monde-là s’est un tout petit peu perpétué en Israël, aux Etats-Unis, en Amérique Latine, mais en Europe, il a totalement disparu.
Trouvez-vous paradoxal que des Juifs désirent vivre en Allemagne, pays du nazisme ?
Le point de départ de mon bouquin, c’était un article du Herald Tribune en 2005 qui disait que l’Allemagne était devenue la première terre d’immigration juive en Europe. Je trouvais ça fascinant qu’on soit passé en soixante ans de la Shoah à la “Terre promise”. Pour les Juifs russes des années 90, l’Allemagne était l’Eldorado, la terre de la démocratie, de la prospérité économique… Et puis il y a chez les Juifs allemands les plus vieux le rapport à la langue allemande. Prenez l’écrivain Edgar Hilsenrath, un pur génie. Il est né en Allemagne en 1926, ses parents ont émigré en Transnistrie, puis il a été déporté, puis il a travaillé dans un kibboutz après la guerre, puis il émigre aux Etats-Unis, période qu’il raconte dans Fuck America. Dès qu’il a suffisamment d’argent, à l’âge de 50 ans, il est rentré vivre en Allemagne. Le rapport à la langue est le plus fort, encore plus pour un écrivain, quel qu’ait pu être le passé horrible.
Dans un autre essai, American Spleen, vous traversez les Etats-Unis à la rencontre des déçus d’Obama. Quel est votre regard sur les Etats-Unis actuels et sur l’émergence de Trump ?
Mille choses peuvent expliquer le phénomène Trump. D’abord la césure qu’a provoquée la mondialisation. Il y a ceux qui sont montés dans ce train et ceux qui l’ont raté : ceux-là sont quasiment morts parce qu’il n’y a aucun filet social aux Etats-Unis. Ils sont dans un désespoir qui se mue en colère et les dispose à voter pour celui qui parle fort même s’il dit n’importe quoi. J’ai un ami qui suit la campagne et qui me dit que les gens ont l’air paumés avant un meeting de Trump puis en ressortent galvanisés. Ensuite, il y a le facteur de la crise financière : des milliers de gens ont perdu leur job, leur maison, alors qu’on a sauvé les banques. Cela donne l’image d’un système à deux vitesses, qui sauve les institutions et laisse crever les gens. D’où la montée d’une rage très forte. Troisième point : ce que sont devenus les Etats-Unis depuis 2001, avec toutes ces guerres mal préparées, souvent injustifiées, qui ont beaucoup nui à l’image du pays. Tous les gens qui se tournent vers Trump se demandent où va leur pays : ce grand clown blond leur donne des réponses en brandissant le drapeau, la Constitution, même s’il y puise tout et n’importe quoi. Il leur vend de la poudre aux yeux, et ça marche, ce qui donne une idée du désespoir américain et c’est très flippant.
Trump est-il comparable aux populistes européens type Le Pen, Orban, Kaczyński ?
Pas vraiment. Le plus proche serait Berlusconi qui était un milliardaire hâbleur, comme Trump. Mais Berlusconi avait un impact plus réduit, et puis il devait composer avec des garde-fous comme l’Europe. Si Trump était élu, ce serait vraiment la fin du monde tel qu’on l’a connu. Comme Berlusconi, Trump fascine les masses appauvries par sa richesse, vue comme un exemple. Elles se disent, “si lui a réussi, pourquoi pas nous ?”.
Quel regard portez-vous sur la France, sur cette époque de grande confusion où montent les tensions communautaristes ?
On vit une époque formidable ! Je ressens en France un climat malsain, une agressivité terrible, un communautarisme délirant qui monte de tous les côtés, c’est une des raisons pour lesquelles je voyage beaucoup, ça fait du bien de prendre l’air…
A quelles raisons attribuez-vous cette montée des tensions ?
Il y a le marasme social, et puis l’effet catastrophique des réseaux sociaux. Aujourd’hui, c’est comme si la vérité n’existait plus, chacun peut s’enfermer dans sa propre vérité, sa propre logique, parfois jusqu’à devenir fou au point de partir faire le jihad en Syrie. Et puis il y a cet antisémitisme importé du Moyen-Orient. Je connais bien la région, j’ai beaucoup voyagé et travaillé dans les pays arabes et en Iran quand je couvrais les affaires pétrolières pour La Tribune, et j’ai pu constater que les prêches antisémites des islamistes atteignent des niveaux délirants. Et ça déborde les cercles islamistes : au début des années 2000, Les Protocoles des sages de Sion (un faux célèbre, créé au début du XXe siècle en Russie par la police secrète tsariste antisémite – ndlr) était adapté en feuilleton pour la télé égyptienne ! Donc en France, ça, plus la crise économique, plus le passé colonial, plus le racisme avéré ou latent, plus la corruption, ça fait beaucoup.
Comment cerner cette époque ? Accouchement douloureux du XXIe siècle ? Crise de la démocratie représentative ? Crise des Etats-nations ?
On ressent un peu tout ça. Voyez tous ces morts célèbres du début de l’année : Bowie, Umberto Eco, Scola… Je me suis dit, on est en train d’enterrer le XXe siècle, tous nos repères tutélaires disparaissent. On change d’époque mais je n’ai aucune idée précise de ce qui s’annonce. En France, c’est encore plus aigu : tous les cadres dans lesquels on a grandi sont en train de devenir obsolètes. On a vu émerger une réalité parallèle sur internet où tout vaut tout et où prolifèrent les théories du complot. Cette nouvelle horizontalité rend les sociétés de plus en plus ingouvernables. Tout cela est très neuf et on n’a pas encore trouvé comment réguler ça. Et puis il existe un autre monde parallèle, celui de la grande finance. Eux aussi sont difficiles à réguler, ils ont toujours trois coups d’avance. On vit donc un temps post-moderne où des mondes parallèles se côtoient mais ne se parlent pas. Ça explique peut-être les conservatismes de la société française : dans ce monde anxiogène, on se replie sur la famille ou la communauté pour se tenir au chaud. Les seuls leaders qui parviennent à fédérer sont les Trump, Poutine, Orban, les grandes gueules qui désignent des boucs émissaires.
L’Europe est-elle une solution possible ? Y avez-vous cru, y croyez-vous encore ?
Je n’ai jamais cru qu’à une solution européenne. J’ai grandi à Strasbourg, ville-frontière dans un environnement franco-germanique. L’Europe est ma patrie, d’un paysage de Bretagne à un café de Vienne, de Stockholm à la Sicile. J’en veux énormément aux dirigeants de ces quinze-vingt dernières années de ne pas avoir compris ça. Ils ne sont rien, n’ont pas connu la guerre, n’ont pas créé l’Europe, n’ont aucune vision. Quand on se prend la crise financière, la crise grecque, la crise des migrants, le terrorisme, on ne fait que parer au plus pressé, on colle des rustines dans l’urgence, mais c’est trop tard, on a trop perdu de temps et d’occasions. Cette faiblesse de l’Europe n’est pas due à l’Europe en soi mais aux dirigeants des Etats qui la composent. La classe politique n’a pas ce ressenti européen, elle est enracinée dans le national, le local, “près du cul des vaches” comme disait Chirac. A 17 ans, Sarkozy grenouillait déjà dans le marigot politique de Neuilly, Hollande est en Corrèze depuis 35 ans, écoutez-le parler anglais, c’est hallucinant. Ils n’ont pas la fibre internationale, ils n’ont rien compris à l’Europe. J’ai écrit récemment un papier pour le NY Times qui s’intitule “European dream requiem” qui évoque cette trahison des grands espoirs de ma génération. J’avais 15 ans à la chute du Mur. Après, un immense espoir s’était levé. Ce qu’on vit aujourd’hui était inimaginable à l’époque, c’est un scénario cauchemar.
Pour terminer sur un sujet plus léger, vous avez écrit Eloge de l’esquive, sur le génie du dribble des footballeurs brésiliens. Ce foot samba n’a-t-il pas lui aussi foutu le camp ?
C’est vrai qu’on ne joue plus comme au temps de Garrincha, mais d’un autre côté, le foot n’a jamais été d’une telle qualité. Le nombre de très grands joueurs n’a jamais été aussi élevé. Les matches à élimination de la Ligue des champions sont extraordinaires. En rédigeant Eloge de l’esquive, j’ai regardé la finale légendaire du Mondial 70, je vous assure qu’en dehors de quelques moments de grâce, le jeu est très lent, les passes sont mal assurées, il y a du déchet technique… Le niveau technique, tactique et physique est aujourd’hui hallucinant.
De la géopolitique au judaïsme allemand, de l’Amérique au foot, vous avez des centres d’intérêts extrêmement éclectiques…
J’aime le foot parce que je le considère comme une bénédiction métaphysique : pendant deux heures d’un match, vous oubliez tout le reste, ce qui n’est pas négligeable par les temps que l’on vit. Un grand match peut être plus captivant qu’un bon film. Le foot créé du lien. Moi qui voyage beaucoup, je me rends compte que le foot peut constituer un extraordinaire viatique sur presque toute la planète. Je ne parle évidemment que du terrain. En dehors du terrain, le foot connaît toutes les tares de l’époque, ce qui en fait d’ailleurs un bon vecteur de compréhension de la mondialisation. Le footballeur pro d’aujourd’hui est l’incarnation de l’humanoïde du XXIe siècle tel qu’on le fantasme : jeune, sportif, compétiteur, globalisé, peu cultivé… Dans votre liste de mon éclectisme, vous oubliez la musique. J’ai été DJ. J’aime particulièrement la musique brésilienne et l’électro. Mon tout premier disque était Boogie Wonderland et j’ai gardé ce goût des musiques qui se dansent.
Fritz Bauer, un héros allemand, sortie le 13 avril
Dernier livre d’Olivier Guez, Eloge de l’esquive (Grasset)
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