Au coeur de Godard. Conciliant clarté pédagogique et précision analytique, Alain Bergala suit pas à pas son cinéaste de chevet et les métamorphoses de son oeuvre. Nul mieux que Godard oublie l’écume médiatique suscitée par le personnage pour éclairer un processus de recherche qui surpasse de beaucoup ses films. L’été dernier, Canal+ a fini par […]
Au coeur de Godard. Conciliant clarté pédagogique et précision analytique, Alain Bergala suit pas à pas son cinéaste de chevet et les métamorphoses de son oeuvre. Nul mieux que Godard oublie l’écume médiatique suscitée par le personnage pour éclairer un processus de recherche qui surpasse de beaucoup ses films.
L’été dernier, Canal+ a fini par diffuser tous les épisodes des Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard. Un méchant petit documentaire intitulé Godard et la télé accompagnait cette louable entreprise. Suite d’extraits des interventions de JLG à la télévision, montés à la va-vite avec force titres et noirs, sans doute afin de « faire Godard » (tendance Nuls), cette compilation de « grands moments de télévision » récupérait les amusantes tentatives de dynamitage godardien pour en faire autant de sketches caricaturaux. Plus de durée, plus de pensée, seulement la médiocrité du « produit dérivé ». S’il ne prenait pas garde de se taire entre les sorties, s’il ne faisait que nous aider toujours très gentiment à vendre nos journaux sans que cela serve le moins du monde ses films (car les couvertures avec sa tête marchent mieux que ses entrées, ce qu’il sait et analyse d’ailleurs fort bien), Godard aurait déjà sa marionnette aux Guignols. Il ne manquerait plus que ça… Pendant qu’il se tait, pendant qu’il travaille, et que nous et nos semblables avons la décence de lui foutre la paix, on se demande parfois avec gourmandise ce qu’il a pensé du dernier Kubrick, de la guerre au Kosovo, des 35 heures, de l’affaire de la Mnef, de la marée noire ou des tempêtes. En attendant de ne pas pouvoir s’empêcher de mettre tout ça sur le tapis quand sortira son Eloge de l’amour, s’il veut bien continuer à parler avec nous de tout et de rien (« Et presque pas de cinéma… », mais là, il exagère…), on peut profiter de ce creux médiatique pour revenir à ce qui devrait rester l’essentiel, par-delà ses aphorismes et les charmes de sa conversation : son cinéma. Depuis longtemps déjà, Alain Bergala en est le meilleur guide.
Plus qu’un simple recueil d’articles et de conférences, Nul mieux que Godard est le passionnant relevé du Mépris aux Histoire(s), même si le livre est centré sur les « livraisons » des années 80 et 90 du rapport fécond et simultané entre un génial créateur de formes et son plus brillant exégète. « Godard est sans conteste le cinéaste le plus excitant à suivre à la trace, parce que cette trace est la plus imprévisible qui soit. » Bergala précise aussitôt qu’il n’a pas cherché à embrasser cette oeuvre proliférante comme une succession de films isolés, mais plutôt comme le mouvement d’une pensée, au sein duquel chaque film constitue une « épreuve » et une « étape » : « L’enjeu du travail de Godard n’a jamais été prioritairement de réussir tel ou tel objet-film mais de poser au cinéma (et de se poser par rapport à lui) des défis qui mettent en crise les limites à l’intérieur desquelles la plupart des cinéastes font oeuvre. » A une époque où l’auteurisme est devenu la plus banale des normes critiques, où un cinéaste considère trop souvent qu’il doit d’abord se faire reconnaître en tant qu’Auteur (« Regardez comme je suis bien, moi ! ») avant de songer à faire son film (le dernier Burton et le prochain Scorsese sont tout entiers construits sur ce principe), Godard multiplie les expériences et les supports, brouille les formats et les durées, et se préoccupe moins de réussir chaque film que de l’inscrire dans le flux d’une recherche ininterrompue. D’où son sentiment de solitude, d’où aussi l’insuccès chronique de ses films depuis Passion, souvent ignorés par un public qui ne veut reconnaître que ce qu’il connaît déjà. « Godard a toujours répugné à se constituer en auteur, si cela signifie se préférer soi-même, avec ses goûts et ses limitations, à tout ce que peut le cinéma et à ce qu’on lui doit. Godard a toujours voulu faire, en même temps, un cinéma et son contraire, et tout le cinéma, celui des autres compris. Il y a bien un cinéma-Godard, mais il n’est pas localisable, comme un territoire sagement délimité par des frontières, sur la carte du cinéma. »
Face à cette ambition gigantesque, qui deviendra prométhéenne avec les Histoire(s) du cinéma, Bergala fait à la fois oeuvre de pédagogue et d’érudit. Si certains textes pourront sembler rébarbatifs aux lecteurs peu familiers de Passion ou de Je vous salue Marie (le film le plus travaillé par Bergala au cours des années), d’autres sont d’une simplicité lumineuse et justifient amplement le sous-titre possible du livre, délivré dès l’introduction : « Godard expliqué aux tièdes« . Enseignant de cinéma et critique désireux de se faire comprendre autant qu’interlocuteur privilégié de Godard (c’est lui qui a rassemblé les textes des deux tomes de l’indispensable Godard par Godard, publié comme ce livre aux Cahiers du cinéma), Bergala maîtrise suffisamment son sujet pour résumer sa thèse sans l’appauvrir dans un texte d’à peine quatre pages, Godard ou l’art du plus grand écart. Il y démontre comment le sentiment de tension et de brouillage ressenti devant n’importe quel film de Godard depuis Sauve qui peut (la vie) provient du « refus » de celui-ci de « choisir entre les deux grands pôles du cinéma : l’ontologie ou le langage, l’écran comme fenêtre ou l’écran comme cadre, l’être-là des choses ou le montage. (…) Alors que tous les cinéastes, bon gré mal gré, finissent par se rendre à l’évidence que l’on ne peut pas faire à la fois un cinéma et son contraire, et par choisir leur « camp », au moins à l’échelle d’un film, Godard refuse de renoncer à Méliès quel que soit son amour de Lumière et rêve aux plans d’Hitchcock lorsqu’il filme du côté de Rossellini. Il veut à la fois l’ontologie et le langage, comme il désire à la fois le monde comme bruit et chaos et la pureté de la musique, le tremblé de l’instant unique et la nostalgie de la répétition. » Depuis Sauve qui peut (la vie), son « second premier film », Godard ne pratique plus que le « hors-piste ». Aiguillonné par le fol orgueil de sauver le cinéma tout entier des limites qu’on voudrait lui imposer, au risque de mettre en danger de mort subite le film qu’il est en train de faire, comme quand il s’enferme avec Myriem Roussel dans la chambre de la Vierge pour capter le mystère de l’Incarnation, sans sombrer dans le sulpicisme ou la pornographie. Là réside sa foi de cinéaste résolument moderne, persuadé que la grandeur et la difficulté de cet art résident dans la faculté à en exiger toujours davantage et à ne pas se contenter de ce qu’on sait en tirer, le trop fameux savoir-faire, le surcroît de maîtrise. Mais ce « cinéaste sans imagination », et longtemps sans passé (à l’inverse de Truffaut), qui se considère plus comme un assembleur d’éléments épars que comme un créateur de récits ronds, qui puise sans cesse dans ses réserves de mémoire au lieu d’écrire des dialogues « inédits », est aussi violemment classique dans sa préhension de l’espace, dans sa volonté maintes fois affirmée de « tenir le plan », tout en le soumettant à toutes les perturbations de cadre et de raccord.
Dans la dernière période de l’oeuvre, qui débute avec Nouvelle vague et englobe toute la longue genèse des Histoire(s), et que Bergala intitule « Les Années mémoires » dans Godard par Godard, Godard, longtemps considéré comme le grand cinéaste du temps présent, du « saisi sur le vif », invente un temps mêlé, où les choses reviennent plus qu’elles ne surviennent. C’est le sujet de Nouvelle vague et d’Hélas pour moi : « Comment représenter le temps d’un événement, d’un sentiment, d’une impression qui n’a jamais duré que le temps d’une fraction de seconde ? (…) Cette minuscule fraction de seconde, Godard a l’intuition qu’il lui faudra même éviter de la représenter, il faudra la faire revenir. » Cette nouvelle voie trouve sa forme la plus souveraine dans les Histoire(s) du cinéma. Dans le texte magnifique qui vient clore le livre, Bergala analyse comment le jeune Godard, le chantre Nouvelle Vague de « la vérité vingt-quatre fois par seconde », se mue peu à peu en dernier dépositaire de l’Histoire, celle du cinéma, celle du siècle. Et comment « ce mouvement d’anamnèse » se traduit par une évocation progressive de son propre passé de petit garçon au bord du lac. Là encore, quand le cinéma de Godard se fait de plus en plus intime à mesure que s’ouvre son champ historique, Bergala se montre à la juste hauteur de son sujet. Son livre restera comme l’essai le plus juste consacré au cinéaste de tous les essais. Nul mieux que Godard d’Alain Bergala (Cahiers du cinéma/Collection Essais), 256 pages, 140 f.
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