Collateral de Michael Mann, avec Tom Cruise, sort en salle. Parmi les fans du cinéaste hollywoodien, Olivier Assayas, réalisateur de Clean. Il décrypte ce thriller halluciné.
Avec Collateral, Michael Mann confime, après Heat, Révélations et Ali, une virtuosité esthétique et une invention formelle sans égales dans le cinéma contemporain. A partir d’un matériau assez anodin (un scénario de thriller standard), il compose un poème plastique visuellement éblouissant sur un Los Angeles nocturne et sidéral. Formé par la télévision (il a scénarisé Starsky & Hutch avant de produire Deux flics à Miami), il s’est imposé comme un artiste complet au sommet d’une industrie à laquelle il a désormais peu de comptes à rendre. Olivier Assayas, l’heureux cinéaste de Clean (qui remporte un beau succès en salle), revient pour nous sur la trajectoire d’un cinéaste qui le passionne, et en profite pour opérer une vue de coupe du paysage hollywoodien contemporain.
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HOLLYWOOD
Olivier Assayas « Le cinéma hollywoodien obéit à une logique industrielle qui induit un dosage en fonction de la tranche de public à laquelle on s’adresse. Le développement du film ne répond pas à la logique interne d’un récit particulier, mais semble contrôlé par des sondages d’opinion, des analyses de marché… Le vrai scénario est celui de la demande économique. Du coup, ça produit une dramaturgie extrêmement laborieuse. Souvent, les décisionnaires du cinéma français donnent en exemple le savoir-faire scénaristique du cinéma américain. Alors que les scénarios sont la plupart du temps incompréhensibles, ineptes, mal construits, et finissent tous de la même façon. Je ne veux pas me faire l’avocat du scénario bien écrit, mais les films hollywoodiens sont surscénarisés et très mal construits. »
CYCLES
« Je suis un spectateur assez assidu de cinéma américain, et aujourd’hui n’est pas une très bonne période. Il y a seulement cinq ans, on était dans un très bon cycle. Début 2000, en une semaine à Paris, on pouvait voir Fight Club de David Fincher, Man on the Moon de Milos Forman, Bullworth de Warren Beatty et Révélations de Michael Mann. Tout d’un coup, artistiquement, quelque chose se passait. Et en même temps, après, ça peut être le désert pendant des mois. Mais ce type de bonne ou mauvaise passe se produit aussi à l’échelle de tout cinéaste. Tony Scott n’est pas un réalisateur qui m’intéresse, mais je trouve Ennemi d’Etat (1998, avec Will Smith et Gene Hackman) tout à fait passionnant. De façon très ponctuelle, la machine hollywoodienne en bon état de marche peut transcender le travail d’un cinéaste. C’est aussi le cas pour Fight Club. Avant ce film, je n’avais jamais aimé, même vaguement, un film de Fincher, et je n’en ai jamais aimé depuis. Pourtant, Fight Club m’a paru vraiment remarquable. Je me suis dit alors que celui qui avait du talent, c’était peut être le romancier, Chuck Palahniuk, mais non, même pas : j’ai lu un autre de ses romans, et je l’ai trouvé pas bon du tout… A un moment donné, on ne sait plus par quel biais ça passe, s’il y a quelqu’un derrière ou personne, mais un truc se produit sur un film, de façon complètement célibataire, sans aucune œuvre derrière à laquelle le rattacher. »
MANN/CAMERON
« Avec Michael Mann, par contre, il y a un auteur. Comme avec James Cameron. Parce que tous les deux n’ont pas lâché le fil de l’écriture. Ils rédigent les scénarios qu’ils tournent et c’est essentiel. Ça leur permet de faire une œuvre, chacun de leurs films est habité par une personnalité en quête de quelque chose. Et ils sont capables de poursuivre cette quête à l’intérieur du cinéma hollywoodien à son plus haut degré de logistique industrielle. Quand tu regardes la filmo de Cameron, en revoyant Aliens, puis Abyss, puis Titanic, tu comprends qu’il raconte un seule histoire, qu’il a une seule idée. Pour aller vite, l’abysse, c’est ce qui passe entre un homme et une femme, et on voit cette idée d’abord en germe puis totalement accomplie dans Titanic. J’aime beaucoup Titanic, parce que c’est le film d’une seule personne, donc fabriqué à contre-courant des normes d’Hollywood aujourd’hui, mais qui devient plus fort que l’industrie et accomplit quelque chose au-delà de ce que son concepteur peut espérer. D’ailleurs, James Cameron ne s’en est toujours pas remis. Il n’a pas réalisé de nouveau film depuis cette chose surhumaine. Finalement, tous ceux qui s’affrontent au système comme il l’a fait, c’est-à-dire sur le registre de la démesure qu’ils s’en sortent perdants comme Welles, Cimino, Coppola, ou totalement vainqueurs comme Cameron , ne s’en remettent jamais. »
MÉTHODE MANN
« Mann œuvre dans un registre différent de Cameron. Il vient du cinéma de genre classique, il a visiblement été marqué par Jean-Pierre Melville. Ce qui est toujours un ping-pong amusant. Melville a beaucoup imité le film noir américain, mais, un demi-siècle plus tard, c’est lui, le cinéaste français américanophile, qui devient la référence des chefs de file d’Hollywood. J’ai découvert Michael Mann au début des années 80 avec son premier film, Le Solitaire, que j’avais beaucoup aimé. Collateral est d’ailleurs très proche du Solitaire : un film nocturne avec des bagnoles qui passent et un type seul dans la ville. J’ai vu ses films suivants, mais c’est vraiment avec Heat (1995) et Révélations (1999) que pour moi son cinéma a décollé. Heat est un film d’une ampleur tragique grandiose et Révélations un film terrible sur la solitude, l’effondrement d’un homme, c’est vraiment déchirant sur l’intimité d’un personnage. On est à l’intérieur de quelqu’un. Les deux films suivants, Ali (2001) et Collateral sont très beaux, mais peut-être moins accomplis. En tout cas, ils représentent les deux pistes complémentaires de son cinéma. L’un, Collateral, est purement melvillien. C’est un film de genre, avec une matière triviale, à savoir un scénario qu’il n’a pas écrit et dont les ficelles sont énormes. Malgré ces charnières pas dignes de lui, le film réussit des envolées de poésie nocturne absolument stupéfiantes. Il y a vraiment une vision, mélancolique, hallucinée, d’un monde dévasté. Dans Ali, le film est très bien écrit, mais un peu écrasé au montage. Le film existe par la puissance d’incarnation des acteurs, de densité des personnages y compris secondaires, d’amour des personnes. Ce sont les deux forces de son cinéma, d’un côté l’œil, la poésie purement visuelle d’un grand styliste ; de l’autre l’épaisseur humaine de son regard, le sens fulgurant de l’incarnation. Les deux conjugués en font pour moi l’artiste le plus passionnant en exercice à Hollywood. »
MÉTAPHYSIQUE
« Le personnage de Collateral est un peu un mort au pays des morts, un revenant qui vient faucher les vivants. C’est une métaphysique un peu cheap, de bazar. Sauf qu’au cinéma ça marche plutôt bien en général, et ça prend une tournure poétique à laquelle je suis toujours très sensible. Michael Mann est vraiment dans un rapport métaphysique au monde. Il est, comme les grands cinéastes des années 60 Antonioni, Tati , dans un rapport simultané de fascination et de terreur face au monde moderne. Il veut porter le plus beau regard possible sur les échangeurs routiers, les buildings de verre, les bouleversements urbanistiques divers, et en même temps ça le pétrifie. C’est magnifique mais c’est le monde des morts. »
ABSTRACTION
« Michael Mann est le grand auteur d’une période où il faut vraiment la fermer, faire les films selon les consignes sans la ramener. A Hollywood aujourd’hui, tu n’as pas fini de prononcer le mot « Antonioni » qu’on t’a déjà abattu. Lui, il arrive très bien à composer avec ça. On voit très bien aussi la comédie policière misérable qu’un tel scénario un tueur prend le taxi pour faire sa tournée de meurtres aurait pu donner. Ici, la mise en scène déploie autant que c’est possible, à un niveau de pureté plastique, de souffle cosmique, ce tout petit projet. La scène finale, qui n’est éclairée que par l’extérieur, où tout est à la limite de la visibilité, à partir de la situation conventionnelle d’une femme traquée dans le noir, est époustouflante. On est dans l’abstraction poétique de cette peur, de cette inquiétude, de la ville la nuit. Et ce pur plaisir formel ne nous fait pas pour autant sortir du film. Ce qu’il fait avec la technique de la haute définition, qui permet de filmer au bord de l’obscurité, est dingue. Il travaille d’ailleurs toujours avec des chefs opérateurs remarquables. Dans Collateral, il est allé chercher Dion Beebe, l’opérateur australien dont j’avais déjà beaucoup apprécié le travail sur In the Cut, le dernier Jane Campion. C’est un super bon cadreur. La scène dans la boîte de nuit est également hallucinante. C’est un peu une scène comme Scorsese n’est probablement plus capable aujourd’hui d’en tourner. Et ce n’est pas non plus une scène d’action comme celles de La Mort dans la peau, que par ailleurs j’aime bien, où tout est sur la fausse coupe, l’accélération du montage… C’est bien fait, mais Mann produit un effet d’abstraction supérieur encore en utilisant de longs plans. Il ne multiplie pas les faux raccords, les sautes visuelles. C’est un chaos extrêmement construit, qui se développe dans la durée de plans extraordinairement complexes. »
POLE POSITION
« Je pense qu’il a réussi à construire cette place à part dans l’industrie hollywoodienne parce que c’est un très grand directeur d’acteurs. Avoir cette puissance plastique et pouvoir servir sur un plateau des oscars pour ses comédiens lui permet de dépasser la stricte question du box-office. Tom Cruise, qui n’est sûrement pas con, sait que Michael Mann peut lui apporter quelque chose, en le projetant dans un univers visuel très fort. Il avait déjà travaillé avec De Palma, John Woo, mais Woo se montrait plus servile. Dans Collateral, on sent un respect mutuel entre la star et le cinéaste. Cruise se glisse dans la vision de quelqu’un. Et puis, la force de Michael Mann, c’est aussi d’avoir été le producteur de la série Deux flics à Miami. Il parle d’égal à égal avec les studios, parce qu’il vient d’une industrie encore plus forte, la télévision. Qu’un cinéma aussi personnel et aussi pur vienne d’un lieu aussi inattendu que la fiction télévisuelle est assez beau. »
BATAILLE
« Il y a évidemment d’autres très bons cinéastes aux USA, mais c’est vrai que je suis plus sensible à la démarche de Michael Mann. M. Night Shyamalan m’intéresse, j’aimais beaucoup Sixième sens, mais de plus en plus ses films ressemblent à des épisodes de La Quatrième Dimension. Il a remporté un immense succès avec Sixième sens parce que le public était soulagé qu’on le libère de l’accélération rythmique effrénée des films américains industriels. Tout à coup, on soufflait, c’était très beau. Mais depuis, il a un peu abimé son cinéma en exploitant une formule. A l’autre bout du cinéma américain, avec The Brown Bunny, Vincent Gallo fait des choses similaires sur la présence des morts, la durée des plans. J’aime beaucoup. J’aime beaucoup aussi les films récents de Gus Van Sant. Pour le dire vite, je crois qu’on ne peut se confronter au terrible formatage du cinéma américain que par le haut, par la démesure, comme Mann et Cameron, ou par le bas, comme Gallo et Gus Van Sant. L’enjeu commun de ces cinéastes est d’imposer qu’ils écrivent eux-mêmes leurs films et de brûler l’étape de ce que les majors appellent un scénario, généralement confié à des spécialistes, et qui en réalité n’est que l’intégration du marketing dans le projet du film. C’est pour ça que les cinéastes ont été dépossédés de l’écriture, et ils doivent se la réapproprier. » ||
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