Jonas Mekas a élargi l’art documentaire en inventant le journal intime filmé. Figure majeure de l’avant-garde new-yorkaise, proche de Warhol, l’un des plus grands filmeurs américains est mort le 23 janvier à 96 ans.
“Ni tragédie, ni drame, ni suspense”, clamait la voix éternellement chantante de Jonas Mekas dans Walden, tourné entre 1964 et 1968. Cette leçon essentielle – de cinéma, de vie – paraît bien difficile à tenir alors que l’un des plus importants filmeurs américains de la moitié du XXe siècle vient de mourir à New York à l’âge de 96 ans, laissant derrière lui des milliers d’images comme autant de stases mémorielles, une vie d’activiste du cinéma et des amoureux.ses blessé.e.s de le savoir parti, alors qu’il continuait encore à voyager et à sourire sans relâche.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Le vieil homme au chapeau et à l’éternel verre de vin est mort chez lui à Brooklyn, même si la notion de home, sweet home était autant une joie qu’une douleur pour cet éternel exilé. Mais c’est bien là qu’il a cessé de respirer, dans la ville américaine de l’immigration et des artistes, celle qui l’avait accueilli en 1949 depuis sa Lituanie natale via l’Allemagne – après notamment un séjour en camp de prisonniers, dont il s’échappa avec son frère Adolfas – et qu’il a filmé comme personne d’autre.
Saisir des fragments de beauté
Les trottoirs, les rues, les fleurs, les lumières et les arbres de New York, ses saisons tranchées, tout cela a fourni la matière d’un émerveillement sans retour. Dès son arrivée à Williamsburg quatre ans après la guerre, Mekas est passé de l’écriture comme seule issue (il est l’auteur de recueils de poésies célèbres dans son pays) à la recherche compulsive de traces visuelles
quotidiennes. Avec ses premiers salaires d’ouvrier immigré, il achète une caméra Bolex pour documenter l’expérience des déplacés, la sienne donc, ce qui le mènera soixante-dix ans plus tard à faire la même chose pour la dernière fois, au même endroit ou presque, avec la même intensité. Entre-temps, Jonas Mekas aura eu le temps de mener plusieurs vies, toutes
dirigées vers un seul but : créer un espace de liberté en permanence renouvelé pour les gestes et les regards d’artistes, celles et ceux qui tentent de regarder le monde pour la première fois.
Avec sa Bolex, Mekas pouvait témoigner sans contraintes des montagnes de sa vie – on le crédite en tant qu’inventeur du journal filmé. Cette caméra permettait d’enregistrer quelques images ou plusieurs secondes à la suite, de provoquer ralentis ou accélérés en appuyant sur un mécanisme ultrasensible avec le doigt. L’œil et la main travaillaient ensemble, le montage se faisait en direct, chacun de ses films constituant un assemblage de séquences prises sur le vif et agglomérées par la musique et la voix off chantante de Mekas.
Et quels films, pièces majeures du cinéma mondial que peu de gens ont vus, juste des images que l’on voudrait toucher, que l’on voudrait habiter, enfouies sous la peau du réel pour en tirer la lumière. Entre autres titres voyageurs et mélancoliques, citons Walden (1969), Lost Lost Lost (1976), He Stands in the Desert Counting the Seconds of His Life (1986), ou encore le monumental As I was Moving Ahead Occasionaly I Saw Brief Glimpses of Beauty (2000) détaillant un programme vivifiant : “Alors que je marchais vers l’avant, j’aperçus à l’occasion de brefs fragments de beauté.”
Figure de proue du mouvement underground
Cette beauté, Mekas l’a vue sans hiérarchie dans les calanques de Cassis, sur des visages d’enfants, des pétales de cerisiers, des crottes de lapin sous la neige, le regard du grand cinéaste Carl Dreyer, les claquements du fouet de Gerard Malanga pendant un concert du Velvet Undergound, les mains de John Cage, les lunettes cerclées de John Lennon, un oiseau posé sur un banc, une trapéziste virevoltante, une vieille dame fatiguée. On associe justement Mekas aux folles années 1960 new-yorkaises, traversées par le mouvement Fluxus, le cinéma expérimental de Stan Brakhage ou Kenneth Anger, les luttes pacifistes et le pop art d’Andy Warhol, dont il fut proche au point tenir la caméra sur le mythique Empire en 1965.
Mekas a été l’un des principaux défenseurs de la visibilité du mouvement underground et de la contre-culture, créant une cinémathèque qui ne disait pas son nom, l’Anthology Film Archives et organisant des projections de films honnis et “anarchistes”. Avoir montré au public new-yorkais Un chant d’amour de Jean Genet et l’explosion queer Flaming Creatures de Jack Smith lui a valu deux passages par la case prison pour obscénité. Son activité parallèle de critique a ouvert les yeux de nombreux.ses américain.e.s : Mekas a cofondé la revue Film Culture en 1954 et tenu une chronique mythique dans le Village Voice pendant des décennies, où il défendait en direct ce qui lui semblait important, de Shirley Clarke à Godard, de Cocteau à Ophüls, de Sirk à Minnelli ou Cassavetes.
Entrer dans la galaxie Jonas Mekas, c’est ouvrir les yeux sur un monde qui était là, juste devant nous, et que l’on n’avait pas vu. Une œuvre fondée sur la mémoire mais collée au présent, au point de dessiner les contours de notre expérience contemporaines des images. La postérité reconnaîtra peut-être en lui l’homme qui a compris avant les autres la force du regard subjectif et instantané qui fleurit aujourd’hui sur YouTube et les réseaux. On y cherche parfois la poésie, mais lui savait toujours la trouver. En 1966, il écrivait ceci à propos de la pellicule 8 mm, tout aussi valable pour les portables tremblants : “Des films en 8 mm tournés par les gamins de Harlem qui tiennent non pas des pistolets mais des caméras – montrons-les dans nos cinémas, nos écrans domestiques, des films 8mm échappés en contrebande des prisons, des asiles de fous, partout, partout. Aucun endroit du monde ne devrait échapper à nos caméras (…) Montrons tout, tout… Aujourd’hui, nous pouvons le faire.”
A lire Movie Journal de Jonas Mekas (Marest éditeur)
A voir Les Œuvres majeures de Jonas Mekas (coffret, Ed. Re : voir)
{"type":"Banniere-Basse"}