Christian Fevret, Samuel Blumenfeld et votre “printer” pour l’entretien, Éric Mulet pour les photos, on n’était pas trop de quatre pour aller se mesurer pour la première fois à Godard, intimidant comme toutes les icônes vivantes. Avait-on assez vu et compris ses films ? Et assez lu ? Et assez préparé ? Connaissant de loin […]
Christian Fevret, Samuel Blumenfeld et votre “printer” pour l’entretien, Éric Mulet pour les photos, on n’était pas trop de quatre pour aller se mesurer pour la première fois à Godard, intimidant comme toutes les icônes vivantes. Avait-on assez vu et compris ses films ? Et assez lu ? Et assez préparé ? Connaissant de loin la bête, on savait son intelligence, son érudition, sa vivacité intellectuelle, et c’est la boule au ventre qu’on se présentait dans son bureau de Neuilly au moment de la sortie de Hélas pour moi, tenaillés par la crainte de ne pas être à la hauteur du monument.
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À la fois courtois et distant, doux et grave, drôle et triste, poli mais n’hésitant pas à nous malmener, Godard rompt vite la glace. Il nous signifie d’abord qu’il n’est pas question de poser pour les photos, Mulet devra se débrouiller en shootant pendant la conversation. Puis dès notre première question, “Qui est le ‘moi’ de Hélas pour moi ?”, JLG soupire, baisse les bras, nous fait comprendre que notre question est nulle, que les médias sont désespérants, que tout fout le camp, mais finit malgré tout par nous donner une réponse longue, intéressante, digressive, à côté de notre question puis en plein dedans.
Et tout l’entretien avancera ainsi, sur ce mode sinueux, dialectique, tangentiel, infiniment savoureux et captivant, tant sur le fond que dans la forme. À un moment, Godard critiquera Mulet, comparant son style vestimentaire T-shirt-jeans-baskets aux tenues de la RDA, estimant que, du communisme au capitalisme, “on a juste changé d’uniforme”. Au final, plus de trois heures d’entretien dense, vif, profond, huit pages serrées de réflexions, anecdotes et aphorismes sur le cinéma, le travail, la religion, la célébrité médiatique, le sport, où défilent Balzac, Truffaut, Hitchcock, Depardieu, Tapie, Anquetil… La légende vivante de la Nouvelle Vague ne nous a pas noyés au bout de cinq minutes, l’interview est une réussite, et si Godard n’est pas sur notre couve, c’est parce qu’il tombe ce mois-là en même temps que Nirvana, au faîte de sa gloire.
Je recroiserai souvent Godard, avec Frédéric Bonnaud ou Jean-Marc Lalanne, à Paris ou dans sa maison suisse de Rolle, pour For Ever Mozart, Notre musique ou Film Socialisme, et ce sera à chaque fois un rendez-vous avec la même intelligence, la même agilité rhétorique, le même accent helvète chuintant, le même cigare, la même habileté pour répondre aux questions par de longs détours qui semblent hors sujet et ne le sont pas. Un jour, pour la reprise de son King Lear, je le sollicite et il me faxe avec un humour retors : “Envoyez-moi vos questions et réponses et j’essaierai d’y répondre”…
Ces vingt dernières années, j’ai pris autant de plaisir en écoutant parler Godard qu’en regardant ses films, trouvant dans sa parole le sens trop souvent enfoui ou concassé dans les beaux blocs de poésie audiovisuelle que sont ses “propositions” de cinéma de la dernière période. À la fin de l’entretien d’octobre 93, Godard nous signifie qu’il faut rendre l’antenne en termes… godardiens : “Bon, il va falloir y aller. Finalement, on n’aura pas du tout parlé de cinéma.”
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