Une jeune femme s’invente une folle fiction pour échapper à la routine conjugale mortifère, à l’ennui insondable de la société. Mais par-delà son message de résistance en creux, Okaeri stupéfie par son évidence narrative, la sûreté modeste de ses moyens esthétiques, l’adéquation suprême entre sa forme et son fond. Dès son premier film, Makoto Shinozaki […]
Une jeune femme s’invente une folle fiction pour échapper à la routine conjugale mortifère, à l’ennui insondable de la société. Mais par-delà son message de résistance en creux, Okaeri stupéfie par son évidence narrative, la sûreté modeste de ses moyens esthétiques, l’adéquation suprême entre sa forme et son fond. Dès son premier film, Makoto Shinozaki devient un grand cinéaste japonais. Un de plus.
Au « pays du Soleil-Levant », il doit y avoir quelque chose de pourri… En tout cas si on en juge par les films japonais qui parviennent jusqu’à nous. Après le sublimement désespéré Hana-Bi, c’est au tour d’Okaeri de dresser un très sombre tableau de la société nippone dont les structures répressives conduiraient nombre d’habitants vers la schizophrénie. Dans le dossier de presse, Makoto Shinozaki, le metteur en scène (il a 34 ans, c’est son premier film), enfonce le clou : « En en parlant autour de moi, je me suis aperçu que beaucoup de personnes étaient schizophrènes. Au Japon, la schizophrénie, plus particulièrement, est occultée et compte au nombre des maladies honteuses. » Dans la vision ancienne mais toujours vivace « le cinéma est le reflet d’une société », Okaeri serait donc un grand film politique consacré à la schizophrénie comme révélateur tragique des dysfonctionnements criminels d’une société capitaliste qui broie les hommes avant de les rejeter impitoyablement s’ils cessent de se conformer à leur rôle économique au sein de la grande folie productiviste. Effectivement, Okaeri montre cela, tapi au creux de chaque plan, mais sans jamais l’assener, ce qui n’est pas plus mal, ce qui est même très bien, la marque du grand art. Et on peut rester rêveurs et envieux devant ces jeunes cinéastes japonais qui ne cessent de crier leur révolte mais sans brandir l’étendard fripé « cinéma politique » à tout bout de champ, sans sombrer dans un naturalisme paresseux et imitatif quand il n’est pas pornographique, et sans renoncer à donner des formes singulières à leur dégoût du conformisme moral et de l’embrigadement salarié. Qu’on se rassure, Okaeri n’est donc pas un film à thèse, mais un objet à la fois coupant et tendre, qui se propose d’explorer quelques chemins de résistance à l’horreur du monde, avec leurs risques et leurs beautés, leurs détours miraculeux et leurs échecs cinglants.
Ça commence avec des machines une femme et des machines. Une femme seule, seule dans un appartement, ni riche ni pauvre, et les bruits du dehors qui parviennent jusqu’à elle, mais comme amortis. Face à son ordinateur et à son matériel de transcription (elle est audiotypiste, ce qui signifie qu’elle transcrit les textes qu’on lui confie et ne travaille qu’à domicile), cette jeune femme souffre d’un ennui aussi massif que coutumier. Souvent, pour se distraire un peu et échapper à sa solitude, elle va jusqu’à la fenêtre du salon et contemple toujours le même coin de rue qui ne change jamais. Il faut que quelque chose n’importe quoi en fait arrive. Something’s got to give, c’était le titre de l’ultime film de Marilyn, celui qu’elle n’a pas terminé et ça nous mène bien loin d’Okaeri ? Pas tant que ça.
Pendant ce temps, l’homme, son mari donc, est dans un train. Il dort, sans doute comme tous les soirs en rentrant de son travail. Plus tard, on apprendra qu’il est prof, il parle de Galilée à ses élèves. Rentré à la maison (« Okaeri » signifie « Bienvenue », c’est la formule traditionnelle qui accueille le mari quand il rentre d’une dure journée), il s’effondre sur le canapé. Sa femme est pleine d’attentions, elle lui dit qu’il va attraper froid. Demain, il rentrera tôt, il le promet, elle lui préparera à manger. Tout ça dit dans un murmure, avec infiniment de tendresse et beaucoup de tristesse aussi, mais une tristesse très calme, résignée. Le lendemain, il préférera sortir avec un copain, il mentira au téléphone, prétextant un travail imprévu et urgent, il ira dans un bar, il rentrera tard, sa femme et son repas l’auront attendu.
Alors voilà, c’est donc ça qu’on appelle un couple, que ce soit au Japon ou bien ici, un couple d’ex-jeunes mariés, déjà très vieux. Mais comme ça se passe au Japon, on pense à Ozu, fatalement, à ces maris qui laissaient tomber leurs vêtements sur le sol, attendant qu’une épouse soumise les ramasse avec empressement. Les hommes buvaient, les femmes les attendaient. Et Ozu filmait cette violence-là, il en observait à la fois la constance et les craquèlements, qui sans lui seraient restés à jamais imperceptibles. Avec son format carré et ses quelques plans référentiels (l’entrée d’un train en gare, une ruelle cadrée au 50 mm, avec ses enseignes de bars, la présence le temps d’une scène de Tomio Aoki, vieil acteur d’Ozu), Okaeri reprend les choses là où le maître les avait laissées. Et Shinozaki constate qu’elles se sont encore détériorées, que l’air manque plus que jamais, qu’on voudrait se déplacer, tout changer, reprendre tout à zéro, mais qu’on n’y arrive pas, moins que jamais, malgré « la libération des moeurs » et autres billevesées, comme si le vieillissement s’était encore accéléré. Alors, comme Ozu déjà, comme Kitano aujourd’hui, et comme le constatait Jean-François Rauger à propos d’Hana-Bi (voir le n° 125 des Inrocks), il surcadre, terriblement bien, avec un sens de la composition qui laisse pantois (c’est un premier film, rappelons-le). A la fois pour faire sentir l’écoulement trompeur d’un temps figé et pour rendre palpable l’enfermement des personnages dans des espaces qui ne sont plus que des aires de repos, avant de recommencer, avant que le jour se lève et indique la reprise de l’esclavage. Quelque chose va craquer. D’autant plus fort que Shinozaki nous fait partager le sentiment du surplace de façon très subtile, en marquant les places justement. Quand la femme sort enfin dans la rue, la caméra a pris sa position, à la fenêtre du salon, comme une ombre protectrice ; quand le couple est assis à table, deux chaises vides les regardent, marquant une si douloureuse absence et tout le poids de leur solitude et indiquant la prochaine station obligée de leur calvaire commun. En se décidant à quitter l’appartement pour les faubourgs de la ville, la femme entreprend d’agrandir l’espace. Mais aussi de trouer le temps. Après la rencontre du parc, et sa fuite soudaine qui amènera une explication différée, puis lorsque la bande-son lui amène des cris d’enfants et une sonate de Beethoven, lui rappelant ainsi ses rêves de jeunesse (elle voulait être pianiste) et sa trahison à leur égard (elle y a renoncé, elle en paie le prix exorbitant, voir la Parabole des talents, Matthieu 25, 14-30), c’est un passé prometteur qui vient éclairer un présent et un futur sinistres. Elle est de nouveau en mouvement, prête à errer dans l’espace-temps, à la recherche d’un bonheur dont elle n’a jamais connu le goût. Elle est donc folle, bonne pour l’asile, au bord de sombrer dans un trou noir.
Parce qu’elle a constaté que le monde pouvait encore frémir, qu’il lui arrivait même de bouger (un peu comme Venise s’enfonce…), à condition de le regarder avec toute l’attention nécessaire. Matin et soir, elle « patrouille » (expression magnifique pour exprimer une quête), car elle sait que « l’organisation est puissante et dangereuse », qu’elle ne lui fera pas de cadeau, que même les aboiements des chiens contiennent un message à déchiffrer. Elle délire. C’est que pour rattraper l’âge d’or et combattre le présent mortifère, repousser les cloisons et humer la pluralité des mondes, il lui faut mettre au point un système cohérent. Elle a besoin d’une fiction. Qu’elle ait trop lu Balzac, trop vu Rivette ou succombé à un mauvais film américain (genre Complots) importe peu, d’autant qu’il doit bien y avoir des équivalents nippons à toutes ces fictions paranoïaques, puisqu’elle parvient à dénicher une explication satisfaisante à la cruelle opacité de l’univers. Et qu’elle y entraîne son compagnon de vie, soudain promu camarade de jeux. Qu’il est bon et doux de tirer les sonnettes ensemble, de se poursuivre à travers le réseau urbain et faire ainsi éclater le fameux surcadrage, en donnant un peu de vitesse chaotique à la permanence des choses, en réinsérant de l’aléatoire dans le circuit fermé. Longtemps séparés à l’intérieur d’un même cadre (le plan avec le pilier entre eux, presque trop insistant), les époux redeviennent amants et occupent enlacés la totalité du carré, enchevêtrés dans une résistance enfin commune, pendant un plan qui a valeur d’éternité, jusqu’à ce que la caméra soit à court de pellicule. Qui a dit que tout couple était une folie partagée ?
On se souvient du titre du film de Nicholas Ray avec James Mason, Bigger than life, autre histoire de folie paranoïaque, provoquée par un traitement à base de cortisone. Okaeri serait plutôt smaller than life, s’attardant sur de tout petits riens jusqu’à ce qu’ils deviennent essentiels, et décrivant comment une vision triomphe de la médiocrité d’une existence qu’on croyait arrêtée, la « raison » de son initiatrice dût-elle en pâtir. Ainsi, en nous réservant la place du mari qui se laisse glisser peu à peu vers la création de sa femme, la place du spectateur raisonnable vaincu par tant de beauté et de conviction, Makoto Shinozaki nous imbrique dans son dispositif de substitution et laisse la contagion nous gagner. Comme tous les grands films, Okaeri invente son monde propre. Qu’il le fasse tout en déclinant les étapes de sa mue ne le rend que plus admirable.
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