Un beau film balade produit par Todd Haynes, où s’illustre le chanteur Will Oldham, spectral.
Décidément, la nature semble avoir une influence bénéfique sur le cinéma. Elle a permis ces dernières années à l’intime de sortir des contours un peu épuisés d’une forme urbaine et de se réconcilier avec l’extérieur. De relier autrement les sentiments à l’espace. On pense évidemment à Blissfully Yours, ou au plus récent Lady Chatterley. L’intime dans Old Joy ne nous conduit pas tout à fait sur les mêmes sentiers que les films de Weerasethakul et Ferran, il n’y est pas question de désir sexuel, d’amour, mais d’amitié. Pourtant, quelque chose dans la manière dont la mise en scène de Kelly Reichardt confie les subtilités du récit à d’infimes détails du paysage, de la bande sonore, rappelle leur sensorialité à fleur de peau et le langage silencieux et intense qui peut naître de cette acuité. De cette réalisatrice originaire de Miami, on sait peu de choses : des clips tournés en super?8, quelques courts métrages et un long inédits en France, et surtout des collaborations en tant que directrice artistique avec Hal Hartley et Todd Haynes, producteur d’Old Joy, qui permettent de la situer dans une des mouvances les plus excitantes du cinéma indépendant américain. Mark médite dans son jardin quand retentit le téléphone. Son vieil ami Kurt, de passage en ville, lui propose de camper une nuit avec lui, près d’une source. Le climat humide d’Old Joy se déploie sous nos yeux par petites touches délicates et étrangement disparates. Un plan d’oiseau, un plan d’insecte, des contrastes sonores brutaux – un mixeur, une tondeuse, la sonnerie stridente du téléphone – qui rompent le calme méditatif ancrent le film dans un monde peuplé de contrastes qui pourtant forment un tout. Cette singulière présence d’éléments antagonistes au sein de l’unité minimaliste de la mise en scène annonce la couleur de la relation entretenue par Mark et Kurt : on devine que ces amis de longue date s’éloignent l’un de l’autre, que chacun a évolué de manière différente. Il leur faudra composer avec cet écart, tacite, le temps de cette courte expédition dans la forêt. Mark et sa femme semblent suivre une ligne de vie stable, adulte ; ils attendent un enfant pour bientôt et, selon les dires de Mark, travaillent beaucoup. On devine le mode de vie de Kurt plus incertain, itinérant et en marge de la société. Quand il rejoint Mark à leur lieu de rendez-vous – une maison que l’on croyait être la sienne mais dans laquelle apparemment il ne loge pas –, il semble émerger d’un nulle part auquel il retournera d’ailleurs au terme de leur excursion, tel un spectre, habitant flottant d’un monde perdu. A la beauté gracile et sereine de Mark, à son élégance naturelle et un peu rigide (Daniel London, parfait), s’oppose le physique plus foutraque et dérangé de Kurt (le chanteur-compositeur Will Oldham, impressionnant), dont le corps et l’expression conservent des traces – rebondies – de l’enfance tout en revêtant une allure ancestrale de pionnier américain un peu dégénéré. Tandis que se révèlent, au fil d’un dialogue sporadique, la maladresse de Kurt (“J’ai rêvé de toi cette nuit, tu étais à l’hôpital”) et la réserve un peu méfiante de Mark à l’encontre de son ami, défile sous un ciel gris un paysage hybride, mi-campagnard, mi-industriel, typique de ces zones provinciales bâtardes, égarées entre deux temps, passé et moderne. On croit avancer sur un terrain proche de Gerry de Gus Van Sant (Old Joy a d’ailleurs été tourné dans sa région d’origine, l’Oregon) quand les deux amis se perdent sur les routes qui traversent la forêt et que la musique du film voisine avec les répétitions mélancoliques d’Arvo Pärt. Mais Kelly Reichardt garde rigoureusement le cap qu’elle s’est fixé, maintenant un savant équilibre entre le dit et le non-dit, la tranquillité et l’inquiétude. Elle continue ainsi de dérouler un fil temporel ténu – ce présent fragile – qui relie ces deux hommes. Il serait dommage de dévoiler le point culminant du film, de toute manière inénarrable, quand les deux hommes se baignent dans des thermes cachés dans les bois. Mais on ne saurait dire à quel point le lien qui les unit et se consume à ce moment-là, au milieu de l’eau fumante, se charge d’une incroyable intensité et imprègne l’air de toute sa mélancolie (on pense alors au Shara de Naomi Kawase). Dans un dernier souffle triste et extatique s’y lit la condensation et l’évaporation d’une amitié. Sans conteste, on tient là le petit bijou de l’été.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
{"type":"Banniere-Basse"}