Peu importe le récit, il vaut mieux considérer le film comme une série d’instants discontinus et privilégiés où, par le truchement des personnages, on s’immerge dans l’univers bruissant des bois et des prés en été, où se constitue de loin en loin une véritable arche de Noé. Il y a là une sérénité panthéiste proche […]
Peu importe le récit, il vaut mieux considérer le film comme une série d’instants discontinus et privilégiés où, par le truchement des personnages, on s’immerge dans l’univers bruissant des bois et des prés en été, où se constitue de loin en loin une véritable arche de Noé. Il y a là une sérénité panthéiste proche de l’ataraxie préconisée par Lucrèce dans De natura rerum. En particulier dans la scène où Emin, après avoir parcouru en tous sens le village de Yenice, retrouve le calme infini de sa propriété, traverse les prés, baigne son visage dans l’eau claire, arpente son bois : le mouvement de la caméra au-dessus de sa tête chenue où les feuilles d’un chêne enluminées par le soleil forment une couronne naturelle, fait ressembler le vieil homme sagement extatique à un faune, une divinité grecque. L’évocation de cette dimension bucolique ne donne cependant qu’une idée parcellaire du principe du film qui, malgré une impression générale de fluidité, de poursuite naturelle du cours des choses, vise à traduire séparément la subjectivité de la vision des principaux personnages vivant chacun dans leur propre bulle émotionnelle. Tout est subordonné à leur perception. Mais en même temps ça n’est pas absolu. Il y a de subtils glissements dans la syntaxe filmique. Ceylan est un cinéaste qui franchit subtilement la frontière entre le réel et sa représentation.
Il arrive à Ceylan d’être formidablement précis dans sa manière d’exprimer la vision particulière d’un personnage. Ainsi le jeune Ali, écolier espiègle et buissonnier, dont la particularité est de se trimballer constamment avec un œuf dans la poche, suite à un pari idiot de sa tante, s’amuse à épier son oncle Emin en se cachant derrière une photo : le cinéaste ne se contente pas de traduire le point de vue binoculaire du garçon, mais les images distinctes que produisent chacun de ses yeux qu’il s’amuse à fermer alternativement. Comme je l’ai déjà dit, à chacun sa bulle. Celle d’Ali, obsédé par l’œuf qu’il doit garder intact pour qu’on lui offre une montre musicale, n’est pas la même que celle d’Emin, obnubilé par ses arbres, ni que celle de Muzaffer, préoccupé par son nébuleux projet de film. Et Ceylan excelle dans l’expression de ces idiosyncrasies, sans pratiquement les verbaliser.
La grande force du film, c’est que le cinéaste joue sur nos illusions de citadins candides, béatement émerveillés par le spectacle de la nature. Une espèce d’humour pince-sans-rire relativise sans cesse la pureté religieuse du film. Il en résulte une œuvre ironique, aussi distanciée que sincère, aussi idyllique que réaliste, aussi souple que ludique, qui nous offre de multiples niveaux de lecture. Ceylan conforte notre plaisir de spectateur, assoiffé de réel, mais également de jeu avec ce réel. Encore une fois, le salut du cinéma vient de l’Orient.
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